
Pour repenser l’égalité
Auteur : Pierre Rosanvallon
L’égalité est, pour Pierre Rosanvallon, la clef de la mise en œuvre d’une démocratie intégrale, et il est urgent d’en reformuler une définition convenant au contexte actuel.
Le dernier ouvrage de Pierre Rosanvallon (2011) est un manifeste tout autant qu’une magistrale leçon d’histoire, d’économie et de philosophie politique. Ecarts croissants des revenus, concentration accrue des patrimoines, montée des nationalismes, des protectionnismes et de la xénophobie, tolérance implicite face aux inégalités, etc., la crise actuelle de l’égalité éveille chez l’historien, Professeur au Collège de France et fondateur de La République des idées, une inquiétude citoyenne : « La démocratie affirme sa vitalité comme régime au moment où elle dépérit comme forme de société. […] Le temps est venu du combat pour une démocratie intégrale, résultant de l’interpénétration des idéaux longtemps séparés du socialisme et de la démocratie ». Dans ce projet à la fois politique, sociétal et philosophique, la notion d’égalité est centrale, comme lors des Révolutions française et américaine à la fin du XVIIIe siècle. Pierre Rosanvallon propose de repenser nos « représentations du juste et de l’injuste » au fil d’un passionnant récit des évolutions de la notion d’égalité du XVIIIe siècle à nos jours.
Il retrace d’abord l’invention de l’égalité, avec le rejet des privilèges et des formes d’esclavage, fondant la démocratie comme une « société de semblables », égaux en liberté. Elle allait de pair avec l’économie de marché, devant détruire la société d’ordres, et avec la citoyenneté. Elle s’est donc rapportée « à une qualité du lien social beaucoup plus qu’à la définition d’une norme de distribution des richesses ». Au XIXe siècle, la révolution industrielle et l’avènement du capitalisme constituent une rupture considérable dans son histoire. Le mode de production bouleverse le monde de la production et de l’échange. La société est désormais « coupée en deux », entre travail et capital. Pierre Rosanvallon identifie quatre « tentatives de requalification de l’idéal égalitaire, pour en conjurer la dynamique ou en réinterpréter le sens ». L’idéologie libérale-conservatrice dilate à l’extrême la notion de responsabilité individuelle pour « réduire à l’état de peau de chagrin la dimension proprement sociale des inégalités » ;elle oppose la liberté à une égalité taxée de « partialité ». Le communisme utopique, critiquant l’individualisme et la concurrence atomisant la société, aboutit à une extinction du politique, de l’économique et du psychologique : pas de place pour la démocratie. Le national-protectionnisme lie égalité et identité, tandis que le racisme constituant pense l’égalité comme « une homogénéité excluante ». Ces « négations et redéfinitions perverses » de l’égalité ont pris fin au XXe siècle, « siècle de la redistribution », de la réduction spectaculaire des inégalités et de la généralisation en Europe du suffrage universel. Trois réformes ont été décisives : l’institution de l’impôt progressif sur le revenu, prônant la solidarité entre catégories sociales ; la mise en place d’un « Etat instituteur du social » corrigeant les inégalités et protégeant les gens contre les risques de l’existence ; la reconnaissance des syndicats et la régulation collective du travail. Avec l’Etat-providence, égalité rime avec solidarité. Dans cette rupture intellectuelle et politique, les deux guerres mondiales ont imposé l’idée d’une « dette sociale » et renforcé « le projet d’une égalité-redistribution inclusive en tant qu’élément central de l’esprit démocratique ».
Plus d’échanges entre les citoyens
Pourtant, dès les années 1980, les mutations du capitalisme, l’effondrement du communisme et l’estompement de la mémoire des épreuves collectives ont permis le retour du « marché-roi », des « pathologies de l’identité et du lien social », l’évidemment des institutions de solidarité et l’explosion des inégalités. « Au-delà d’une forme de répétition de l’histoire, c’est le cœur même de la fabrique des sociétés démocratiques qui est menacé dans des termes inédits ». Aujourd’hui, précise Pierre Rosanvallon, « c’est une page séculaire qui est en train de se tourner : celle d’une conception de la justice sociale fondée sur des mécanismes redistributifs » : les évolutions de la société vers « l’âge de l’individu » imposent de repenser le projet démocratique dans ce nouveau cadre conceptuel.
Il consacre la dernière partie du livre à formuler les grandes lignes d’une « ébauche » de ce que serait la « société des égaux » qu’il appelle de ses vœux. Sa réflexion s’appuie sur trois piliers. Il s’agit d’abord de bâtir une « société des singularités », qui ne soit basée ni sur un « universalisme abstrait » ni sur un « communautarisme identitaire » mais sur « une construction et une reconnaissance dynamiques des particularités ». Dans cette « démocratie de reconnaissance », les politiques sociales sont appréhendées comme des dispositifs de constitution du sujet – ce qui suppose de renforcer la notion de « droit procédural qui raisonne en termes d’équité de traitement ». D’autre part, il s’agit de prôner comme étalon des relations sociales la « réciprocité d’implication », « principe d’équilibre », sur le modèle de l’amitié. Ainsi, droits et devoirs ne sont plus seulement des normes abstraites mais acquièrent « une fonction d’institution du social », dont l’Etat est garant et ordonnateur. Cela permet aussi de dépasser le seul traitement ciblé de la pauvreté et d’envisager les échanges de façon plus large, pour répondre au « malaise des classes moyennes ». Enfin, grâce à la notion de « communalité », il s’agit de repenser la manière d’être des concitoyens, à l’heure du repli sur des appariements sélectifs, et de produire du commun, que ce soit par un vécu partagé, par l’accès à des informations et une culture commune ou par la fréquentation des espaces publics par tous.
C’est en fait une refonte globale de la pensée du collectif et de l’échange que propose Pierre Rosanvallon, suggérant, dans une langue fluide et accessible à tous, de retourner la question : plutôt que chercher à établir l’égalité, ne faudrait-il pas proposer « une inégalité d’équilibre comme idéal social, aucun individu ne se trouvant en situation irréversible ou psychologiquement destructrice de cumul d’inégalité » ? Tout simplement remarquable.
Kenza Sefrioui
La Société des égaux
Pierre Rosanvallon
Seuil, collection Les livres du nouveau monde, 432 p., 22,50 €
La ville poreuse
Auteur : Bernardo Secchi ET Paola Viganò
Dans cet ouvrage, présenté en quatre parties, les deux chercheurs ont pris au mot le philosophe ; ils ont fait de la porosité un outil d’analyse et de projet qui « traverse l’épaisseur de l’agglomération parisienne et qui interroge son futur ». La ville poreuse est une image qui construit des échanges entres différentes disciplines, acteurs et individu. Il s’agit en même temps d’un concept précis qui évoque la possibilité du mouvement et des flux ainsi que celui d’une image qui peut traverser plusieurs langages et paradigmes gardant une clarté suffisante pour alimenter d’autres images et d’autres concepts.
1. La métropole du 21 ème siècle.
L’ouvrage commence par une réflexion sur les principales caractéristiques de « la nouvelle question urbaine » et de la spécificité de la métropole parisienne par rapport à d’autres métropoles. Partant des similitudes qui subsistent entre différentes agglomérations, les auteurs atterrissent sur les particularités qui caractérisent l’évolution de chacune, et qui font la spécificité des solutions que devra apporter chaque métropole aux problèmes liés aux inégalités sociales, aux changements climatiques et aux problèmes de mobilités. Ils postulent ainsi que l’innovation et l’invention sur le terrain sont intrinsèques à la disposition de chaque métropole à réagir aux problèmes considérés prioritaires et à les mener de front.
2. La métropole des 21 ème siècles de l’après Kyoto : Scenarios.
La seconde partie de l’ouvrage est une illustration de quatre « scenarios » ou explorations dans un futur possible. Pour les auteurs, lorsqu’on agit dans « l’incertitude », la meilleurs stratégie de construction de l’avenir est de partir de l’élaboration de différents scenarios qui ouvrent une perspective, interrogeant le futur et évaluant les conséquences des politiques, actions et projets possibles.
Au préalable, le scenario 0 est constitué par les nombreux projets en cours et déjà engagés qui déterminent les trajectoires possibles et avec lesquelles toute idée doit cohabiter même si elle se révèle antagoniste
Les quatre autres scenarios étudient les possibilités d’atteindre dans la métropole Parisienne une situation 100% durable (scenario 1), les opportunités d’y vivre avec l’eau (scenario 2), d’y construire un système écologique fort à partir du dross[1] (scenario 3), d’y passer d’un système de transport en commun vertical et hiérarchisé à un système isotrope[2] et horizontal (scenario 4).
Ces scenarios permettent d’interpréter la métropole existante et d’imaginer celle à venir. Le Grand Paris comme une ville poreuse, perméable et isotrope, est une vision qui contraste fortement avec les processus en cour d’exclusion / inclusion et de formation d’enclaves ; elle permet d’atteindre les objectifs fixés par le protocole de Kyoto et les différents Grenelle de l’environnement[3] .
3. Un projet de ville poreuse.
Cette partie est une exploration concrète de ce que peut être une ville poreuse : une ville dense en lieux significatifs, qui donne de l’espace à l’eau et aux échanges biotiques, où la biodiversité se diffuse par percolation et les parcs rapprochent au lieu de séparer et qui se transforme par stratification en accueillant différentes idiorythmies. En d’autres termes, l’hypothèse avancée est que les principaux problèmes auxquels toutes les métropoles du 21ème siècle devront se confronter seront ceux des inégalités sociales, de l’énergie, de la gestion des eaux, de l’utilisation des zones résiduelles que chaque génération a laissé en héritage et, in fine, le besoin d’un nouveau système de mobilité qui puisse désenclaver le territoire.
Une nouvelle structure spatiale.
La dernière partie avance l’hypothèse que la ville poreuse ne peut être atteinte par la structure spatiale actuelle de la métropole, responsable en grande partie de ses maux. Cette hypothèse est confrontée à la réalité par l’étude d’une liaison écologique et métropolitaine entre Sceaux et la Seine, qui traverse les sites d’Orly Rungis et Seine Amont démontrant comment ces stratégies peuvent opérer dans le « réel ». Une approche radicale se dessine donc à la hauteur du « pari du Grand Paris », un défi que devra affronter toute grande métropole à l’avenir.
La substance de ce livre se veut faite d’hypothèses plutôt que de certitudes, hypothèses guidant à la formulation des politiques et des projets pour une métropole du 21ème siècle où il sera possible de « vivre ensemble » , elle soulève des problèmes liés à la gouvernance et aux contraintes que rencontre toute formulation de projet, où concertation et gouvernance deviennent souvent des négociations de contingents.
Certes, la question de la transposition de cette étude sur des cas particuliers se pose, mais face à une globalisation qui pénètre tous les recoins des sociétés et des territoires actuels, peut-on encore se cantonner à une défense jalouse voire injustifiée de nos spécificités ? En somme, pour des questions d’ordre social, économique, environnemental et spatial, sommes-nous si différents que cela ?
Par : Chennaoui Med Mehdi (Architecte-enseignant d’E.A.C)
[1] Dross : Espaces résiduels (carrières, sites d’usine, vieillissantes…)
[2] Isotrope : L'isotropie caractérise l’invariance des propriétés physiques d’un milieu en fonction de la direction. Le contraire de l’isotropie est l’anisotropie.
[3] Le Grenelle de l’environnement désigne le processus de concertation lancé en 2007 dont le but était de réunir divers représentants (membres du gouvernement, des associations professionnelles et des ONG d’orientations politiques diverses) pour définir ensemble une politique environnementale et de développement durable en France..
Les vraies raisons de l’embauche
Auteur : Jean-François Amadieu
Les pratiques de la fonction RH, son évolution, son utilité et ses dérives sont décortiquées dans ce livre aux traits très bien noirs!
Comment se décident les embauches ? De quoi dépendent réellement les salaires ? L’évaluation du personnel est-elle juste ? Pourquoi fait-on carrière ? Quelles sont les véritables raisons des réductions d’effectifs ?... C’est cette série de question qui ouvre le livre de Jean-François Amadieu, DRH, le livre noir. En y répondant, l’auteur spécialiste des relations sociales au travail, lève le voile sur des pratiques courantes discriminatoires qui passent souvent sous silence. « J’ai découvert une bizarrerie française, la question de la discrimination physique n’était pas prise au sérieux ». Pourtant, et même si cela paraît grossier et inadmissible, en Europe l’aspect vestimentaire ou physique est le premier critère de recrutement ! Mais au-delà de cette ségrégation à l’embauche « le sentiment de discrimination à cause de l’apparence ne se limite pas à l’embauche : les déroulements de carrière, l’évaluation, la détermination des salaires ou le licenciement n’obéissent pas non plus à une simple logique de compétences et de performances », poursuit le directeur de l’Observatoire des discriminations.
Alors que vous soyez noir ou blanc, gros ou mince, grand ou petit, vous n’aurez malheureusement pas les mêmes chances de trouver du travail à compétence égale. Le diktat du physique et l’éloge du jeunisme ont, d’ailleurs, donné lieu à de nouvelles pratiques : la chirurgie esthétique, le blanchiment de la peau, la lutte contre le vieillissement…et un nouveau business florissant. Quel est le prix de la beauté ? Se demande d’ailleurs et à juste titre le sociologue. La conclusion est que chaque patron l’évalue selon ses propres critères.
Ce livre n’est pas seulement un lourd plaidoyer des techniques d’embauche mais il agit comme une boite noire, révélant les dessous et le fonctionnement interne et inaccessible de l’embauche et de l’évolution des carrières. Parmi ses démonstrations : l’inefficacité des techniques de recrutement. Ce n’est qu’en 2000 avec l’arrivée du testing que l’on a pu démontrer le manque d’objectivité des techniques de tri des candidats. « Personne ne sait en France si les tests sont biaisés au détriment de certaines origines nationales ou en faveur de certaines catégories de la population », explique l’auteur.
Autre facteur important à l’embauche, le relationnel. Aux Etats-Unis, on considère que 15% des écarts de salaires sont dus au réseau d’amis ou de famille. « Etre un « protégé » comme disent les Anglo-Saxons, procure des bénéfices tel meilleur salaire, un succès de carrière et une plus grande satisfaction au travail. Cela va du plus petit employé jusqu’au top management. En France, par exemple, les salaires des patrons dépendent aussi du réseau dont ils disposent au niveau du conseil d’administration.
La littérature du management est aussi riche d’expressions telles : promotion canapé ou encore harcèlement sexuel. Dans un cas comme dans l’autre, ces pratiques passent sous silence et sont bien plus courantes que ce que l’on pense. Selon les sondages 60% des femmes affirment avoir été victimes d’avances répétées malgré leurs refus et 12% de ces avances sont suivies de chantage !
Le besoin d’un véritable code de déontologie se ressent aujourd’hui malgré tous les gardes-fous qu’on a essayé de mettre.
La religion, cet autre obstacle à l’embauche
Lorsqu’on s’appelle Khadidja mieux vaut de se présenter au Secours islamique qu’au Secours catholique, car c’est Marie qui aura le poste. Ceci est le résultat d’un testing établi en France sur envoi de CV. La discrimination à l’embauche basée sur la logique d’appartenance religieuse est une pratique très ancienne qui n’a pas disparue et qui n’est pas prête de disparaître.
Jean-Jacques Hénaff Patron des célèbres Pâtés Hénaff témoigne : « Je suis de religion catholique, j’ai eu une formation dans une école catholique, j’ai fait partie longtemps des entrepreneurs et dirigeants chrétiens (EDC) et mon père était au Centre français du patronat chrétien (CFPC)…on arrive à connaître des personnes, dans le milieu professionnel, que l’on sait partager les mêmes valeurs ».
Tout cela pour répondre à cette question que nous nous posons tous les jours : Sommes-nous recrutés pour les bonnes raisons ? Selon ce que nous avons à offrir en matière de compétences ?
Nous savons tous que le monde du travail est loin d’être juste. Il ne repose pas toujours sur les qualifications, en tout cas, pas seulement ou pas toujours.
Dans un tout autre chapitre intitulé ironiquement : " Les DRH font de la figuration, les financiers décident", Jean-François Amadieu arrive aux licenciements. Ce que dévoile une étude publiée par Les Annales des mines c’est la forte corrélation entre l’évolution du résultat et les réductions d’effectifs. « Les licenciements économiques ont lieu en certaines périodes de l’année : un pic est observable en juillet et un autre en janvier. Ces deux périodes correspondent en fait à la présentation des budgets en décembre et à leur révision en mi-année », conclut-il. Chaque décroissance induit une baisse des effectifs. Telle est la loi effective du marché du travail et non pas la compétence ou la productivité de l’employé.
Autre chose prévient Amadieu : les systèmes des évaluations demeurent flous. En 2011, ceux d’Airbus ont été jugés non conformes aux exigences légales. Ils semblent, en effet, très ambiguës. « Le problème que posait cette grille d’évaluation est que le salarié qui est parfaitement performant en atteignant ses objectifs peut être évalué comme non performant ». Et le cas d’Airbus n’est pas isolé. Les employés sont souvent évalués selon des systèmes opaques.
Au final, a-t-on le salaire ou le poste que l’on mérite ? Rien n’est moins sûr !
On devrait se regarder longtemps devant un miroir, à questionner notre tenue vestimentaire, notre âge, notre religion, la couleur de notre peau avant d’évaluer….nos compétences.
Par : Amira Géhanne Khalfallah
Le cas Facebook : Comment l’idée d’un étudiant d’Harvard a révolutionné le rapport au Web.
Auteur : Ekaterina Walter
C’est effectivement une réussite fulgurante. A 19 ans, le tenace Mark Zuckerberg, étudiant en informatique et en psychologie, voulait « créer un monde plus ouvert et plus interconnecté » et « transposer nos modes de communication « hors ligne » dans le monde des interactions en ligne alors en pleine explosion ». Ayant remarqué que ses camarades étaient très « attachés à leur statut social », il avait lancé un premier site, Facemash, qui lui avait attiré les foudres de l’Université pour usage inapproprié et illicite de données personnelles mais avait été un vif succès. Le 4 février 2004, il lance Facebook sur le campus, en garantissant le caractère volontaire des inscriptions et des partages. 6 000 utilisateurs en trois semaines. Un million huit mois après ouverture à d’autres universités. Douze millions en septembre 2006 lors de l’ouverture à tous. Deux cents millions trois ans plus tard. Plus d’un milliard, soit un septième de la population mondiale en septembre 2012. « Si Facebook était un pays, ce serait le troisième du monde, derrière la Chine et l’Inde », avec ses 75 langues, ses 751 millions d’utilisateurs par mois depuis des périphériques mobiles, son milliard de contenus partagés depuis une application Open Graph. Une minute du temps passé en ligne sur sept l’est sur Facebook. Pour son fondateur (désigné comme une des personnes les plus influentes du monde dans le Time de juillet 2008 avant d’y être élu en 2010 personnalité de l’année), c’est « le mécanisme de distribution le plus puissant jamais créé dans une génération ». Il « a créé une addiction douce aux connections 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, et aux flux d’informations » et a transformé en profondeur le rapport au Web. Celui-ci, de plus en plus développé « autour des personnes » et non du contenu, doit désormais être le lieu d’un « dialogue bilatéral et non un mode de diffusion à sens unique ». A la fois réseau social et canal de diffusion, Facebook sert même de système d’identification, et 48 % des utilisateurs se connectent par son biais à des sites tiers. D’où une valorisation grimpant en flèche. En recevant son premier gros investissement en 2005 (12,7 millions de dollars de la société de capital-risque Accel Partners), Facebook a été évalué à 98 millions de dollars (contre 75 pour Google au même stade). En mai 2012, Facebook a été la plus grande introduction boursière aux Etats-Unis, après General Motors et Visa, levant 16 milliards et étant valorisée à 104 milliards de dollars.
Livre promotionnel
Cette réussite arracherait presque des larmes d’émotion à Ekaterina Walter, responsable de l’innovation sociale chez Intel, experte en marketing et réseaux sociaux et collaboratrice du Huffington Post, qui s’émeut des hauts faits rendus possibles par Facebook : don de rein à une petite fille malade, retrouvailles de familles ou de couples, etc. Mais de là à affirmer qu’on tire une « méthode » de cette histoire… Ekarterina Walter, prétendant nous apprendre à « Penser comme Zuck », comme l’indique le titre de l’édition américaine, trouve normal que ses amis, « de vrais croyants », aient abandonné leurs études universitaires pour aider « Zuck » dans sa « mission ». Pas un mot sur les difficultés de l’introduction en bourse, qui ont fait perdre à Facebook 8,1 milliards de dollars. Et elle survend largement sa capacité à révéler les « secrets de fabrique » de Mark Zuckerberg. En fait de méthode, elle se limite à seriner cinq poncifs, où la rhétorique a la part belle. Les clefs de la réussite, selon elle, sont les 5 P : Passion, Propos, Personnes, Produits et Partenariats. Et d’enfoncer doctement des portes grandes ouvertes : « La passion alimente la persévérance – c’est l’un des principaux ingrédients du succès », ou encore « Passion + Action = Résultats ». En fait, le cas de Facebook est un prétexte à un cours de management plus ou moins réussi, car saturé de storytelling : Ekaterina Walter ne s’attarde pas sur le respect de la confidentialité des données, ni sur les tendances à l’hégémonie promues par l’interface de programmation Open Graph. Elle se contente de s’émerveiller de la façon dont ces algorithmes ont cessé d’être « cool » et sont devenus un élément de la vie ordinaire.
L’intérêt de ce livre ne tient pas à son apport théorique mais à la relecture détaillée des choix stratégiques faits par Mark Zuckerberg, comparés à d’autres exemples concrets tirés de Zappos, Threadless, XPLANE, TOMS’, et même Dyson, réussissant son aspirateur au 5127e essai… D’abord, le caractère permanent de la recherche et des innovations. Une équipe entière est dédiée à la croissance. On a du mal aujourd’hui à imaginer Facebook sans son Mur et ses groupes lancés en septembre 2004, sans l’identification sur les photos en 2005, sans le fil d’actualité (2006), sans le bouton J’aime (2010) et son Journal (2011)… D’un simple réseau social, Facebook est devenu une plateforme, créant un « ensemble d’opportunités économiques en autorisant des tierces parties à développer des extensions intéressantes par rapport à la manière dont les personnes et les entreprises interagissent en ligne ». Ce choix le consacre comme leader : « Une fois que vous avez construit un écosystème autour de votre service, il devient difficile de vous concurrencer » : grâce à l’API (Application Programming Interface), les sociétés partenaires génèrent ensemble en 2010, 835 millions de dollars, presque autant que Facebook lui-même. Ekaterina Walter rappelle que la réussite d’un projet tient moins à l’originalité de son contenu (les réseaux sociaux existaient déjà) que de sa mise en forme (un « graphe social » basé sur des identités cohérentes et connues des autres membres) et à la cohérence de son propos dans le temps. Et de citer son mentor : « Nous n’avons fait que 1 % du voyage ». Pour ancrer sa vision à long terme, Mark Zuckerberg, comme Jeff Bezos, le fondateur d’Amazon.com, a toujours fait en sorte de garder le contrôle sur sa société. Ekaterina Walter insiste aussi sur l’importance d’une culture d’entreprise donnant la possibilité aux « intrapreneurs » d’épanouir leur créativité : chez Facebook, c’est la « voie du Hacker », « discipline pragmatique et active » qui sert d’approche managériale et culturelle. L’auteure rappelle ensuite que, le succès étant « un sport d’équipe », cette culture doit être élaborée et vécue collectivement, d’où la nécessité de recruter les personnes qui ont l’attitude adéquate, car les compétences peuvent s’acquérir. Quelques développements sont consacrés à l’art du leadership, inspiré des qualités du colibri (sic), notamment pour son sens stratégique, ainsi que sur l’art des partenariats. L’auteure salue la complémentarité entre Mark Zuckerberg, incarnant l’imagination, et Sheryl Sandberg, directrice des opérations de Facebook, chargée de l’exécution. Autant de choix stratégiques intelligents, qui ont permis à Mark Zuckerberg d’être, à 29 ans, à la tête d’une fortune estimée par Forbes à 19 milliards de dollars.
Par : Kenza Sefrioui
La méthode Facebook : les 5 secrets de fabrique de Mark Zuckerberg
Ekaterina Walter, traduit en français pas Emmanuelle Burr
Editions First-Gründ, 240 p., 17 €
Si loin de la réalité
Auteur : Charles Saint-Prot, Frédéric Rouvillois
Pourquoi le Maroc est-il resté en marge des tourments des révolutions arabes ? C’est à cette question qu’a essayé de répondre une quinzaine d’universitaires, chercheurs en différentes disciplines, sous la houlette de Charles Saint-Prot et Frédéric Rouvillois. Pour parler de cette « exception marocaine », chacun y est allé de son argument, de sa théorie, cherchant souvent dans l’histoire, l’origine de cette stabilité. Les chercheurs nous renvoient jusqu’à la genèse du Royaume et les volontés réformatrices de Mohamed V et de son successeur feu Hassan II.
Mais parfois à force de s’éloigner dans le temps on en oubli le présent, la realpolitik d’aujourd’hui, la rue et ses revendications. C’est justement un des reproches qu’on pourrait faire à ce livre.
Selon les auteurs de cet ouvrage, ce qui semble différencier le Maroc des autres oligarchies arabes, c’est la monarchie alaouite, son histoire avec le peuple, sa stabilité économique, son statut avancé avec l’Europe, la position géopolitique du Maroc, son enracinement dans l’Afrique et le poids des confréries religieuses.
La religion, parlons-en ! Pour Charles Saint-Prot, « Les adeptes des confréries sont donc fort nombreux et leur influence est considérable dans la mesure où leur action constitue un facteur déterminant des grands équilibres du pays. Elles participent à l’encadrement spirituel, et parfois social». Toujours selon cette même étude, ce sont ces confréries, leur ancrage dans la société et leur message de paix qui continue de faire barrière à l’Islam politique au Maroc.
Au-delà de ce rempart religieux et de son rôle de modérateur dans la société, les chercheurs nous parlent de réformes profondes entamées au Maroc : séparation équilibrée des pouvoirs, de démocratie pluraliste et libérale, de démocratie citoyenne et participative …et oublient d’évoquer toutes les atteintes aux libertés. (Emprisonnement de rappeurs ou de bloggeurs pour ne citer que ceux là) et toute une frange marginalisée qui est bien loin de tout processus démocratique.
On tombe vite dans la caricature d’un pays idéal qui a su faire taire tous ses démons.
Frédéric Rouvillois, Professeur agrégé de droit public à l’Université Paris-Descartes et membre du Centre Maurice Hauriou, écrivain et politologue, explique quant à lui, dans une analyse- au départ pertinente -, que le consensus est plus une composante d’une monarchie que d’une république « Le consensus paraît plus aussi indispensable à une monarchie qu’à une république démocratique (…) dans une monarchie, le rapport entre pouvoir, consensus et légitimité est plus complexe, car la légitimité, du moins dans les monarchies modernes, n’est pas une légitimité à priori, dépendant de l’origine du pouvoir, mais une légitimité a postériori, liée, d’abord, à la capacité de réaliser le bien commun ». L’analyste fait, par contre, l’impasse sur les événements qui ont conduit au consensus et à la nouvelle constitution, minimisant jusqu’à réduire, les revendications de la rue et le rôle de la société civile. Quant aux réformes, on s’est contenté, dans ce livre, de les citer sans se soucier de leur application.
Théories et autres déceptions
Autre grande déception de ce livre, la contribution signée : Zeina El Tibi sous le titre généreusement ambitieux : L’évolution de la condition de la femme. La Présidente déléguée de l’Observatoire d’études géopolitiques, chercheur, essayiste et enseignante à l’Université ouverte de Catalogne, nous explique le saut extraordinaire du Maroc en matière d’égalités des droits. « La troisième étape a été le renforcement de la place des femmes en politique et dans les affaires publiques. Des progrès conséquents ont été effectués en matière de représentativité des femmes dans la sphère politique. Cette implication politique a été jugée indispensable pour donner corps à une égalité juridique … ». A moins que l’on vive sur une autre planète, il serait difficile de croire en ce vœu pieux !
Dans sa conclusion Zeina El Tibi n’hésite pas à parler de « l’amélioration constante du statut de la femme marocaine, tendant désormais vers l’égalité ». La chercheuse devrait peut être rentrer au Maroc pour vivre cette égalité au quotidien et voir à quel point les femmes sont présentes dans la vie politique du pays. La lecture de cette contribution rend perplexe. Un discours rompu à toute réalité à l’heure où une seule femme siège au gouvernement marocain.
Mais nous n’en sommes pas à un oubli près. La stabilité économique est aussi un des arguments qui étaye la théorie de l’exception marocaine. Selon l’économiste Henri-Louis Védie, la crise financière qui a démarré aux Etats Unis et qui s’est vite propagée dans toute l’Europe n’a pas pu traverser les frontières du Royaume. L’intégration limitée du système financier marocain dans le système financier global serait favorable à son économie. « La politique macro-économique du Maroc se caractérise bien par différents leviers, supports lui permettant d’être souvent à contre-courant de la situation nationale et internationale. C’est cela aussi l’exception marocaine. Et c’est ce qui fait de son économie une économie résiliente à la crise », conclut-il. En réalité, les investissements ainsi que le tourisme ont pris un sérieux coup de frein et les exportations ont baissé sensiblement à cause de la crise ! Dans son analyse, l’auteure fait également l’impasse sur les différentes fragilités économiques du pays : un Etat qui vit au-dessus de ses moyens, le taux de chômage qui se creuse, panne industrielle, une caisse de compensation épuisée, des finances publiques malmenées…
Au final, cet ouvrage qui coûte 190 DH censé nous éclairer et apporter des réponses à nos incompréhensions ne fait que les exacerber.
L’exception marocaine
Sous la direction de Charles Saint-Prot et Frédéric Rouvillois
282 p. 190 DH.
Par : Amira-Géhanne Khalfallah
Un prix Nobel au chevet de la crise
Auteur : Paul Krugman
Crise financière, économique. Parlons-en avec Paul Krugman, Prix Nobel d’économie. Mais parlons-en différemment. L’économiste nous en dresse le tableau et propose des solutions.
C’est une dissection de la crise économico-financière à laquelle nous convie, Paul Krugman dans son essai, Sortez-nous de cette crise maintenant ! L’autopsie d’un crime, où il explique les tenants et les aboutissants dans un langage simple et accessible.
La crise tout le monde en parle mais que sait-on finalement de ses mécanismes ? De son évolution ? En manipulant les mêmes chiffres auxquels on nous a habitués, Krugman explique que l’économie pourrait repartir dans le bon sens et nous propose une fine analyse de la situation ainsi que des solutions.
Mais tout d’abord, prenons le temps de nous poser les bonnes questions au lieu d’attendre des réponses toutes prêtes.
Pourquoi, à titre d’exemple, la récession se poursuit-elle en Europe tandis que que les Etats-Unis ont pu relancer leur économie ? L’auteur nous invite à nous interroger.
Pour comprendre ce qui s’est réellement passé, revenons au début de cette dépression économique qui a touché à la fois, l’Amérique et la zone euro.
Entre 2007 et 2010, ces deux puissances monétaires vivaient la même situation d’affaiblissement et notamment un taux de chômage assez élevé. Mais à partir de 2010, la situation aux Etats-Unis s’était sensiblement améliorée. L’Amérique s’est mise à créer des emplois tandis que l’Europe a continué à creuser son taux de chômage.
En 2012, le vieux continent est rentré officiellement en récession. Les taux de chômage en Grèce et en Espagne sont supérieurs à ceux que les Etats-Unis ont connus « au plus profond de la dépression », explique le prix Nobel d’économie.
La raison de cette flagrante différence revient à la doctrine austérienne qui a fait son chemin en Europe. Selon l’auteur, les mesures d’austérité n’ont réussi qu’une seule chose : détruire les emplois. Aux Etats-Unis, les partisans de l’austérité ont été freinés et c’est ce qui semble avoir sauvé leur économie même si elle n’est toujours pas au meilleur de sa forme. « On a fait de l’austérité sauvage la condition de l’accès à l’aide pour les pays en difficulté. Pour bien évaluer la chose, songez que si les Etats-Unis devaient appliquer des coupes budgétaires et des hausses d’impôts de l’ampleur de celles imposées à la Grèce, leur montant atteindrait environ 2,5 billions de dollars par an ». Un exemple qui donne une idée de l’ampleur du drame et de la difficulté pour ces pays de s’en sortir. La situation ne semble pas prête à changer malheureusement pour des pays comme la Grèce où la troïka : FMI, Banque centrale et Commission européennes continuent à conditionner les prêts d’urgence par les mesures d’austérité. Les déficits se creusent tout autant que la crise. Un cercle vicieux dont ces pays ont du mal à s’en sortir.
Mais la zone euro semble souffrir d’autres maux, qui sont plutôt d’ordre structurel : « L’Europe n’est pas un tout, c’est un assemblage de nations possédant chacune son propre budget (parce que l’intégration budgétaire est très faible) et son propre marché du travail (parce que la main-d’œuvre est peu mobile)- mais pas sa propre monnaie. Et c’est cela qui crée la crise », explique l’économiste qui n’hésite pas à étayer sa thèse en donnant en exemple l’éclatement de la bulle immobilière en Espagne et sa gestion dans la zone euro.
Alors, peut-on sauver l’Europe aujourd’hui ? L’auteur parle à la fois de « course au désastre » et de possibilités de changement. Jusqu’à maintenant, la zone euro demeure très menacée économiquement et profondément instable.
Pourtant, poursuit l’analyste, « La crise que nous vivons est totalement injustifiée », Il propose des solutions qui semblent évidentes et pourtant…
Le traitement
Une fois le diagnostic établi, l’auteur propose de soigner les blessures et les maladies dont souffrent les Etats en récession. L’économiste plaide pour une politique expansionniste, créatrice d’emploi. Et invite à discuter « du rôle de la politique monétaire, des implications de l’endettement des Etats ». Il questionne à ce propos le marché monétaire et nous rappelle que les coûts de l’emprunt sont très bas et que l’Amérique a eu bien raison d’emprunter. Il va encore plus loin en disant qu’elle « devrait emprunter davantage ».
Pour expliquer sa théorie, Krugman n’hésite pas à faire le comparatif avec la dépression de 1930. Il revient à la stratégie keynésienne et en fait un véritable cas d’école qu’il résume en : dépenser plus pour gagner plus. Une leçon de l’histoire qui nous apprend, entre autres, que remettre le secteur privé sur pied demeure un des préalables à cette remise en marche.
Revenons à l’euro. La monnaie unique semble être un des handicaps majeurs de l’Europe. Si l’auteur est un eurosceptique, il n’est pas non plus pessimiste. Selon lui, il n’est pas nécessaire de faire marche arrière et se débarrasser de la monnaie européenne pour s’en sortir, d’ailleurs cela risquerait de créer une autre crise de confiance. Il propose alors un plan de sauvetage pour l’euro. D’abord les Etats devraient trouver le moyen de garantir les liquidités nécessaires. (C’est ce qu’ont fait les Etats-Unis en empruntant dans leur propre monnaie).
Ensuite il faudrait que, « les pays excédentaires deviennent la source d’une forte demande pour les exportations des pays déficitaires », indique-t-il.
Au vu de l’état de l’Europe aujourd’hui, on voit bien que les politiques restrictives brutales n’apportent par leurs fruits.
L’Europe semble se tromper de chemin selon Krugman qui explique à titre d’exemple que le problème de la Grèce n’est pas dû à l’irresponsabilité budgétaire (comme on nous a toujours fait croire) et considère, à juste titre, que le remède ne devrait être une restriction budgétaire non plus.
Krugman termine sur une note d’espoir : Rien ne réussit mieux que la réussite.
Par : Amira Géhanne Khalfallah
Paul Krugman. Sortez-nous de cette crise…maintenant
Champ actuel. 283 pages. 88 DH.
« European Gate »
Auteur : Flore Vasseur
Le troisième roman de Flore Vasseur décrit les dérives de la finance internationale.
Toute ressemblance avec des personnes et des faits réels est parfaitement délibérée, pourrait écrire Flore Vasseur à propos de son troisième roman. Après Une fille dans la ville (2006) et Comment j’ai liquidé le siècle (2010), la journaliste et documentariste française poursuit son auscultation de la société contemporaine. Dans sa ligne de mire, en particulier, la manière dont la finance internationale façonne les comportements sociaux et politiques. Ou plutôt, comment elle les défait.
Sept amis, anciens d’HEC, sont les multiples facettes de cette génération « Just do it » nourrie aux marques, aux médias de masse et à Google. A quarante ans, ils réalisent que, d’accommodements en renoncements, ils sont passés à côté de leur vie, n’ont plus de vie privée et sont au bord de la folie. Sébastien, « seigneur de la com’ » chez Folman Pachs (vous avez bien lu Goldman Sachs) est fasciné par l’humanité « véritable » des Occupy Wall Street. Bertrand, ancien banquier puis conseiller à Bercy, « affiche l’illusion du pouvoir », « « gère les attentes », qu’il confond avec le réel » et ne cesse de temporiser : il incarne « l’ancien régime et sa noblesse d’Etat : un monde en train de s’effondrer ». Sa femme Clara, chef de rubrique à Bizness Day, journal racheté par un grand groupe industriel, réalise, au moment où elle est faite Chevalier de l’ordre des Arts et des Lettres, qu’elle est devenue « un animal domestique, dressé à l’exécution du code ». Alison, 167 de QI et mère au foyer, s’adonne au pole danse. Son époux, Jérémie, ancien banquier tombé parce que dans son équipe « un type avait détourné 200 millions d’euros en une semaine », a fait fortune grâce au tableur qu’il a construit pour analyser les subprimes et en prédire l’effondrement : « médecin de banque, spécialiste en actifs pourris », il est au chevet des banques et des Etats pour « tracer des liens de causalité, imaginer les effets domino, proposer des scénarios de sortie ». La caricaturale Vanessa, vice-présidente Corporate Affaires chez Public, un des plus grands groupes de communication, s’absorbe dans l’ambition et le cynisme. Enfin Antoine, le plus mystérieux et le plus romanesque de tous – et certainement pas le plus raté –, rescapé d’un grave accident, se partage entre sa moto, le poker et le hacking. Ce petit monde fonctionne en vase clos, de services en renvoi d’ascenseur, jusqu’au jour où Sébastien est retrouvé mort…
Asservir les peuples par la dette
Ce n’est ni pour son style, ni pour ce portrait d’une génération blasée et frustrée, que le roman de Flore Vasseur est captivant : c’est pour l’efficacité de ce thriller économique et politique basé sur une véritable enquête. Dès 1995, plusieurs pays européens ont trafiqué leurs chiffres pour accéder à l’euro, alors qu’ils ne remplissaient pas les drastiques critères. Pour ce faire, ils ont accepté des conditions totalement aliénantes. « La fin, « L’Europe-sans-la-guerre-grâce-à-l’union-monétaire » a justifié les moyens. Se confortant dans leur fantasme de toute puissance, finance internationale et personnel politique se sont aidés et protégés ». En modifiant (à peine) les noms, Flore Vasseur reconstitue les rouages de cette collusion aux conséquences humaines dramatiques, dont la crise grecque n’est qu’un des volets. « La finance n’est pas le mensonge. Elle l’a rendu possible. Par fascination pour les chiffres et de peur d’avoir précisément à rendre des comptes sur un projet qui ne résiste pas à la réalité, le politique lui a donné les rênes ». Le livre est un témoignage à charge contre les représentants de l’Etat, plus occupés de leurs carrières que de l’intérêt général, d’où leur perte de légitimité. « Les élus sont impuissants, résume Vanessa. Ceux qui gouvernent n’ont pas été élus. En trente ans, le pouvoir est passé des parlements aux salles des conseils d’administration. L’humanité est un produit marketing ou financier, le politique un paravent, rémunéré comme tel. Du petit personnel ». L’auteure met en scène les pleurnicheries de banquiers agitant au ministère français des Finances la menace d’une faillite et du chômage après avoir « siphonné le portefeuille des clients de l’activité de dépôt, sur plusieurs générations ». Elle décrit de façon glaçante la Pieuvre qu’est « Folman Pachs », cet « écosystème » dont les employés « se considèrent uniques » alors qu’ils « sont des clones » : « Ici tout est parfait mais tout est mort. C’est de l’eugénisme véritable ». D’autant plus glaçante qu’elle maîtrise tous les outils de pression et de surveillance physique ou virtuelle, et ne recule pas devant le crime.
Au fond, c’est la question de la démocratie et de la souveraineté des Etats et des peuples qui constitue la réflexion de fond de ce livre-réquisitoire. Il dénonce le fait que « grâce aux politiques et aux technocrates les conseillant, la finance est devenue une industrie et non un moyen de financer l’activité ». Il s’en prend aux contraintes de plus en plus délirantes de « l’orthodoxie monétaire et fiscale », à la décision de la Cour européenne de justice de classer secret défense les documents liant la Grèce à Goldman Sachs. Le livre présente de nombreux flashcodes (aussi en ligne sur http://florevasseur.com/ebo), qui font le lien « entre la fiction et la « réalité » », reconstituent une atmosphère musicale et cinématographique. Les études, articles de presse et vidéos appuient l’argument : les larmes de la ministre italienne du Travail annonçant une réduction des pensions de retraites, la Grèce à court de médicaments sauf pour ceux qui paient en liquide, Julian Assange au Chaos Computer Club, les travaux de l’économiste Gustavo Piga (Derivatives and Public Debt Management, 2001). Un livre utile pour qui veut comprendre les tenants et les aboutissants des grandes questions économiques actuelles, avec, en toile de fond, ce cri des manifestants : « Vous vouliez des esclaves. Vous aurez des rebelles ! »
Par : Kenza Sefrioui
En bande organisée
Florence Vasseur
Ed. des Equateurs, Littérature, 320 p., 19 €
Prolifération de l’informel
Auteur : BÉATRICE HIBOU
La bureaucratie néolibérale impose au public les normes du privé devient un nouvel espace de la pratique politique.
Avec l’évolution néolibérale du monde, de nouvelles formes de bureaucratie ont envahi la vie quotidienne. Béatrice Hibou, politologue au Centre d’études et de recherches internationales du CNRS, ouvre son livre par le récit d’une journée d’une infirmière. Exercer son métier, faire entendre ses doléances à un fournisseur de téléphonie, obtenir un travail etc., sont un parcours du combattant dans une jungle peuplée d’« éléphants de papier ». A chaque étape, des normes, des règles, des procédures, des formalités qui se répètent, nécessitent une énergie colossale et propagent un sentiment d’absurdité, quand ils ne sont pas source d’erreurs. La médecine, l’Université et la recherche, les avocats… sont noyés dans la communication et le marketing. D’où une perte de sens et des tensions, surtout pour ces domaines au service de l’intérêt général et régis par une déontologie propre. En avant-première d’un ouvrage collectif[1], Béatrice Hibou fait le bilan de ces développements liés au néolibéralisme et des recherches en cours.
Il s’agit d’une profonde mutation des relations de pouvoir et de domination, caractérisée par l’extension, à tous les domaines de la société, de la culture managériale et des normes du marché. En s’appuyant sur les travaux de Michel Foucault et de Max Weber, pour qui la bureaucratie, intimement liée à la rationalisation capitaliste, peut s’accommoder de « n’importe quel intérêt dominant [et] de toutes les formes de pouvoir », Béatrice Hibou identifie les rouages de cette nouvelle bureaucratie : reconfiguration de l’entreprise au profit des actionnaires, développement d’une économie de l’évaluation et d’une organisation en réseau via la sous-traitance et les partenariats, donc d’un mode de gouvernement à distance, et même construction d’un récit fictionnel lié à la mondialisation qui présente le financier comme l’anti-bureaucrate (alors que ses pratiques montrent le contraire). Au final, il s’agit d’une « étatisation privative », d’un brouillage des frontières entre public et privé et même d’un brouillage « de la signification même de ces deux notions ». On est loin de la suprématie accordée au secteur public « représentant l’intérêt général face aux intérêts privés » : « Au nom de l’unicité des logiques économiques et financières », le néolibéralisme les rend équivalents pour mieux délégitimiser l’Etat et imposer ses règles, « disparates mais principalement issues de pratiques autoproclamées savoir scientifique ».
Des normes et non du droit
Un processus tout sauf anodin : sous couvert « d’une pensée et d’une modalité d’action publique anhistoriques, asociales et apolitiques », il « casse l’indépendance des métiers et, ce faisant, des corps intermédiaires », s’oppose à « leur rôle spécifique dans la société, qui est bien souvent de jouer comme médiateur dans les conflits et les tensions, de proposer une indépendance de la pensée et du jugement, et parfois de proposer des alternatives ». Il n’est pas neutre en effet qu’un patient ou un citoyen soient désormais présentés comme des clients, ni que les services publics deviennent des « services au public » : cette managérialisation du politique – qui va de pair avec le désengagement de l’Etat de certains secteurs – permet de « faire « comme si » [des] procédures formelles pouvaient remplacer les processus démocratiques, les débats, le travail de médiation politique et sociale ». D’autant que ces procédures sont fixées selon des intérêts privés, selon les normes du marché et de la concurrence. L’obsession de l’accountability (fait de rendre compte et d’être responsable), avec des exigences si techniques qu’elles nécessitent des compétences particulières en plus de la maîtrise de son domaine, génère un véritable business. Une « réinvention de la planification sous de nouveaux atours » par le néolibéralisme, ironise Béatrice Hibou.
Ce phénomène est inquiétant par son opacité, voire son « ésotérisme ». Mais surtout parce qu’il est producteur d’indifférence politique et sociale, dont l’histoire du XXe siècle a montré les dérives totalitaristes et génocidaires. En mettant en avant la responsabilité individuelle dans le respect des normes, la bureaucratie néolibérale aboutit à un « défaussement de responsabilité en cas de problèmes », comme l’a montré l’affaire Kerviel. En prônant une « appréhension formalisée de la morale et l’usage de normes présentées comme « consensuelles » », elle tient à l’écart le droit : on diabolise des Etats, mais on laisse en paix des paradis fiscaux pour peu qu’ils aient adopté le « kit anti blanchiment ». Son processus d’abstraction rejette la complexité du monde et la singularité de la parole individuelle. Or, à individualiser les situations, on occulte les questions politiques. Enfin, le consensus de façade procède en fait par une surveillance permanente qu’Orwell n’aurait pas rejetée.
Malgré tous ces éléments, Béatrice Hibou n’est pas alarmiste. Elle observe dans cette bureaucratie néolibérale un nouveau « lieu d’énonciation du politique ». Cette phénoménale diffusion n’aurait pas eu lieu sans son acceptation sociale voire sans une demande, à l’heure d’Internet, des exigences de transparence et de normes de qualité. Il n’est pas possible de la réduire à une tentative de contrôle des populations par les gouvernants, car elle est transversale et pas univoque, car son ambiguïté même est source de souplesse et permet des logiques d’action hétérogènes et du jeu sur les procédures. Pour elle, c’est « un espace de la pratique politique » où la négociation devient la règle, au delà de la conformité formelle, et où même sa contestation produit de la bureaucratie. Il ne s’agit en rien d’un délitement du politique, mais de son redéploiement de façon multidimensionnelle et plastique. Néanmoins, les conflits d’influence se poursuivent et proposent moins une qualification de ce qui est légal et illégal au regard du droit qu’ils ne redéfinissent le licite et le tolérable au gré des luttes de pouvoir. Ce qui crée des ravages humains avec lesquels on ne peut pas jouer.
Par : Kenza Sefrioui
La bureaucratisation du monde à l’ère néolibérale
Béatrice Hibou
La Découverte, Cahiers libres, 224 p., 17 €
[1] La bureaucratisation néolibérale, collectif, ss. dir. Béatrice Hibou, La Découverte, juin 2013
Management des entreprises dans les pays du sud : 12 études de cas réelles du Maroc
Auteur : Taoufiq Benomar, Adib Bensalem, Ali El Quammah, Mohamed Nabil El Mabrouki, Gérard Hirigoyen, Caroline Minialai, Alexandra Mouaddine, Ali Serhrouchni, Hammad Sqalli, Yasmine Benamour, Driss Ksikes
Ce livre sur le management des entreprises analyse, à partir du Maroc, l’art de la gestion dans le contexte spécifique d’un pays du Sud.
Ce n’est pas simplement un outil, c’est un tour d’horizon d’aventures humaines que livrent, sous la direction de Caroline Minialai, les enseignants et chercheurs d’HEM et de son centre de recherche, le CESEM. « Ce livre de cas peut se lire comme une série d’aventures managériales ou de « Contes Modernes de l’Entreprise », avec leurs espérances déçues ou comblées, leurs mythes et leurs « success stories » », explique, en préface, Pierre Louis Dubois. Ce professeur et délégué général à la Fondation nationale pour la gestion des entreprises - France rappelle à juste titre combien « les logiques culturelles et territoriales sont au centre même du management des hommes et des entreprises ». Les douze entreprises sélectionnées par l’équipe permettent au lecteur, qu’il soit enseignant, étudiant, praticien ou futur entrepreneur, de se familiariser avec ceux qui animent le paysage économique et social du Maroc. On y retrouve des entreprises actives dans des domaines multiples : le conseil, avec Afrique Challenge, L’Afrique qui ose ! ; la distribution de livres avec Livremoi.ma ou alimentaire avec Label’Vie SA ; le prêt-à-porter avec Marwa ; la chaussure avec Benson Shoes ; l’exportation de produits agricoles avec SICOPA; la banque, avec BMCE Bank ; la vente de voitures, avec Toyota du Maroc ; l’enseignement supérieur privé, avec HEM ; les meubles en kit, avec Kitea ; le Groupe OCP. Le livre n’adopte pas, en effet, d’approche sectorielle, ni en fonction de la taille ou de l’ancienneté de l’entreprise, mais une approche technique sur les problématiques qui se posent à divers moments de la vie de ces entreprises.
La première partie est donc consacrée aux défis liés à la création de l’entreprise, avec ses besoins spécifiques en capital, avec aussi son ancrage dans un lieu, une culture, et avec le poids, ou la force, des liens familiaux. Elle aborde, expliquent en introduction Yasmine Benamour, administratrice de HEM et Driss Ksikes, directeur du CESEM, les « problématiques de lancement et de mise en branle de la machine, dans un secteur nouveau (librairie en ligne), dans une configuration nouvelle (la succession) voire dans un cadre plus large (le continent africain) ». La seconde partie s’intéresse à la phase de croissance, moment tout aussi stratégique que la phase de création, où il est question d’internationalisation, d’opérations de partenariat, de franchise voire de cession. Le livre se penche donc ici sur « la capacité des entreprises à mieux déployer leur marque (Label’Vie), mieux gérer leur franchise dans un contexte informel (Marwa), mieux mobiliser les nouveaux financements pour mieux vendre les vieux produits du terroir (SICOPA) ou encore passer de la production artisanale à l’export d’un produit industrialisé (Benson Shoes) ». Enfin, la troisième partie s’attache à des entreprises très ancrées dans le paysage économique et social marocain et confrontées « à des dilemmes plus spécifiques mettant en jeu la capacité des entreprises à mener le changement », des « dilemmes d’excellence » où il s’agit de gouvernance interne, d’entrée Responsabilité sociale de l’entreprise (RSE) comme à l’OCP, d’innovation en gestion des ressources humaines et « marketing social » comme à la BMCE, d’externalisation de la logistique (Toyota Maroc), d’implantation d’un nouveau système d’information (HEM) ou du management écologique (Kitea). Chacune des parties résume, en introduction, les points précis qui seront soulevés dans les études de cas.
Récits en situation
A partir de ces problématiques, chaque étude de cas est ensuite elle-même découpée en plusieurs parties, pour plus de clarté. Une brève introduction résume l’enjeu qui sera développé. Suit le récit, parfois présenté comme un dialogue entre plusieurs responsables de l’entreprise, de l’aventure entrepreneuriale ou du défi managérial, remis dans son contexte économique, social mais aussi humain. Ces récits insistent sur les questions que les responsables se posent, leurs hésitations, leurs contraintes d’ordre culturel et social. Certes, ce n’est pas là qu’on trouvera les analyses sociologiques et anthropologiques les plus fines – les « clés de compréhension » de la « culture africaine » (sic) allant chercher jusque dans la culture animiste une explication du rapport improvisé et imprécis au temps laissent songeurs –, mais on ne pourra qu’approuver le fait qu’imposer sans aménagements les modèles anglo-saxons de management est voué à l’échec. Ces récits évoquent aussi la ou les solution(s) envisagée(s) au défi, le choix qui est fait et ses résultats. Un encadré propose ensuite des thèmes de réflexions tirés du cas pratique, formulé sous forme de questions qui permettent de faire le bilan et de tirer les enseignements concrets. L’étude de cas est suivie d’annexes, qui le resituent dans son contexte social et économique, avec des coupures de presse, des analyses de tendance, des notes internes – la transparence à laquelle se prêtent les entreprises mérite d’être saluée. Enfin, une double page est dédiée aux « éléments de résolution et d’analyse », qui reprend la problématique, développe les axes de réflexion et d’analyse sous forme de synthèse théorique, en attirant parfois l’attention sur des points ou des conséquences non évoquées dans l’étude de cas, et bien sûr, propose une bibliographie pour aller plus loin.
Si des monographies d’entreprises marocaines ont été étudiées à HEM depuis 2007, ce livre est une première. Taoufiq Benomar, Adib Bensalem, Ali Elqammah, Mohamed Nabil El Mabrouki, Gérard Hirigoyen, Caroline Minialai, Alexandra Mouaddine, Ali Serhrouchni et Hammad Sqalli présentent un paysage parlant et stimulant du monde de l’entreprise au Maroc, qui éclaire les problématiques et les défis auxquels sont confrontés les pays du Sud. Un livre qui intéressera les autres pays du continent africain, confrontés à des situations similaires et « où le Maroc ambitionne de plus en plus de jouer un rôle de hub régional », il intéressera aussi les pays du pourtour méditerranéen « où l’apport de la rive Sud est parfois faiblement apprécié à sa juste valeur », ainsi que tous ceux qui ont besoin d’outils et de conseils pour apprendre à faire rayonner leurs talents.
Par : Kenza Sefrioui
Management des entreprises dans les pays du Sud – 12 études de cas réelles du Maroc
Collectif, ss. dir. Caroline Minialai
Editions EMS Management & Société, Collection Pratiques d’entreprises, 208 p., 19,50 € / 200 DH
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