La réflexion d’Orwell sur le concept de vérité interroge la possibilité de la liberté.
Auteur : James Conant
Non, en disant que le fondement du totalitarisme est qu’il sape le concept de vérité objective, Orwell n’ouvre pas une discussion métaphysique. C’est ce que répond, avec fermeté, le philosophe américain James Conant à son confrère Richard Rorty. Ce dernier, défenseur de la démocratie et tenant du pragmatisme – pensée selon laquelle la vérité n’existerait pas a priori mais se dévoilerait à travers l’expérience –, avait proposé, dans Contingence, ironie et solidarité (1989), une lecture de 1984 de Georges Orwell sur lequel il projette son refus du Réalisme, perçu comme une doctrine métaphysique. « Contresens », clame James Conant, spécialiste de la philosophie du langage et de l’éthique. Pour lui, non seulement Rorty passe à côté de ce que dit Orwell, mais son discours retrouve, sur plus d’un point, celui tenu, dans le roman, par le tortionnaire O’Brien, homme courtois et cultivé pour qui « il n’y a pas de réalité objective et tout est construit ». Au-delà de ce débat destiné à un public spécialiste, sinon très fortement motivé – les autres replongeront tout simplement dans Orwell –, c’est une question de fond que ce livre met en lumière : le lien essentiel entre vérité et liberté.
Pour Georges Orwell, être libéral, c’est avoir « une intelligence libre », être « libre d’aboutir à son propre jugement sur les faits », donc « concevoir la vérité comme quelque chose d’extérieur à soi, comme quelque chose qui est à découvrir, et non comme quelque chose que l’on peut fabriquer selon les besoins du moment ». Et le contraire de cette pensée, que James Conant appelle « libéralisme de la vérité », est le totalitarisme. 1984 a été lu comme une critique visionnaire du totalitarisme, notamment dans la Russie stalinienne. C’est en fait une réflexion plus large sur ce qu’est asservir un esprit. Pour Orwell, le plus effrayant dans le totalitarisme, c’est moins les atrocités qu’il commet que ses « implications intellectuelles » : le fait qu’il brise l’individu en détruisant « ses croyances fondamentales, celles où son identité est en jeu », en le détachant de la réalité et en rendant les atrocités perpétrées indétectables. 1984 se penche sur les « dispositifs intellectuels et psychologiques qui produisent une dislocation du sens de la réalité : la mutabilité du passé (les faits qui ont eu lieu disparaissent et sont remplacés par d’autres sans cesse réinventés), le novlangue (les concepts sont modifiés de façon à rendre impensables de nombreuses pensées sur le monde et sur soi), la « double pensée » (on ne survit que si l’on parvient à ne pas croire ce qu’on sait vrai et à croire que ce qu’on sait faux) ». En imaginant un monde où toute pensée exprime l’idéologie de la classe dominante, Orwell montre les dérives d’une philosophie appuyée sur le pouvoir et utilisée à des fins idéologiques. Pour lui, le totalitarisme use de stratégies pratiques et intellectuelles qui visent « l’abolition de la liberté de pensée jusqu’à un degré inconnu dans les époques antérieures », orientées vers « un contrôle total de la pensée, de l’action, et des sentiments humains ». Il ne s’agit plus seulement d’interdire l’expression ou la pensée mais de dicter ce qui doit être pensé. Le totalitarisme « entreprend de gouverner votre vie émotionnelle en établissant un code de comportement ». Il dévoie donc le rapport à la réalité, en en modifiant « les règles de bases qui nous sont familières pour l’application des concepts et la formation des croyances » et en imposant un système de pensée schizophrénique, puisqu’« il ne faut pas seulement ajuster continuellement ses croyances concernant la réalité ; il faut également être expert dans l’art d’oublier qu’on les ajuste continuellement ». Un système d’« auto-aveuglement » où les gens réussissent à se cacher à eux-mêmes que « la vérité continue d’exister, pour ainsi dire, derrière leur dos ».
Lutter contre la déshumanisation
Au-delà, c’est la possibilité même d’une vie intellectuelle commune, d’une vie humaine en société. Orwell articule trois concepts inséparables : liberté, communauté et vérité. Être libre d’établir par soi-même la vérité de certaines affirmations, c’est la condition de toutes les autres libertés. Sans elle, explique en avant-propos Jean-Jacques Rosat, le traducteur, « les autres conditions [d’une vie libre] (l’éducation et l’égalité, par exemple) s’effondrent ou se retournent en cause d’assujettissement ». Mais pour cela, il faut ne pas être « prisonnier de l’exigence exclusive d’établir un consensus », et il faut « un ensemble partagé de normes cohérentes » pour réguler les pratiques de la communauté. Si ces conditions sont détruites, on peut dire tout, « cela ne fera pratiquement aucune différence avec ce que dit n’importe qui », ces propos se dissolvant dans « un consensus parfait ». D’où l’uniformité de la société et l’enfermement de chacun dans ses propres convictions, et sa solitude.
Or, rappelle Conant, « une communauté de gens authentiquement libres n’est pas seulement celle qui a atteint un haut niveau de consensus de facto et qui s’y maintient, mais celle qui accueille favorablement tout robuste désaccord comme une incitation à perfectionner un ensemble partagé de normes pour trancher et régler les désaccords présents et futurs ». Aussi « la capacité à produire des énoncés vrais et la capacité à exercer sa liberté de pensée et d’action sont, pour Orwell, les deux faces d’une même pièce de monnaie » : c’est une tâche commune à la littérature et à la politique pour préserver ce qui fait l’humain. Pour construire et défendre la démocratie. 1984 doit beaucoup à l’observation qu’Orwell avait faite des intellectuels au moment de la guerre d’Espagne, et qui l’avait amené à chercher à « éclairer les conditions de possibilité culturelles, sociales et politiques d’un épanouissement de la justice et de la liberté ». A propos de son roman, Orwell confiait : « Je ne crois pas que le type de société que je décris arrivera nécessairement, mais je crois que quelque chose qui y ressemble pourrait arriver […] Ne permettez pas qu’il se réalise. Cela dépend de vous ».
Orwell ou le pouvoir de la vérité
James Conant, traduit de l’anglais et préfacé par Jean-Jacques Rosat
Agone, Banc d’essais, 188 p., 20 €
La Martingale algérienne, d’Abderrahmane Hadj-Nacer
Auteur : Abderrahmane Hadj-Nacer
« La Martingale algérienne, réflexions sur une crise » est le titre de l’essai d’Abderrahmane Hadj-Nacer, publié en juin 2011 à Alger. L’ouvrage est le premier essai de l’auteur, déjà à sa deuxième édition. Une version augmentée et préfacée par la merveilleuse plume du journaliste algérien Kamel Daoud qui écrit : « Les conclusions sont précises … et surtout à la fin on n’enterre pas le mort, on le réveille » ! Dans l’ensemble de l’ouvrage largement biographique, l’auteur, ex-gouverneur de la Banque centrale du temps du premier ministre Mouloud Hamrouche, apporte un récit très personnel, mettant tour à tour l’Algérie et son histoire dans le contexte mondial avec ses grandes mutations. Il ne se contente pas de faire un constat et d’apporter un témoignage, il procède à une analyse raffinée et propose aussi des solutions pour sortir de la crise.
A l’âge de 60 ans, il dit surtout ressentir une profonde frustration. « Collectivement, on est tellement hors du temps. C’est un échec collectif ». Scrutant l’intelligence des contextes et une lecture de l’histoire de ce qu’il appelle le Maghreb Central, l’auteur note que l’Etat post colonial « est un Etat qui n’est pas parti de repères faisant le lien avec notre histoire, notre sociologie et notre anthropologie et la nécessité d’un monde moderne».
Pour que les jeunes retrouvent l’histoire
Ce livre n’est pas le fruit des printemps arabes, Hadj-Nacer assure que son essai a été réalisé deux ans auparavant ; mais la seconde édition comprend un épilogue comprenant une lecture des événements de 2011. L’essai est né d’une quête personnelle de Hadj-Nacer et sa volonté de discuter avec des Algériens de 20-30-40 ans, ceux là mêmes qui n’ont pas connaissance de l’histoire de l’Algérie, laquelle ne leur a pas été enseignée et pour cause, ceux qui dirigent n’ayant pas de légitimité historique, ont peur d’en parler. Au fil de son ouvrage il développe quatre équations de base : pas de développement durable sans conscience de soi ; pas de gouvernance sans l’existence d’une élite nationale ; pas d’économie performante sans démocratie et pas de liberté sans un Etat fort.
Ce rapport privilégié avec l’histoire et la conscience de soi amène l’auteur à considérer que le système algérien est fait d’éternels recommencements d’erreurs qui s’approfondissent, parce qu’on ne tient pas compte de celles de nos ancêtres, ni de celles de la génération précédente. Hadj Nacer veut initier un débat avec les jeunes sur le changement. Un changement qui ne devra pas passer par la négation de ce qui a été fait jusque-là.
Il précise que ce qu’il dénonce n’est pas une affaire de personnes, le système est une logique à laquelle adhèrent des individus. Ce n’est pas X qui crée une logique d’adhésion autour de lui. C’est pour cela qu’il faut travailler sur la nature du système et non sur les individus.
Les élites sont un enjeu fondamental dans l’analyse de l’auteur. Un peuple vaut ce que valent ses élites quelle que soit la période, quel que soit le pays. Là aussi il relève l’anéantissement par le système des élites en parallèle avec mise en place de conditions de leur non régénération. Qu’a-t-on fait à l’élite algérienne ?, s’interroge- t- il. « La trahison des clercs existe». Certains ont trahi et fonctionné avec le système. Sur le plan statistique, ils représentent la part de lâcheté qui existe dans chaque groupe social. Il y a aussi les autres qui n’ont pas accepté cette offre de service. C’est presque normal. Le taux de gens capables de liberté et d’autonomie est toujours faible… Le jour où véritablement ça recommencera à fonctionner, où trouver les cadres ? L’effort de formation a été détruit, tous secteurs confondus constate–t-il. Il n’y a pas de relève. Il y a des diplômés mais pas de relève ! La capacité future de l’autonomie est grevée par la non-mise en place d’un système d’avenir.
Les dimensions culturelles sont omniprésentes dans cet ouvrage. En Algérie, l’arabe règne mais le français gouverne. Cette situation a été voulue dès l’indépendance par le nouveau régime. On a vendu une espèce de sous-culture arabophone en réduisant les capacités intellectuelles de la population. En outre, il faut le souligner, les élites francophones et arabophones, occupées à des oppositions factices, ont participé à la suppression de l’histoire et de la philosophie dans l’enseignement.
La rente pétrolière est également désignée comme un désavantage paradoxal. Il constate qu’à chaque augmentation des cours pétroliers, c’est l’immobilisme. Jusqu’en 1973, l’Algérie obéissait à une logique de développement. A partir de 1973, la logique rentière s’est installée. «A 15 dollars le baril, le pays se met au travail et engage des réformes. A 20 dollars, il ne fait plus d’effort».
La « désaccumulation » n’est pas un hasard
Le régime avait une possibilité d’évolution dans les années 1980 et 1990. La « désaccumulation » qui constitue une des caractéristiques de ce système ne l’a pas permis. Il relève aussi l’inexistence des outils susceptibles d’assurer une anticipation et une approche prospective. Le pouvoir a cassé tous les instruments d’analyse, de statistiques et de projections sur le futur. L’arbitrage aussi est un élément majeur pour assurer la performance d’un système, son déficit introduit un handicap majeur à l’autonomie de décision. L’auteur relève que ce déficit n’est pas propre au système actuel il a des origines historiques. Faisant une archéologie du pouvoir, il remonte à l’Etat rostoumide, kharidjite du Maghreb central, il revisite plusieurs moments de transition politique (l’émir abdelkader, Abbane Ramdane, Benbella, Boudiaf , Chadli...).
Il écrit: « La nature a horreur du vide. La disparition, depuis 1992, de toute tentative d’élaboration d’un processus d’arbitrage, a conduit à la délocalisation de la décision stratégique à l’extérieur du pays. Pendant que Carlyle décide qu’Orascom sera le détenteur de la licence de téléphonie mobile, l’arbitrage se résume au partage du reliquat de la rente ». Il y a ainsi des paradoxes très frustrants ; « Les ingénieurs algériens font fonctionner actuellement des groupes pétroliers et gaziers dans le Golfe comme au Qatar. Leurs places en Algérie sont prises par des étrangers. Sonatrach est obligée de sous-traiter tout ce qui est complexe. Sa dépendance est plus forte que par le passé. Cette situation reflète la peur envers une élite qui accumulerait et qui pourrait prendre le pouvoir remettant en cause certains statuts. Aussi met-on dehors cette élite algérienne la remplaçant par des étrangers lesquels prennent du pouvoir».
Pouvoir apparent et pouvoir réel, le grand décalage
Dans le domaine économique, on favorise les rentiers par rapport aux producteurs et l’informel au détriment du formel. La Banque centrale et le Dinar sont à l’image du pouvoir. L’informel est une convertibilité plus souple que le formel, mais arbitraire puisque soumis à la traque, au chantage et à la manipulation. Hadj Nacer ajoute que même «la main de l’étranger» est une des multiples «ruses» du régime pour fédérer les appuis autour de lui… Les constituantes de l’autorité et de la discipline qui accompagnent la légitimité d’un pouvoir font largement défaut. Ce sont là des indicateurs d’un Etat faible. Finalement la question et l’enjeu de l’auteur se présentent ainsi : comment les Algériens pourraient ils devenir des hommes libres plutôt que d’éternels rebelles ? Il écrit que : « notre échec est de n’avoir pas su mettre en place des institutions légitimes et durables » mais l’optimisme prend finalement le dessus, il rappelle les tendances lourdes de l’Algérie aujourd’hui et conclut : « Eau, Ressources matérielles, Ressources humaines et du bon sens, S’il est une martingale, c’est celle-là la gagnante ».
Sois mince et tais-toi !
Auteur : Mona Chollet
Elles avaient conquis chèrement leur indépendance économique et la maîtrise de leur fécondité. Les femmes font aujourd’hui face à un violent retour de bâton. « L’ordre social s’est reconstitué spontanément en construisant autour d’elles une prison immatérielle », relève Mona Chollet, journaliste au Monde diplomatique. Obsession de la minceur, frénésie de régimes, banalisation de la chirurgie esthétique… l’image de la féminité qui est matraquée par la culture populaire est terrifiante. D’abord parce qu’elle promeut « comme un fait de nature » un partage archaïque des rôles : à l’homme la rationalité et l’efficacité productrice, à la femme la sensualité et la frénésie consumériste. Mais surtout parce que « l’omniprésence de modèles inatteignables enferme nombre de femmes dans la haine d’elles-mêmes, dans des spirales ruineuses et destructrices où elles laissent une quantité d’énergie exorbitante ». Cette autodévalorisation permanente du corps, source d’anxiété voire de graves pathologies comme l’anorexie, condamne les femmes « à ne pas savoir exister autrement que par la séduction », les enferme « dans un état de subordination permanente », et les empêche de travailler à la conquête d’autres avancées dans la lutte contre les violences, les inégalités au travail, etc.
Mona Chollet n’appuie pas seulement sa démonstration sur des enquêtes sociologiques ou des témoignages, comme ceux, poignants, du mannequin anorexique Portia de Rossi. Elle analyse la culture féminine populaire, véhiculée par les séries télévisées, les blogs et la presse féminine – vecteur elle-même de discours publicitaires. Leur efficacité repose sur la « relation affective, ludique, aux représentations qu’ils proposent », insiste-t-elle. La presse féminine est la seule « à prendre au sérieux une certaine culture féminine », celle qui s’est forgé ses codes, au fil des siècles, comme dans tous les groupes dominés (prolétariat, esclaves). Mais surtout, la collusion entre les industries de la mode, de la publicité, des médias et du divertissement leur donne des « moyens de persuasion clandestine » redoutables (« puissance de feu économique, habileté culturelle et multiplicité des relais »). L’heure est à l’envahissement de tous les domaines de la vie par une logique consumériste. Or le besoin légitime d’évasion après le temps de participation sociale n’est pris en charge que par cette culture de masse, qui y apporte une seule réponse : l’injonction d’acheter. Mona Chollet souligne le cynisme de cette machine qui, en période de crise économique et de dureté des relations sociales – dureté qui touche d’abord les femmes, plus exposées au temps partiel subi, aux représailles suivant les grossesses, au chômage et à la précarité –, propose un repli sur la sphère privée, repli totalement irréaliste qui « nie purement et simplement le monde commun ». Ce discours n’apprend pas aux femmes comment faire face aux violences de l’époque, mais comment s’y soumettre, en contournant avec perversité leur intelligence et en jouant sur des peurs profondes (ne pas ou plus être aimée, vieillir, ne pas correspondre aux attentes extérieures). Il est une négation de la subjectivité féminine et des différentes manières d’être femme.
Bras d’honneur aux femmes
« L’inégalité des rôles esthétiques entre hommes et femmes » dans la société, rarement évoqué, a de graves conséquences. « Les hommes peuvent espérer qu’on rende hommage à leur physique avenant sans pour autant qu’on les oblitère en tant que personnes, ce à quoi une femme s’expose constamment », note Mona Chollet. Les femmes, elles, font face à une tyrannie de l’apparence et doivent se conformer à des clichés aussi mièvres qu’acrobatiques : être active et séductrice (au prix d’emplois du temps infernaux), être mince tout en incarnant l’idéal maternel… D’autant qu’elles se sont aventurées sur des terrains jusqu’alors réservés aux hommes : « elles semblent devoir compenser le déséquilibre ainsi créé en restreignant la place que leur corps occupe dans l’espace ». La fixation sur la minceur des femmes n’est pas une obsession de la beauté mais de « l’obéissance féminine ». Les suicides de mannequins usées et abusées par un monde inhumain, les décès liés à la chirurgie esthétique, pour laquelle les femmes s’endettent ? On en parle très peu. Peu de voix s’élèvent contre cette vision du corps féminin comme un amas de morceaux isolés, dont l’examen, sous une lumière crue et permanente, prescrit la réfection à prix d’or. Or, remarque l’auteure, « si les femmes se laissaient moins facilement persuader de leur indignité physique, le marché de la chirurgie esthétique, aujourd’hui en croissance exponentielle, s’effondrerait, et les médecins retourneraient soigner « les oreillons et les hémorroïdes, maladies que la publicité est impuissante à exacerber » ». Et de citer Fatema Mernissi, qui, ne trouvant pas de vêtement à sa taille dans un magasin aux Etats-Unis, rétorque à la vendeuse qu’il serait préférable d’adapter les habits aux femmes, et non les femmes aux habits.
Cette récupération commerciale du souci de l’apparence est le vecteur d’un véritable « racisme social ». « Ce souci exclusif de ses loisirs, de son bien-être et de son plaisir revêt une nette dimension de classe. Il constitue un bras d’honneur plus ou moins franc adressé à la plèbe par une élite privilégiée qui évolue dans un monde à part, une bulle luxueuse, et qui ne veut rien savoir du cloaque où grouille la populace ». Une élite de people, qui malgré son népotisme et son culte de la lignée, suscite respect et envie. Mona Chollet déplore cette image d’un « monde résigné, qui a fait son deuil des espoirs de progrès social. Un monde qui se perd dans la contemplation rêveuse des bien-nés, n’ambitionnant plus rien d’autre que de parvenir à imiter leur mode de vie en reproduisant leurs habitudes de consommation ». Au racisme social, s’ajoute le racisme tout court : malgré les proclamations du goût pour le métissage, la mondialisation s’avère une nouvelle vague d’impérialisme. Face aux couvertures de magazines peuplées de figures blanches et blondes, « on peine à trouver quelque part une démonstration convaincante de ce multilatéralisme » : ces industries ont une « force d’eugénisme banalisé ». A nous de refuser cette injonction à être une « femme-objet », pour être, tout simplement.
Beauté fatale, les nouveaux visages d’une aliénation féminine
Zones, 240 p., 18 €
L’esprit des Lumières
Auteur : Georges Corm
Le dernier livre de Georges Corm est un plaidoyer pour la laïcité, seule à même de mettre fin aux conflits mondiaux et d’instaurer une véritable citoyenneté.
C’est un livre courageux que vient de publier Georges Corm. En regroupant ses conférences, études et articles, l’historien et juriste libanais entend « déconstruire les contentieux, imaginaires ou réels », sous-tendus par la thèse du conflit des civilisations et du retour du religieux. Thèse qu’il juge « débilitante » et destinée à occulter les véritables problématiques. Le retour du religieux ? « faux diagnostic » : vu le besoin universel de transcendance, le religieux n’a jamais disparu. Et « aucune renaissance de la théologie ne se manifeste véritablement dans les grandes religions instituées », note l’auteur. Le soi-disant retour du religieux n’est rien moins qu’une idéologie au service des « intérêts géopolitiques de certains Etats et de leur prétention à incarner ou défendre dans l’ordre international des valeurs et idéaux de nature religieuse ». Au service de ce qui, en d’autres temps, aurait été dénoncé comme des guerres injustes menées par l’impérialisme ou le néocolonialisme. Car cette idéologie, qui fonctionne sur une essentialisation des différences, gomme l’analyse multifactorielle des causes (démographiques, géographiques, économiques, politiques, historiques, idéologiques et culturelles) des conflits. Elle propose une « vision binaire entre « bons » et « méchants » », dans la plus pure tradition d’écriture des histoires coloniales entre le XVIe et le XXe siècle. En refusant de prendre en compte l’histoire, elle « facilite la « barbarisation » d’un adversaire », produit des récits « aberrants » sur le Liban, l’Irak ou la Yougoslavie, elle fait proliférer la « pensée magique » qui s’exprime dans les théories du complot. Il s’agit ainsi de faire oublier que les conflits sont la conséquence des déstructurations causées par la période coloniale, de la création d’Etats atypiques comme Israël, le Pakistan ou l’Arabie Saoudite, et surtout des politiques impérialistes, notamment celle des Etats-Unis, « qui décrédibilise la notion même de droit et de démocratie » par la manipulation des règles du droit international et leur application à géométrie variable.
Il s’agit là d’une véritable réaction, d’un « retour en force des idéologies d’autorité » dans la droite ligne des guerres de religion qui avaient ensanglanté l’Europe. C’est le conflit de longue date entre les progressistes, démocrates inspirés par le patrimoine des Lumières et de la Révolution française et « croyant dans la possibilité de parvenir à une morale de nature universelle », et les traditionnalistes, « partisans des anti-Lumières et de la société de hiérarchie et d’autorité non démocratique ». Aujourd’hui, aux valeurs émancipatrices, s’oppose un néolibéralisme qui « favorise la reconstitution des différences, des classes et des castes, la fabrication de privilèges que le plus souvent aucun mérite réel ne justifie ».
Bien comprendre la laïcité
Georges Corm, lui, choisit sans hésiter l’héritage des Lumières et son pilier, la laïcité. Il prend nettement position en faveur de la conception républicaine française de cette notion, qui ne saurait être réduite à l’anticléricalisme : la laïcité, c’est à la fois « l’affirmation de l’humanisme comme principe régulateur des sociétés et source d’éthique et de morale », l’épanouissement du citoyen et de la société par la séparation entre l’espace public et l’espace privé et « la recherche du bien commun à l’intérieur des sociétés et entre les sociétés ». C’est l’égalité entre les citoyens. Georges Corm déplore l’influence grandissante, au détriment de la laïcité, du multiculturalisme et de la sécularisation, conceptions anglo-saxonnes basées sur le droit à la différence. Et d’expliquer « la différence qui sépare un régime de sécularisation de la religion d’un régime laïque » : « Dans le premier, identité et valeurs religieuses sont au centre de la vie publique, la religion ou les origines ethniques peuvent être directement investies dans les débats ou dans la compétition politique ; dans le second, religion et origines ethniques sont restreintes au domaine privé des citoyens. Dans le premier cas, les communautarismes de toute sorte et leurs groupes de pression sont encouragés à s’exprimer dans l’espace public ; dans le second, ils sont considérés comme une entrave grave au fonctionnement de la citoyenneté et de l’esprit républicain ». A la vie citoyenne s’oppose donc « une agglomération de ghettos particularistes ». La laïcité, qui a rayonné dans le monde, a été affaiblie par la France elle-même qui n’en a pas fait « un produit d’exportation » et a pratiqué la division (décret Crémieux en Algérie, Dahir berbère au Maroc) dans son empire colonial. Mais, rappelle l’auteur, elle a imprégné le mouvement des Non-Alignés, dont « le discours était centré sur des problèmes de juste répartition des richesses entre pays industrialisés et pays en développement, du droit à la souveraineté des Etats sur leurs richesses naturelles, sur le juste prix des matières premières et autres sujets profanes ne faisant appel qu’aux principes universels de justice ». Dans le nationalisme arabe aussi, « la religion, sans être niée, ne constitue pas l’élément central de l’identité sociale et nationale arabe ». Mais les gouvernements des sociétés musulmanes, gangrenées par la corruption et le souci « d’étouffer les formes libres et critiques de la pensée », et travaillées par les « surenchères religieuses des oppositions pacifiques ou violentes que pratiquent les divers mouvements fondamentalistes », ont encouragé un usage placebo de la religion, à la fois en prônant des « conceptions rigides et littéralistes » des textes et une pratique « d’apparat ». Il est donc urgent, conclut Georges Corm, de « refuser cette démission de l’esprit critique et cet abus de religion qui corrompt à la fois la religion et le pouvoir qui l’instrumentalise », de séparer enjeux profanes et fait religieux, et de restaurer « la liberté totale d’exégèse du texte sacré » qui avait existé aux siècles d’or de l’Islam, pour mettre fin aux conflits injustes et à la manipulation des mémoires et des identités, et instaurer une véritable pratique démocratique.
Pour une lecture profane des conflits, sur le « retour du religieux » dans les conflits contemporains du Moyen-Orient
La Découverte, Cahiers libres, 276 p., 19,50 €
Au-delà des Panthéons
Auteur : Howard Zinn
L’autobiographie de Howard Zinn, historien et militant, est un acte de confiance dans la capacité de l’être humain à résister à toutes formes d’oppression.
L’impossible neutralité est la substantifique moelle de ce que la vie à appris à Howard Zinn (1922-2010). L’historien s’y dévoile au fil de ses prises de conscience et de ses engagements militants, notamment pour les droits civiques et contre la guerre au Vietnam. Ce n’est qu’à la fin qu’il aborde des aspects plus intimes : son enfance pauvre à Brooklyn, ses amitiés communistes, son travail dans un chantier naval – où il ouvre les yeux sur la ségrégation raciale et l’exclusion des Noirs du syndicat –, ses études grâce au GI Bill, permettant aux anciens combattants d’avoir un salaire… Le titre original de ce livre (paru en 1994 en anglais et traduit en 2006 en français), You can’t be neutral on a moving train (on ne peut pas rester neutre dans un train en marche), résume sa philosophie : un questionnement des ordres établis pour remettre en cause « toute politique d’intimidation : celle des grandes nations sur les plus faibles, des Etats sur les citoyens, des employeurs sur les employés, ou de quiconque – qu’il soit de gauche ou de droite – qui penserait détenir le monopole de la vérité ». D’où sa méthode, un aller-retour entre enseignement et militantisme.
Howard Zinn était un intellectuel engagé au côté des faibles et des dominés, qui n’a pas hésité à prendre des risques (perdre son travail et connaître la prison) pour les causes qu’il défendait. Ses enseignements, il les tire des faits précis dont il témoigne. Professeur au Spelman College, université noire à Atlanta, il accompagne les premiers actes de résistance à la ségrégation raciale, au tout début du mouvement pour les droits civiques. Il raconte la force symbolique que représente l’acte d’aller à la bibliothèque pour demander la Déclaration d’Indépendance et la Constitution, d’occuper des cafétérias, de faire la queue pour s’inscrire sur les listes électorales… « L’histoire des mouvements sociaux se focalise trop souvent sur les grands événements, les moments clés », conclut-il. « Ce qu’il y manque, ce sont les innombrables petites actions entreprises par des inconnus qui ont pourtant ouvert la voie à ces grands moments. Si nous comprenons cela, nous comprenons également que les plus infimes actes de protestation peuvent constituer les racines invisibles du changement social ». Souvent ignorés des médias et des politiciens jusqu’à ce que la contestation grossisse et ne puisse plus être tue, ces actes contribuent à faire bouger, insensiblement mais de façon irréversible, des lignes qui semblaient immuables. Howard Zinn relève l’importance des « intérêts bien compris » dans l’acceptation des changements, même si les comportements et les mentalités mettent plus de temps et que la marche vers l’égalité est longue et jamais acquise. Il raconte aussi comment son expérience d’aviateur pendant la Seconde Guerre mondiale lui a fait réaliser que, quelle que soit la justesse de la cause défendue, « l’environnement guerrier déshumanise tout individu qui s’y trouve impliqué et produit un fanatisme dans le cadre duquel les motivations morales originelles se trouvent ensevelies sous la montagne d’atrocités commises par les deux camps ». Et surtout, « à la fin de la guerre, Hitler et Mussolini avaient disparu et le Japon était vaincu, mais le militarisme, le racisme, la tyrannie ou le nationalisme délirant avaient-ils disparu avec eux ? Et les principaux vainqueurs, Etats-Unis et Union soviétique, ne se constituaient-ils pas un arsenal nucléaire qui laissait présager une guerre à côté de laquelle l’holocauste hitlérien paraîtrait bien modeste ? » Aucune guerre n’est donc légitime et Howard Zinn se fait le chantre de l’action directe non violente, « pas simplement de non-violence passive, encore moins de reddition, d’acceptation ou de complaisance, mais d’action, de résistance, de mobilisation avec la volonté affichée de réduire la violence au minimum. » Il s’oppose à la guerre du Vietnam, où il va récupérer trois prisonniers, et dénonce le soutien des Etats-Unis aux pire dictatures.
La force de la patience
Howard Zinn était « soucieux de remettre le plus grand nombre, avec son quotidien et ses idéaux, à sa place d’acteur principal de l’histoire », rappelle en préface Thierry Discepolo. A la prétendue neutralité du savant, il préférait « l’honnêteté, valeur cardinale dans la recherche et l’exposition des faits », qui seule permet de voir ce qu’occultent les représentations imposées par les groupes dominants. Les Pères fondateurs ? c’étaient aussi de « riches Blancs esclavagistes »… Convaincu que « l’oppression raciale et l’oppression de classes étaient intimement liées », Howard Zinn est sensible à toutes les formes d’oppressions : celle de l’argent, de la puissance militaire, ou du statut social. A la misère et au mépris. Il est d’ailleurs l’auteur d’Une Histoire populaire des Etats-Unis, vendue à 300 000 exemplaires, réimprimée 24 fois et nommée pour l’American Book Award. C’est pourquoi il est attentif au « pouvoir ignoré » des gens ordinaires. Pour lui, une révolution, c’est avant tout la « simple combinaison d’affrontements courageux et d’obstination patiente ».
La patience est le mot clef de ce livre fondamentalement optimiste : « Aucun piquet de grève même tristement peu suivi, aucun rassemblement même clairsemé, aucun échange d’idées en public ou en privé ne devait être considéré comme insignifiant ». Aucune tyrannie ne résiste à la détermination des individus qui se retrouvent à défendre, ensemble, une cause commune. La désobéissance civile ? Un devoir citoyen : « Lorsqu’un gouvernement trahit ces principes démocratiques, c’est lui qui est antipatriotique ». Au contraire, « le vrai danger, c’est l’obéissance civile, la soumission de la conscience individuelle à l’autorité gouvernementale », porte ouverte à l’acceptation de toutes les dérives totalitaires et belliqueuses. S’il fait l’éloge de l’action collective, Howard Zinn est aussi confiant dans le fait que « les êtres humains ne sont pas des automates » et qu’individuellement, ils peuvent prendre des décisions qui vont à l’encontre de l’autorité et de l’ordre dominant. Et il conclut : « Ne pas croire en la possibilité de changements spectaculaires, c’est oublier que des changements ont déjà eu lieu ».
L’impossible neutralité – autobiographie d’un historien et militant
Agone, collection Eléments, 360 p., 12 €
La bienvenue et l’adieu
Auteur : CCME
Emprunté au poème de Goethe, « La bienvenue et l’adieu » est une compilation d’actes issus du colloque « Migrations, identités et modernité au Maghreb » tenu du 17 au 20 Mars 2010 à Essaouira, qui retrace de manière poignante pour nous, les différentes vagues migratoires des juifs du Maghreb. Tantôt dictés par des contingences économiques, tantôt concrétisant un rêve religieux et mystique, tantôt obéissant à la pression du sionisme, ces flux migratoires ont été recontextualisés dans leur profondeur historique, leurs dimensions spécifiques et leurs enjeux politiques. Et comme pour toute migration décisive, qu’elle soit de gré ou de force, c’est un arrachement à un lieu, à des habitudes, à des traditions familiales où chaque membre de la communauté a besoin de se reconstruire pour reconstruire une autre vie.
L’arrachement à la terre natale, rupture choisie ou forcée ?
Si les juifs algériens avaient délibérément choisi de se ranger du côté de l’Algérie française puis d’émigrer, pour la plupart en France, en tant que « pieds noirs », il n’en a pas été de même des juifs de Libye, alors sous occupation italienne alliée de l’Allemagne nazie. Certains ont subis le triste sort d’être déportés en Italie, où « la solution finale » était pratiquée par les nazis, d’autres seront tout bonnement envoyés à Auschwiltz, tandis que le reste s’est refugié en Tunisie attendant de pouvoir émigrer ailleurs… En Tunisie comme au Maroc, il y eu plusieurs vagues d’immigration vers la Terre sainte, l’Europe, le Canada et l’Amérique Latine.
En dehors des motivations politiques et socio-économiques conjoncturelles, qui ont poussé, vers la fin du XX e siècle, les juifs du Maroc à émigrer en masse et disperser leurs communautés multiséculaires, le rêve du retour à Sion y a incontestablement joué un rôle important, donnant toute sa signification historique et culturelle à ces départs massifs et souvent précipités.
Certes l’alyah, - flux de migration vers la Terre sainte - n’était pas un phénomène nouveau. Pendant des générations, il y a eu des mouvements de pèlerinage, surtout des personnes âgées, dont certaines ont finit par s’y établirent pour des motivations mystiques. Le sionisme et le mouvement national juif en changeront le visage et les raisons, en exhortant les jeunes à venir y vivre et construire une société nationale nouvelle.
Cette 1ière alyah a cependant tourné à l’échec, suite à une grave crise économique ayant contraint la plupart des immigrants à retourner au Maroc. D’autres grandes vagues d’alyah se succéderont en 1947, 1954 et1961, essentiellement conduites par des institutions juives israéliennes.
Et parce que la migration est un arrachement à un paysage, à des habitudes et coutumes familiales, ces communautés qui ont quitté de gré ou de force leurs lieux de vie pour de nouveaux cieux, transporteront avec eux toute une communauté mentale dans leurs nouveaux lieux de vie, pour reconstruire a postériori leur ancienne vie familiale avec ce qu’elle comporte comme rituels liturgiques de leur judaïsme ancestral, comme musique et cuisine judéo-marocaines, sources de plaisirs, où la mémoire gustative et olfactive joue un rôle essentiel.
Nécessaire travail de mémoire pour une reconstitution identitaire
Tout en partageant avec les communautés musulmanes certaines croyances populaires, comme les vertus de la magie, la vénération des saints et certains corpus oraux, poétiques et musicaux, les communautés juives du Maroc se sont construit une identité cocon pour sauvegarder leur foi et leurs coutumes de vie juive, notamment vis-à-vis de la dhimma - statut traditionnel des communautés juives en terre d’Islam.
De la même façon que ces communautés judéo-marocaines se sont forgés au Maroc une sorte de territoire symbolique, qu’il s’agissait de défendre et d’illustrer comme « la petite Jérusalem » que chacun porte en soi, de la même façon les juifs originaires du Maroc ont été amenés, depuis leur installation en Israël, à faire un travail de mémoire pour créer de nouveaux ancrages identitaires, devant servir de ponts de mémoire avec la culture israélienne, pour promouvoir une mémoire témoignage, fondée sur des souvenirs et des récits familiaux relatant les multiples fastes et facettes, les lueurs et les malheurs ayant forgé le judaïsme marocain et pour rester fidèles à eux-mêmes. Un devoir de mémoire qui est tout à la fois un devoir d’être, un devoir d’exister et un devoir de prospérer.
Comment alors imprimer un souffle constant à ce travail de mémoire qui incombe à ces communautés en tant que détentrices d’une certaine expérience, d’une certaine aventure humaine ? Comment interpeller les générations futures de leurs descendants ?
Comment canaliser et organiser ce travail de mémoire, qui est aussi un droit à la mémoire, en le rendant aussi attractif que pertinent pour les futures générations, dont le rapport à ce patrimoine est désormais indirect, médiatisé par de nouveaux savoirs et des nouvelles sensibilités ?
C’est que ces communautés ont besoin de s’organiser et se structurer pour perpétuer et transmettre les éléments les plus pertinents de leur patrimoine ancestral, de façon à assurer durablement un ancrage à leur identité.
De nouveaux lieux de mémoire, pour un nouvel ancrage identitaire
Dans ce melting-pot israélien, les juifs d’origine marocaine ont appris que l’affirmation de leur mémoire identitaire n’est pas seulement une richesse humaine et un élément psychologique stabilisateur, mais aussi un enjeu sociopolitique et un projet politique mobilisateur. La rencontre entre une nouvelle identité israélienne dominatrice et la mémoire identitaire judéo-marocaine est aussi l’histoire d’une confrontation, d’une résistance et d’un redéploiement ayant forgé, 60 années plus tard, cette identité telle qu’elle se vit aujourd’hui.
C’est dans ce nouveau contexte que le ressaisissement identitaire des juifs marocains en Israël et ses prolongements dans le renouvellement de pratiques, de coutumes et de prises de conscience identitaires aura permis de sauvegarder, tout en le transformant, une certaine mémoire judéo-marocaine et son partage avec d’autres couches de la société israélienne. Ces nouveaux lieux de mémoire de la culture judéo-marocaine se sont illustrés à travers le développement sans précédent de la musique andalouse, le renforcement du culte des saints, les célébrations publiques de la Mimouna et les voyages de ressourcement au Maroc. Autant d’éléments qui jettent un pont entre leur ancienne vie communautaire, nourrie de cette terre formatrice et source d’inspiration et de nostalgie pour les centaines de milliers d'ascendance judéo-marocaine, dispersées de par le monde et son inscription dans la mémoire judéo-marocaine présente.
Par : Farida Lhassani- Ouazzani
La chasse à l’Islam
Auteur : Sébastien Fontenelle
Sébastien Fontenelle décrypte la responsabilité des médias français dans la dangereuse banalisation des idées d’extrême droite.
C’est un florilège de tirades nauséabondes que recense le journaliste Sébastien Fontenelle (collaborateur du magazine Politis). Traitement du soulèvement des banlieues françaises en 2005, de l’affaire de la votation contre les minarets en Suisse, débat sur l’identité nationale… l’auteur fait l’inventaire. Un thème revient : la stigmatisation de l’Autre, en particulier des musulmans. Articles, dossiers, et publications s’additionnent, leur « attribuant collectivement des comportements négatifs jugés « caractéristiques » ». La véhémence de ces propos islamophobes « rappelle assez irrésistiblement celle de certains pamphlets racistes du début du XXe siècle ». « Le commentaire délirant du rapport de la religion musulmane aux valeurs – systématiquement présentées comme supérieures à celles des autres « civilisations » – de l’Occident devient une discipline discursive à part entière. » Une obsession, note Sébastien Fontenelle. Or ces propos ne sont plus tenus par la seule extrême droite, mais par des intellectuels et des journalistes parmi les plus en vue. Et la liste est longue : les écrivains Michel Houellebecq et Renaud Camus, les philosophes Alain Finkielkraut et Bernard-Henri Lévy, l’essayiste Pascal Bruckner, le polémiste Eric Zemmour, ainsi que des journalistes comme Alexis Lacroix et Ivan Rioufol du Figaro, Claude Imbert du Point, Christophe Barbier de L’Express…
Ils se présentent en vaillants chevaliers défiant une (imaginaire) « police de la pensée », brisant une supposée « omerta », bravant « le couvre-feu idéologique en vigueur » pour aller « droit au but » et briser des « tabous ». Si bris de tabou il y a, c’est celui de l’honnêteté intellectuelle, car leurs méthodes, qu’analyse infatigablement l’auteur, sont loin d’être respectables. La subversion du sens des mots : l’antiracisme, le « progressisme » et la « bien-pensance » sont présentés comme une nouvelle dictature, et les antiracistes, comme « des racistes », « sentinelles d’un véritable totalitarisme de type globalement stalinien et doté d’un système « policier » dédié à l’interdiction de la libre parole ». Sic. Il y a aussi l’occultation des réalités par la « psalmodiation de fausses évidences », l’omission et le tronquage. La journaliste italienne Oriana Fallaci, admiratrice du négationniste Robert Faurisson, le présente comme un historien… Sans oublier l’amalgame, le raccourci et la prétérition. Ces procédés visent à mettre en place, explique Sébastien Fontenelle, « un dispositif idéologique nouveau, où la stigmatisation de l’Autre devient tout à fait admissible » car relevant d’un « sain esprit de résistance au conformisme ». Fantasme délirant d’une substitution des populations, fustigation de la « tyrannie de la repentance », refus de condamner la xénophobie « pour ne pas faire le jeu des xénophobes » (« étonnante pédagogie », ironise l’auteur)… Tous ces procédés recyclent des thèmes anciens de l’extrême droite et en banalisent les phobies « au nom d’un « iconoclasme » de pacotille » et d’un soi-disant « réalisme ». Mais personne ne traite les tenants de ces discours de xénophobes.
A quoi jouent les médias ?
Au contraire, ils ont un accès quasi illimité aux médias dominants, dans lesquels ils ne cessent de se poser en victimes. Jamais pourtant leurs carrières n’ont été brisées, ni même freinées, et leurs livres sont publiés à un rythme soutenu, au point de former un « filon éditorial ». Et leur ton n’a pas changé avec l’arrivée de leurs idées au plus haut niveau de l’Etat français, avec l’élection de Nicolas Sarkozy en 2007… Sébastien Fontenelle dénonce la complaisance des médias vis-à-vis de ces idées et pointe, dans de fines analyses, de nombreux manquements à la déontologie. Par exemple, l’exploitation des fantasmes liés à l’islam dans la mise en page de L’Express, qui « a sélectionné, pour illustrer sa couverture, une photo où un minaret domine le clocher d’une église et des titres où voisinent, dans un très petit périmètre, le mot « islam », le mot « terroriste » et le mot « fondamentalistes ». » L’auteur met aussi en cause des publications plus engagées, comme Marianne ou Charlie Hebdo, qui se livrent aux mêmes stigmatisations des musulmans, mais « sous l’abri de ce que le sociologue Jean Baubérot appelle une « laïcité falsifiée » (où des truqueurs font dire « à la loi de Séparation de 1905 », qui réglemente le droit pour chacun de vivre sa foi sans être constamment harassé, le « contraire de ce qu’elle a réellement dit »), et au prétexte aussi, de protéger une « liberté d’expression » que rien ne menace », donc « sont regardées avec bienveillance par nombre de progressistes, qui dans le fond ne s’offusquent guère d’y trouver des considérations déclinées de celles qui ne se trouvaient naguère qu’à la droite de la droite ». Pour Sébastien Fontenelle, « c’est de longue date que la droite « décomplexée » s’autorise à reprendre à son compte des « propos » pris dans la propagande de l’extrême-droite – et c’est précisément au nom du « lever des tabous », tels que l’ont aussi théorisé dans le champ médiatico-intellectuel des clercs réactionnaires, que cette libération s’est faite ».
Or cette « sémantique de guerre civile » omniprésente a encouragé des passages à l’acte. « L’islamophobie, relève Sébastien Fontenelle, ce ne sont plus seulement des mots. C’est, aussi, une incessante série d’exactions, perpétrées sous la protection d’une étonnante discrétion médiatique, puisque si la presse dominante fait parfois l’effort de les signaler, elle s’abstient par contre de les montrer dans leur continuité, et de trop mentionner que leur nombre est en constante augmentation. » Le Conseil français du culte musulman réclame en vain la mise en place d’une mission d’information sur les violences qui se multiplient, et sont reléguées à la page des faits divers. Lorsque les crimes d’Anders Behring Breivik endeuillent la Norvège, Libération ne s’attarde pas sur la piste de l’extrême droite, mais se focalise sur la piste jihadiste… Et la presse ne s’appesantit pas « sur les sources où il a puisé sa doctrine » : Oriana Fallaci et Alain Finkielkraut… Le constat est sans appel, et la sonnette d’alarme ne saurait être tirée plus nettement.
Par: Kenza Sefrioui
Les briseurs de tabous : intellectuels et journalistes « anticonformistes » au service de l’ordre dominant
La Découverte, 184 p., 14 €
Les caisses de retraites, une faillite annoncée !
Auteur : Haut Commissariat au Plan
En prévision des débats sur la situation des Caisses des retraites au Maroc ; le HCP a réalisé une étude sur la soutenabilité de leurs systèmes dont le rapport final a été rendu en décembre 2012. L’objectif de cette étude était d’analyser l’impact macroéconomique du vieillissement de la population à l’horizon 2050 avec des niveaux de couverture et d’activité prolongeant les tendances actuelles.
Le cadre de cette étude, sur le plan méthodologique, impose des limites à son diagnostic et ses conclusions. Celle-ci a eu toutefois le mérite de bien illustrer et mettre en relief un aspect très important. Le système en cours n’est pas durable et court après une catastrophe quasi certaine. Le système de retraite marocain se compose actuellement de trois régimes publics obligatoires (CMR, CNSS et RCAR) et un régime facultatif (CIMR) géré par le secteur privé.
La population cotisante à ces régimes de retraite, s’élevait en 2009 à près de 2,7 millions de travailleurs avec un accroissement annuel moyen de 4,1%, contre un nombre de bénéficiaires avec un taux d’accroissement annuel moyen de 6,6%. Le rapport démographique global des caisses de retraite est passé de 15 actifs pour un retraité en 1980 à 3,9 actifs en 2009.
Ce déséquilibre croissant s’accompagne de la baisse du niveau des cotisations des différentes caisses depuis 2005 pour atteindre 3,2% du PIB en 2009, celui des dépenses n’a cessé de s’accroitre pour atteindre 2,9% du PIB en 2009. En conséquence, l’excédent financier de l’ensemble des caisses diminue, passant de 0,95% du PIB en 2005 à 0,33% en 2009.
L’implacable transition démographique
L’effectif des personnes âgées de 60 ans et plus passerait de 2,7 millions en 2010 à 10,1 millions en 2050, année où elle représenterait 24,5% de la population totale. Le nombre de personnes en âge d’activité par personne âgées de 60 ans et plus se situerait à 2,4 individus en 2050 au lieu de 7,7 en 2010.
Les quatre régimes à caractère général couvrent actuellement à peine 27% de la population active en 2009, niveau nettement plus faible comparativement à d’autre pays (60% dans les économies en transition et 80% dans les pays de l’OCDE)
La CNSS enregistre la progression annuelle la plus élevée de la population affiliée entre 2000 et 2009, soit de 5,1%, le rapport démographique pour la CNSS reste relativement élevé par rapport aux autres régimes de retraite. Il est aux alentours de 5,4 actifs pour un bénéficiaire, au lieu de 1,2 actif dans le RCAR, de 2,1 dans la CIMR et de 2,7 dans la CMR.
Au terme des quarante prochaines années, la population du Maroc passerait de 31,9 millions d’habitants en 2010 à 41,4 millions en 2050. L’évolution démographique est caractérisée par une baisse progressive des effectifs de la population jeune. La population âgée de 15 à 59 ans s’accroîtrait jusqu’en 2040, passant de 20,5 millions en 2010 à 24,9 millions en 2040, et baisserait progressivement pour atteindre un effectif de 24,1 millions en 2050.
Chômage et faiblesses de grilles de protection sociale
L’évolution du nombre de travailleurs et des cotisants dévoile deux problèmes importants qui pénalisent l’économie marocaine : le niveau faible du taux d’emploi, c’est-à-dire du ratio entre le nombre de travailleurs et la population en âge de travailler (15-64 ans), et du taux de couverture, c’est-à-dire du ratio entre le nombre de cotisants et le nombre total de travailleurs. Le taux d’emploi, à cause des taux d’activité faibles (notamment des femmes) et des taux de chômage élevés, est inférieur à 50% et le taux de couverture ne dépasse pas 31%. Afin de résoudre le problème du financement des retraites il serait indispensable d’agir sur le taux d’emploi et le taux de couverture.
Le ratio entre le nombre total de retraités et le nombre total de travailleurs couverts passerait entre 2010 et 2050, de 25% à 57,3%. La situation la plus alarmante concerne la CNSS dont les dépenses devraient atteindre 3,6 % du PIB en 2050, alors que pour la CMR la dépense des retraites serait de 2,8% du PIB. En particulier, la dépense totale devrait représenter 7,7% du PIB à l’horizon 2050, alors qu’en 2010 elle ne représente que 3% du PIB.
Le tournant dangereux de l’an 2023
L’écart croissant entre les dépenses et les recettes va générer des déficits considérables (5,1% du PIB en 2050), notamment à cause des déficits générés par la CNSS (2,7% du PIB en 2050). Le système de retraite actuel est par conséquent insoutenable.
Il est toutefois important de souligner que les déficits calculés ici sont des déficits techniques, c’est-à-dire calculés en tenant en considération uniquement les cotisations perçues et les retraites versées. En réalité, chaque caisse perçoit des recettes supplémentaires liées à la rémunération des réserves accumulées.
Le résultat du scénario de base de cette étude montre que les réserves deviendraient négatives en 2023 pour la CNSS, en 2029 pour la CMR et en 2050 pour le RCAR. Pour la CIMR, par contre, les réserves resteraient positives pour toute la période prise en considération. Les réserves totales deviendraient négatives à partir de l’année 2032.
Quelques pistes à explorer
A partir de ce constat alarmant, l’étude explore les pistes possibles d’équilibre ; elle suggère d’abord la fusion des régimes actuels à l’exception de la CIMR. Tous les individus appartenant au nouveau régime fusionné seront soumis aux mêmes règles concernant les cotisations versées et les retraites perçues. Avec un tel scénario la situation financière du nouveau régime serait améliorée. En 2050, le déficit de ce nouveau régime représenterait 3,1% du PIB et, en ajoutant le déficit de la CIMR, le déficit global représenterait 3,3% du PIB contre 5,1% prévu pour le système actuel. Mais ce régime nouveau aurait beaucoup d’inconvénients ; notamment une perte pour les retraités appartenant à des caisses qui garantissent un taux de remplacement supérieur à 60% (CMR et RCAR). De plus, le taux de cotisation étant fixé à 25% dans nos simulations, la fusion des caisses comporte une perte de pouvoir d’achat pour les travailleurs cotisants.
L’étude reconnait cependant que « les difficultés financières qui caractériseront le système de retraite marocain pourraient être allégées en agissant sur le taux d’emploi et le taux de couverture, qui apparaissent actuellement excessivement faibles ».Cela permettrait de réduire nettement le déficit total du système de retraite, même s’il resterait à des niveaux plutôt élevés pour l’économie (2,1% du PIB en 2050) affirment les auteurs de cette étude..
Une autre mesure est explorée en complément, celle d’augmenter l’âge légal de départ à la retraite avec l’hypothèse de la retraite à 62 ans contre 60 ans actuellement. Cependant, les avantages ne semblent pas suffisamment intéressants selon l’étude.
Bref le rapport du HCP estime que la réorganisation institutionnelle des caisses de retraite permettrait d’alléger les dépenses de l’État à long terme et de stabiliser le ratio des cotisations par rapport au PIB .De même au Maroc, où l’économie est caractérisée par un niveau très faible du taux de couverture et des taux d’activité, notamment des femmes, les opportunités d’intervention sont bien plus importantes à ce niveau .sans apporter de recettes précises il attire l’attention des responsables sur la nécessité d’ un cadre de cohérence globale, prenant en considération un souci d’équité et la réforme du marché de l’emploi. « Une réforme du système de retraite devrait être accompagnée par la mise en place d’autres mécanismes de solidarités alternatifs. » Affirme le rapport en conclusion !
Par : Bachir Znagui
Les évolutions du capitalisme depuis la seconde guerre mondiale instaurent, au nom d’une rentabilité absolue, une logique de destruction : du travail, de l’humain, et au final, de la vie.
Auteur : Jean-Paul Galibert
Cinglant. Le pamphlet de Jean-Paul Galibert grince d’amère ironie face à une réalité terrifiante. Le philosophe relève que dix mille suicides se produisent chaque année en France, soit un toutes les 40 minutes (deux fois plus que de morts sur la route) et que, malgré cela, la réduction du suicide n’est que le 92e objectif sur les cent que compte la loi de 2004 sur la politique de santé publique. Et d’en conclure que cette société « produit des suicides », est « suicideuse ». « Le suicide est le plus indétectable des meurtres sociaux » : pas de massacre, aucune contrainte, aucun coût, aucun risque pénal… c’est « la mort ultralibérale ».
Car c’est bien du système économique mondial qu’il s’agit. L’auteur souligne en effet que les employés et les ouvriers se suicident trois fois plus que les cadres. Le capitalisme traditionnel exploitait les travailleurs mais avait quand même un « double souci d’existence et d’humanité », qui rendait son exigence de rentabilité relative. La rupture date de la seconde guerre mondiale : « On prend tout à coup conscience que le patronat allemand a pu employer presque gratuitement les millions d’esclaves des camps de la mort, tandis que les bombes atomiques américaines révèlent que les démocraties elles-mêmes peuvent fort bien décider de détruire les humains par centaines de milliers » : les germes d’une « société d’extermination » sont semés, comme l’avait déjà relevé François Emmanuel dans son roman, La Question humaine (Stock, 2000 – adapté au cinéma en 2007 par Nicolas Klotz). « Auschwitz et Hiroshima ont sonné le glas de l’obligation proprement capitaliste d’assurer l’existence du travailleur en lui versant un salaire minimal ». L’heure est désormais à l’hypercapitalisme et à ses corollaires : l’hyperrentabilité, qui n’admet aucune charge ni responsabilité ; l’hyperdestruction, c’est-à-dire le démantèlement de l’appareil productif, puisque les usines ne subsistent plus que dans les pays de non droit tandis que les pays du Nord voient proliférer des activités de tourisme, loisirs, publicité, etc. ; enfin l’hypertravail, qui consiste à vendre au consommateur son propre travail imaginaire en lui faisant croire à l’hyperréalité, la réalité, si valorisée, des images et du virtuel.
Société d’extermination
Michel Foucault avec décrit les « sociétés de discipline », Gilles Deleuze les « sociétés de contrôle », on est désormais dans une société suicidaire, qui fonctionne sur la dépréciation systématique de l’humain, le réduisant à un consommateur aussi jetable que ce qu’il doit consommer. La liberté du consommateur après 1968 supposait une offre et des stocks énormes : « Au lieu de répondre à la demande, on s’est mis à la créer de toute pièce. A l’espoir, qui fait désirer à chacun ce qu’il veut, on a préféré le désespoir, qui fait que tous désirent la même chose ». Et pour ce faire, les médias de masse ont largement été mis à contribution. La télé, cette « glu des yeux et des cerveaux », vous persuade que votre vie est un échec ; Internet vous donne une « deuxième chance » : « vous pouvez réussir dans le virtuel tout ce que vous avez raté dans le réel, à condition d’imaginer et de payer. » Un « braquage », en somme. L’idéologie hypercapitaliste s’appuie aussi sur le « néofascisme d’entreprise », qui dévalorise les travailleurs par la précarité qu’il engendre, et qui, avec ses rythmes effrénés, donne des « ordres de négligence » dont le but est de faire « accepter d’avance toutes [les] morts possibles ». Autre levier : la peur. Jean-Paul Galibert note que « la moitié du temps et de l’espace de l’information est consacrée à l’entretien de la terreur » : OGM, pesticides, amiante, Fukushima, cancer, sida, Médiator… Car « la terreur fait bien vendre les journaux, bien regarder les télés, bien regarder les publicités […] bien consommer, bien voter ». Au « fétichisme de la marchandise » du capitalisme, l’hypercapitalime prône un « totémisme de la terreur ». L’auteur relève la multiplication des conduites à risque chez les jeunes, des jeux suicidaires dès l’école primaire et de la dépendance aux drogues – un « business » où l’Etat prélève des taxes allant parfois jusqu’à 80 % du prix de vente. Emblème de cette société d’élimination : la téléréalité « où il n’y a plus de gagnant, il n’y a plus que des survivants » et dont l’enjeu est d’isoler les gens chez eux. « Peu à peu, le caveau devient notre idéal de sécurité », ironise Jean-Paul Galibert, qui rapproche l’hyperamitié des réseaux sociaux, où l’humain se réduit à une liste d’amis virtuelle, de la liquidation des Indiens d’Amérique, parqués dans leurs réserves. L’isolement provoque en effet la dépression et l’autodestruction ? L’hypercapitalisme nie l’existence en tant que fait et la transforme en un « bien extérieur », commercialisable donc périssable et soumise à approbation. Les travailleurs deviennent précaires ? L’hypercapitalisme « vous présente votre exploitation comme une joie désirable ». Tant pis pour les suicidés victimes de Monsanto ou de Coca-Cola.
Négation de tout, de l’humain comme de la réalité, ce système n’hésite pas non plus à tenter de détourner la révolte qui s’accumule à son encontre. « Il tente de faire passer le suicide, le fondement morbide de sa domination, pour l’expression même de la révolte ». La façon dont les médias relient les attentats-suicides, les immolations politiques et les tueurs fous est, pour Jean-Paul Galibert, le summum de l’indécence, car elle transforme les faits en « programmes de suicide-spectacle » : « Un pas de plus, et le grand capital va venir faire la révolution pour vous, chez vous, juste pour vous rendre service », ironise-t-il. Or présenter ainsi le suicide, comme une révolte « hypermédiatique, autodétruite, et prête à l’oubli », vise à faire oublier le syndicalisme, la loi et la lutte collective. A ce « nouvel ordre mondial » morbide, l’auteur oppose l’indignation, morale, collective et non violente. Et il rappelle le choix d’Hamlet, non entre une existence sans vie et une vie sans existence, mais entre l’art et la révolte. A nous de savoir trancher.
Suicide et sacrifice, le mode de destruction hypercapitaliste
Jean-Paul Galibert
Editions Lignes, 88 p., 13 €
La fiscalité au Maroc selon le conseil économique et social
Auteur : Conseil économique et social
L’un des documents les plus intéressants réalisé par le conseil économique et social CES aura été consacré à la fiscalité. Il s’intitule « Le système fiscal marocain, développement économique et cohésion sociale ».Publié au mois de novembre (2012), il a le mérite d’avoir soumis au débat public la plupart des problématiques de la fiscalité marocaine et ce, malgré toutes les limites et les insuffisances qu’on pourrait imputer à un tel travail. « Le système fiscal marocain souffre de carences importantes, dans sa pratique et la gestion de la relation entre l’Administration fiscale et les citoyens, ainsi que dans l’incivisme fiscal qui fait que de grands pans de l’activité et de nombreux contribuables continuent d’échapper à l’impôt. » Ainsi le conseil qualifie-t- il la situation. S’interrogeant sur la capacité du système fiscal à être un facteur favorisant la production nationale et dans quelle mesure l’impôt pourrait être perçu comme un facteur de création de lien social et de solidarité, il révèle les soucis de ses rédacteurs ; le déclin visible de la classe dite moyenne et ses effets sur le tissu social.
Le rapport part déjà d’un contexte décisif, Les réalités du marché international exigent la réforme des mécanismes majeurs qui régulent l’économie marocaine : système fiscal, système de protection sociale, système de compensation, système de solidarité, système de péréquation régionale dans le cadre de la nouvelle politique de régionalisation... Ces mécanismes sont interdépendants affirme- t- il , parce qu’ils sont tous basés d’un côté sur le principe du prélèvement (impôts, cotisations sociales, taxes), et de l’autre sur les mécanismes de redistribution des ressources. l’actuel système fiscal marocain est issu de la loi-cadre12 n° 3-83 relative à la réforme fiscale adoptée par la chambre des représentants le 20 décembre 1982.
La réforme des années 80 dont les principes ont été énoncés par et promulguée par le dahir n° 1-83-38 du 23 Avril 1984 ; elle s’est traduite par un élargissement de l’assiette et l’introduction de la Taxe sur la Valeur Ajoutée (TVA) en 1986; puis l’impôt sur les sociétés (IS) en 1988 et enfin l’Impôt Général sur le Revenu (IGR) en 1990. Depuis, de nombreuses réformes ont été introduites par les lois de finances successives de 2000 à 2011 dont le résultat a été:
- Réforme des droits d’enregistrement en 2004
- Amorce de la réforme de la TVA en 2005
- Élaboration du livre des procédures fiscales en 2005
- Élaboration du livre d’assiette et de recouvrement en 2006
- Regroupement des textes fiscaux dans un même volume : le Code Général des Impôts édité en 2007
- Intégration de la taxe sur les actes et conventions dans les droits d’enregistrement en 2008 ;
- Élaboration de la note circulaire globale publiée finalement en 2011.
Aujourd’hui, le nombre des impôts et taxes n’est pas aberrent en soi (environ 79 recensés). A titre de comparaison, le système fiscal Français compte plus de 214 prélèvements obligatoires en 2008.Mais on s’interroge surtout sur son efficience et ses missions de régulations.
Comment les recettes fiscales se structurent aujourd’hui ? Tandis que la part des impôts directs dans l’ensemble des recettes fiscales connait une sensible régression (43% en 2011 au lieu de 45% en 2006), la part des impôts indirects dans l’ensemble des recettes fiscales passe de 38% en 2006 à 44% en 2011. Quant à la part des droits de douane, elle enregistre une régression en passant de 11% en 2006 à 6% en 2011.
Les recettes fiscales totales ont atteint 173,5 milliards de dirhams en 2010 au lieu de 167,3 milliards en 2009, soit plus de 6 milliards de dirhams de recettes supplémentaires. L’année 2011 a enregistré également des recettes additionnelles par rapport à 2010 de plus de 10 milliards de dirhams pour atteindre 184,3 milliards de dirhams.
Evolution de la structure fiscale
| 2009 | 2010 | 2011 |
Impôts directs | 41,5% | 35,9% | 36,9% |
Impôts indirects | 51,7% | 56,8% | 56,4% |
Enregistrement et Timbre | 5,4% | 5,8% | 5,7% |
Majorations | 1,4% | 1,5% | 0,9% |
total | 100 | 100 | 100 |
Selon ce rapport la dominance des impôts indirects est conforme à la tendance observée dans certains pays développés ou en développement comme la France, Turquie et la Tunisie. En effet, en France, la TVA à elle seule nette des remboursements représente près de 51,33% des recettes fiscales.
Comment se présente la pression fiscale au Maroc ? Si l’on croit ce rapport, elle est en train de diminuer passant de 26,9% en 2008, à 22,8% en 2009 et 2010.A titre de comparaison, les recettes fiscales rapportées au PIB pour les pays analysés se présentent comme suit :
Pays | Maroc | Tunisie | Turquie | France | Espagne | Roumanie | Finlande |
Pression fiscale | 22,80% | 21,20% | 22,00% | 42,90% | 31,70% | 19,10% | 42,10% |
Mais à regarder de plus près, il y a quand même des déséquilibres flagrants dans notre système .Au Maroc 82% des recettes de l’I.S proviennent de la performance de 2% des sociétés et 73% des recettes de l’I.R sont perçues sur les salariés du secteur public et privé. La faible contribution des personnes physiques non salariées (commerçants, entrepreneur exerçant à titre individuel, professions libérales) est très remarquée.
Evolution du nombre des contribuables
De même, la TVA ne touche pas de grands pans de l’activité économique. Des circuits entiers de production ou de distribution restent en effet en dehors du champ des impôts, alourdissant d’autant la part supportée par le secteur formel, et plus particulièrement les entreprises les plus transparentes.
Une autre remarque concerne spécifiquement la fiscalité locale, formée d’une multitude d’impôts et taxes, lourds à gérer et d’une faible rentabilité.
Au niveau des dépenses fiscales au Maroc le rapport constate notamment la prédominance des dérogations au profit des activités immobilières. Au nombre de 41 mesures, elles enregistrent une hausse de 22,0 % et représentent 16,9 % des dépenses fiscales évaluées en 2011. Les dépenses fiscales afférentes aux conventions conclues avec l'Etat se rapportant à l’exonération de tous impôts et taxes au profit des programmes de logements sociaux en cours, s’élèvent à 1.126 MDHS, dont 798 MDHS pour la T.V.A et 328 MDHS pour l'I.S.Les dépenses concernant l’agriculture sont estimées à 4,3 milliards de MAD et représentent 13,4% des dépenses fiscales totales, alors qu’elles ne présentent que 2% des recettes fiscales totales (hors TVA des collectivités locales).Le rapport expose la question de la fiscalité dans le secteur agricole . Il appelle à une étude approfondie pour la mise en place de la fiscalité agricole à lancer rapidement. Soulignant l’importance de l’évaluation régulière des effets du système fiscal en général ; Il a mis en exergue la nécessité et la pertinence de la qualité de l’information sur les dépenses fiscales pour plus de contrôle de leur efficacité.
Il note aussi que la pratique du système fiscal reflète une relation conflictuelle entre l’administration et les contribuables ne facilitant pas l’adhésion à l’impôt… Il reconnait que « le contrôle n’est pas en effet orienté vers les contribuables les moins transparents et opérant dans l’informel ou l’opacité » !De nombreuses critiques sont donc formulées à l’égard du contrôle fiscal et des voies de recours mises en place jugées non efficaces. La même critique est également formulée à propos du système des sanctions.
Le tableau et le graphique ci-après récapitulent l’évolution par rapport à l’importance du revenu des taux effectifs d’imposition des différents revenus et gains
Revenu ou gain Brut | Salaires sans charges Sociales | Salaires avec charges Sociales obligatoires | Dividendes | Intérêts | Loyers | Plus Values |
2 500,00 | 0% | 22% | 37% | 30% | 0,00% | 20% |
5 500,00 | 4% | 24% | 37% | 30% | 1,45% | 20% |
8 000,00 | 9% | 26% | 37% | 30% | 3,68% | 20% |
8 500,00 | 10% | 27% | 37% | 30% | 4,27% | 20% |
10 000,00 | 13% | 28% | 37% | 30% | 6,33% | 20% |
11 000,00 | 14% | 29% | 37% | 30% | 7,39% | 20% |
14 000,00 | 18% | 31% | 37% | 30% | 10,16% | 20% |
16 666,66 | 20% | 32% | 37% | 30% | 11,80% | 20% |
20 000,00 | 23% | 34% | 37% | 30% | 13,24% | 20% |
25 000,00 | 26% | 37% | 37% | 30% | 14,67% | 20% |
30 000,00 | 28% | 38% | 37% | 30% | 16,02% | 20% |
36 000,00 | 30% | 39% | 37% | 30% | 17,15% | 20% |
70 000,00 | 34% | 42% | 37% | 30% | 19,90% | 20% |
80 000,00 | 34% | 43% | 37% | 30% | 20,00% | 20% |
100 000,00 | 35% | 43% | 37% | 30% | 20,77% | 20% |
200 000,00 | 37% | 44% | 37% | 30% | 21,78% | 20% |
Ce tableau fait ressortir notamment que :
- Les revenus fonciers sont les moins imposés ;
- L’imposition des revenus de travail tend à s’égaliser avec celle des dividendes mais uniquement à partir d’un niveau de revenu très élevé ;
- La prise en compte des charges sociales alourdit le niveau des prélèvements sur les salaires.
Le rapport retient aussi que la répartition des recettes générées par l’IR entre les salariés et les autres contributeurs montre la concentration de la charge fiscale sur les salariés sans pour autant qu’il soit démontré que les revenus perçus par ces derniers soient plus important que les revenus et profits réalisés par les autres contribuables.
Le rapport indique que les statistiques officielles en 2011 indiquaient que 115 000 entités soumises à l’IS déclarent un déficit de manière répétitive, soit 65% de la population totale d’assujettis. Une situation d’autant plus anormale que 2% des entreprises paient 80% de l’IS.
Le redéploiement fiscal peut être difficilement réalisé sans l’intégration du secteur informel dans le champ de l’impôt. La lutte contre l’informel ne saurait se faire par la sanction. Pour cela, les avantages que procure la légalité doivent être suffisamment attractifs et lisibles.
Parmi les recommandations finales de ce rapport, la revendication d’une fiscalité qui s’articule de manière forte avec les autres axes des politiques ; l’amélioration de la transparence des pratiques fiscales, une fiscalité qui permet de lutter contre la spéculation ; et encourage le secteur productif et l’investissement… le rapport estime aussi que la programmation fiscale et une meilleure connaissance du patrimoine et des engagements de l’Etat sont les garants d’une fiscalité plus claire.