Les sirènes de la domination

Les sirènes de la domination

Auteur : Kenza Sefrioui

Tout véritable rapport de domination comporte un minimum de volonté d’obéir», affirmait Max Weber. Béatrice Hibou, directrice de recherche au CNRS et chercheuse au Centre d’études et de recherches internationales à Sciences Po, a pris au mot le sociologue allemand. Dans Anatomie politique de la domination, elle s’intéresse aux mécanismes d’exercice et de reproduction de la domination d’Etat.

Cette question centrale de la théorie politique et sociale est le plus souvent analysée sous l’angle de la violence. Or, pour l’auteure : «Aucun gouvernement, y compris le plus totalitaire […] ne repose exclusivement sur la violence». Plus que les mécanismes de coercition, elle étudie les «dispositifs et pratiques qui font de la domination une «douceur insidieuse», selon des modalités largement acceptées, voire recherchées et souvent légitimes, et non sur la dimension purement répressive de l’exercice du pouvoir, sur l’usage de la peur et de la violence».

Son approche est novatrice car comparatiste des situations autoritaires et totalitaires. Béatrice Hibou puise les éléments de sa démonstration dans l’histoire de l’Italie fasciste, du Portugal salazariste, de l’Allemagne nazie, de la RDA et de l’URSS, de la Tunisie, du Maroc ou encore de la Côte d’Ivoire.

La rhétorique des «douceurs insidieuses»

Dans une première partie, elle démonte les discours qui contribuent aux processus de légitimation de la domination autoritaire. L’aspiration des populations à vivre dans «la normalité» en est une composante essentielle. «La question de la normalité et de la conformité est avant tout une question de représentation. Représentation de la frontière - elle-même floue - entre conforme et non-conforme, entre normal et anormal ; représentation peut-être surtout de la dangerosité (ou non) de la non-conformité et de l’anormalité». Elle décortique le langage du politique, sa façon de produire une culture qui se diffuse dans l’ensemble des relations sociales, du travail jusque dans l’intimité, bref, l’idéologie, comme productrice de mythes et de fictions, et qui fonctionne comme «ressort subjectif de la légitimité». Elle montre notamment comment l’Etat autoritaire se présente toujours comme une réponse à des aspirations légitimes à la protection, à la sécurité et à la stabilité, quitte à inventer des dangers (l’islamisme, contre lequel le régime tunisien se posait en rempart). Béatrice Hibou remarque que «la sollicitude de l’Etat est indissociable de la dépendance qu’il crée». Elle analyse ainsi «la politique du ventre» ou l’économie du don et les «légitimités clientélistes», la tolérance des mouvements d’opposition dans un espace «normalisé». Elle se penche en particulier sur l’utilisation du «désir d’Etat», d’un Etat comme entité supra-politique au-dessus des partis, des conflits, des divisions et des intérêts particuliers, vers un Etat vecteur de consensus et d’unité», pour imposer la «violence du consensus», une «fiction» qui «apparaît comme une technologie centrale de pouvoir» : destiné à «persuader les citoyens que les orientations prises l’ont été par eux ou du moins avec leur consentement», le consensus «sert non pas tant à réaffirmer l’accord (des parties) prenantes qu’à clore toute délibération». De même, Béatrice Hibou souligne le rôle de la technocratie «dans l’exercice disciplinaire, voire totalitaire du pouvoir», en démontant la fiction d’une technocratie apolitique, citation de Gaston Bachelard à l’appui : «Les instruments ne sont que des théories matérialisées». L’expertise technocrate est en fait un «redéploiement négocié du contrôle et de la domination».

Mécanismes multiformes et empiriques

Dans la seconde partie du livre, Béatrice Hibou se penche sur la multiplicité des interactions entre gouvernants et gouvernés. En montrant l’importance des pratiques empiriques et individuelles, «la multiplicité des micro-décisions prises dans le temps», et l’infinité des intérêts contingents, elle fait voler en éclat les problématiques de l’intentionnalité, trop déterministes. Elle insiste sur les négociations et les arrangements circonstanciels qui rendent empiriques et ambivalents les mécanismes de domination. Le contrôle absolu est donc une illusion, le contrat social se réinvente sans cesse au gré des convergences d’intérêt. Ainsi, l’économie informelle est un «mode improvisé de domination» : «Le laisser-faire n’est pas un construit, mais il permet d’englober des choses que le pouvoir central ne peut contrôler». Et surtout, ces relations sont douées d’une importante plasticité qui peut «élargir les marges d’action» : si elles n’empêchent pas la domination, elles peuvent au moins «contribuer à la modeler et à l’altérer».

Cette approche des régimes autoritaires par le biais des mécanismes de persuasion, du consentement à la domination et des intérêts à obéir vise à «mieux faire apparaître la violence et la peur» : «leur insertion dans le quotidien - dans les dispositifs les plus insignifiants et les pratiques les plus banales - leur donne toute leur puissance». Par ailleurs, Béatrice Hibou met à jour des mécanismes qui existent aussi dans le cadre démocratique, et ses recherches permettent «de repenser en creux les démocraties néolibérales». Au final, ce livre, à l’analyse fine et richement documentée, propose tant une réflexion de fond sur les modalités d’exercice du pouvoir qu’un plaidoyer pour l’économie politique. «En analysant la vie quotidienne dans sa dynamique proprement économique et en considérant l’économique comme un lieu de pouvoir, un champ non autonome, un site d’analyse des rapports de force et des jeux de pouvoir», l’auteure rappelle une évidence trop souvent occultée : l’impossibilité de séparer les champs du politique, de l’économique et du social.

Par : Kenza Sefrioui


Quel rôle pour la société civile marocaine

Quel rôle pour la société civile marocaine

Auteur : Michel Peraldi

La société civile marocaine connait depuis vingt ans un développement significatif, tant du point de vue du cadre légal - en voie d’assouplissement - que du strict point de vue numérique, avec l’enregistrement de plus de 38 000 associations1.

Par une approche participative inédite, le programme de recherche «Indice de la société civile» créé par l’ONG internationale CIVICUSet piloté sur le terrain marocain par l’Espace Associatif3, s’est appliqué à mettre en relief les principaux indicateurs sur l’état de santé de la société civile marocaine. Le travail d’enquête, réalisé en 2010 et mené sur un échantillon de 1297 personnes de la population nationale et 211 organisations de la société civile réparties sur l’ensemble du territoire, a donné lieu à la publication d’un rapport national mettant en relief la singularité de la situation marocaine4.

D’emblée, le rapport soulève deux éléments représentatifs du contexte marocain et qui jettent une lumière crue sur l’environnement social global (niveau d’éducation globale et conditions de vie) dans lequel opère la société civile5: le niveau excessivement élevé d’analphabétisme, et les écarts importants de richesse. La population enquêtée est analphabète à 41,5%, et 6% seulement ont un diplôme universitaire. Quant aux écarts de richesse, 40% de la population enquêtée vit avec moins de 3000 DH par mois et 13% vivent avec plus de 5000 DH.

Paradoxe s’il en est, mais néanmoins révélateur de la difficulté à définir la société civile et son rôle, l’activité de plaidoyer n’est globalement pas perçue comme un aspect fondamental du travail associatif, alors que par ailleurs une grande importance est accordée à la défense des droits dans les préoccupations de la population. Il semblerait donc que tout ce qui touche de près ou de loin à la politique est immédiatement frappé de discrédit par l’opinion publique. L’activisme social est à la fois mis en valeur et discrédité ou ignoré dès lors qu’il tente de franchir la frontière qui sépare la charité du plaidoyer politique. Tout se passe donc comme si les attentes des citoyens marocains à l’égard de la société civile se limitaient à un secteur associatif apolitique et non-partisan, capable cependant de construire du lien social, de contribuer au développement et de conduire de véritables politiques de changement.

En outre, si le bénévolat actif demeure un pilier fonctionnel de la société civile, il révèle en retour une faiblesse organisationnelle : le manque de professionnels salariés. Au Maroc, le constat repose sur un évident manque de moyen financier (50% des associations ne reçoivent aucune aide de l’Etat), ce qui engendre une carence du personnel qualifié, se répercutant sur les problèmes de gestion (déséquilibre budgétaire important du secteur associatif) et de gouvernance.

Autre problème soulevé par les enquêtes : l’implication de l’Etat marocain qui, par quelques discrets mais néanmoins efficaces effets de manches, parvient à contrôler la dynamique propre à la société civile et à lui soustraire une partie de son autonomie. Ainsi en est-il du cadre légal qui, bien qu’en voie d’assouplissement depuis vingt ans, n’empêche guère l’arbitraire politique et administratif de s’appliquer dans les faits, quand il n’est pas tout simplement question d’opacité notamment en matière de dispositifs d’utilité et de générosité publique. Corruption, favoritisme, clientélisme sont parties prenantes du jeu de pouvoir y compris dans la société civile (parfois coiffée à tort d’une auréole de pureté). Des maux qui, sans congédier pour autant la force contraignante des textes de loi, savent très bien négocier avec les défaillances et les angles morts du système.

Au final, la société civile n’est-elle vouée à exister réellement que dans le registre du plaidoyer pour appuyer les changements politiques ou peut-elle organiser le bien commun d’une manière autonome et «apolitique» sans risque d’instrumentalisation de la part des réels détenteurs des pouvoirs souverains ?

Sans répondre complètement à cette question, le rapport insiste en revanche sur un fait : la société civile n’est pas vouée à répondre à des questions de service public au niveau national, ni outillée pour prendre en charge des prestations de service de cet acabit. La meilleure option relevée restant la promotion des activités de plaidoyer pour la défense des droits, afin de se faire le porte-voix des citoyens, et surtout des exigences citoyennes.

Encadré:

L’«Indice de la Société Civile» (ISC) est un programme de recherche lancé par le réseau international CIVICUS en 1999, afin de combler l’écart qui existe entre la place grandissante de la société civile et les faibles connaissances afférentes à celle-ci. Le programme de l’ISC participe d’une mise en perspective globale et comparative (au niveau international), et d’un travail d’identification des acteurs et des attentes (par les enquêtes nationales). La combinaison des deux permettant d’entrevoir en premier lieu comment se définit la société civile mondiale à partir d’un socle de principes communs, en second lieu de repérer rapidement les obstacles et les défaillances propres à chaque cas national, et voir ensuite comment y remédier.

Par ailleurs, l’indice de la société civile se veut un programme d’évaluation participatif. «Participatif» dans le sens où l’évaluation ne se fait pas de manière unilatérale par des observateurs extérieurs, mais au contraire se construit et tire ses conclusions à partir d’un écheveau d’indices provenant à la fois d’un échantillon de la population, d’un échantillon d’organisations de la société civile (OSC), et enfin de l’avis d’experts.

La création du «diamant de la société civile» , diagramme combinant 5 critères fondamentaux, est le fruit de ces exigences que sont l’approche comparative et la visibilité immédiate. Les 5 critères retenus sont le niveau d’engagement citoyen, la qualité de l’organisation, la pratique des valeurs, la perception de l’impact et l’environnement général dans lequel prend place la société civile étudiée.

Les études nationales ne prennent pas en compte dans leurs rapports la dimension comparative. Elément essentiel du projet d’indice de la société civile, cette dimension comparative fera cependant l’objet d’un rapport ad hoc rassemblant toutes les données recueillies au niveau mondial.

1 Données recueillies auprès du Secrétariat Général du Gouvernement au moment de l’enquête

2 CIVICUS est une ONG internationale fondée en 1991 par le rapprochement de leaders mondiaux de la société civile désireux de mettre en commun leurs compétences afin d’établir des liens entre les différentes situations nationales, mettre en place des cadres d’analyses communs et des outils de renforcement de la société civile

3 L’Espace Associatif est une association marocaine fondée en 1996 visant au renforcement et à la promotion du mouvement associatif pour le développement démocratique

4 «Indice de la société civile», http://www.civicus.org/images/stories/csi/ csi_phase2/morocco%20acr.pdf

5 La pyramide de Maslow permet notamment d’évaluer la hiérarchie des besoins d’une population et donc sa capacité à dépasser les nécessités vitales pour se consacrer à d’autres besoins qui naissent hiérarchiquement par palier de satisfaction (besoin physiologique, de sécurité, d’appartenance, d’estime et d’accomplissement)

Par : Michel Peraldi


Nationalistes, Légitimistes mais optimistes

Nationalistes, Légitimistes mais optimistes

Auteur : Laetita Grotti

Ils ont entre seize et vingt-neuf ans et sont donc nés entre 1981 et 1994. Tous ont grandi et appris dans un monde déjà globalisé. D’où le réel intérêt de l’enquête conçue par la Fondation pour l’innovation politique, «2011, la jeunesse du monde» qui, en sondant les jeunesses de 25 pays, permet de mieux cerner les opinions et comportements de ces générations, tout en les comparant1 (cf. encadré méthodologique).

D’emblée, cette première génération marocaine globalisée semble vivre la mondialisation de manière assez ambivalente. En effet, alors qu’elle est considérée comme une opportunité par 91% des Chinois, 87% des Indiens et 81% des Brésiliens, les Marocains et les Turcs sont les seuls des pays en développement qui restent partagés sur la question. Mieux encore, 55% des Marocains (un des taux les plus élevés du panel) considèrent que ce qui se passe dans le monde a peu d’impact sur leur vie. Plus prosaïquement, un Marocain sur deux (47%) doute des bienfaits de la technologie.

Si l’enquête couvre de nombreux champs, nous avons souhaité mettre en lumière ce qui caractérise les jeunes Marocains de leurs homologues étrangers.

Primauté du religieux et affirmation de solidarités

Premier élément frappant quand on observe la jeunesse marocaine à la loupe, le plébiscite de la religion dans des proportions très supérieures aux autres pays. Elle apparaît ainsi comme le premier élément constitutif de l’identité (92%)2 et ce, sans comparaison avec les 24 autres pays. De même, alors que dans le reste du monde, la jeunesse reconnaît toujours plus d’importance à la dimension religieuse dans son identité qu’elle n’est disposée à y consacrer du temps, «comme si le lien avec la religion devait davantage à des logiques d’affiliation qu’à des logiques d’engagement» expliquent les auteurs de l’étude, au Maroc ils sont 90% à se déclarer prêts à y consacrer du temps. Dans le même ordre d’idées, la foi religieuse apparaît comme la première valeur à transmettre aux enfants (56%) alors que partout ailleurs, ce sont l’honnêteté et la responsabilité qui ressortent nettement en tête. Mais, et c’est peut-être là un élément à creuser, 51% des jeunes Marocains préfèrent une société fondée sur la science et la rationalité plutôt que sur les valeurs spirituelles. Certes, la majorité apparaît faible mais elle semble indiquer une volonté de dissocier la foi (personnelle) de l’espace public.

Y a-t-il un lien de cause à effet entre la primauté du religieux et l’altruisme dont font preuve les jeunes Marocains ? Toujours est-il qu’avec les Brésiliens, ils se caractérisent par une attention particulière portée aux autres. Avoir un travail utile à la société est important pour plus d’un jeune sur trois (38%). Aider ceux qui en ont besoin en leur consacrant du temps ou de l’argent suscite un fort engouement (92%). L’idée que les plus pauvres doivent pouvoir bénéficier de soins de santé gratuits y est unanimement partagée (93%). Alors que dans la plupart des pays, les jeunes sont peu disposés à payer pour les retraites des générations antérieures, les Marocains sont parmi les plus solidaires (76%). Une idée que l’on retrouve dans l’envie de bénéficier d’une forte protection sociale plutôt que de payer moins d’impôt. Plus frappant encore, 91% des Marocains estiment important pour eux de contribuer au bonheur des autres. Des chiffres qui expliquent peut-être le réel intérêt pour le militantisme associatif dont font preuve les jeunes Marocains (63%).

Famille, je vous aime

Partout les relations familiales sont jugées précieuses. L’importance des liens familiaux se retrouve dans la place que les jeunes accordent à la famille dans la construction de leur identité personnelle (88% au Maroc). Non seulement, ils accordent une grande importance à la famille mais les jeunes Marocains sont aussi satisfaits de leur propre famille (88%), au point qu’ils préfèrent passer du temps avec elle (93%) plutôt qu’avec leurs amis (81%). De même, la famille est partout perçue comme le fondement de la société. Parmi les différents aspects de l’existence, le fait de fonder une famille est celui qui correspond le plus à l’idée que les jeunes se font d’une vie satisfaisante, après le fait d’être en bonne santé. Au Maroc, fonder un foyer est un projet dans lequel se retrouvent 46% des Marocains. Par ailleurs, 86% accordent une grande importance à l’assentiment de leur famille dans le choix de leur conjoint.

Quand identité rime avec appartenances collectives

Avec la religion (92% des jeunes Marocains interrogés), la nationalité (87%) et le groupe ethnique (75%) constituent les trois piliers de l’identité marocaine. Ce lien avec la dimension collective se retrouve également avec force dans l’importance que ces jeunes accordent à l’humanité (88%) dans leur identité, loin devant la jeunesse européenne (79%).

L’importance de toutes ces appartenances collectives dans la construction de leur identité explique peut-être pour partie l’ambivalence des jeunes Marocains vis-à-vis de leur société. En effet, s’ils éprouvent avec une force particulière le sentiment d’appartenir à leur société (83%) - seuls les Indiens (89%), les Israéliens (84%), les Brésiliens (80%), les Chinois (79%) et les Mexicains (78%) se situent à un tel niveau - ils ne s’y sentent pas forcément à l’aise. Près d’un jeune Marocain sur deux (48%) dit avoir le sentiment que la société n’est pas tolérante avec des gens comme lui. Sur ce point, seule la jeunesse turque exprime un niveau de malaise plus élevé (53%).

Un malaise que l’on retrouve formulé dans l’intention des jeunes de quitter leur pays pour vivre ou s’installer à l’étranger. Avec la jeunesse roumaine, la jeunesse marocaine est celle qui affirme le plus fortement le projet d’émigrer. Invités à dire s’ils aimeraient vivre là où ils vivent actuellement, ailleurs dans leur pays ou à l’étranger, 29% des Marocains choisissent l’étranger. Un chiffre qui ne manque pas d’interroger, surtout s’il est corrélé aux 72% de jeunes Marocains reconnaissant n’avoir jamais quitté leur pays (un des plus forts taux du panel).

Des jeunes légitimistes

Au regard du Mouvement du 20 février, enclenché dans le sillage des soulèvements arabes et porteur de revendications prônant une monarchie parlementaire, ces résultats éclairent d’un jour nouveau le clivage qui semble s’opérer dans la société marocaine. Car nos jeunes se montrent fort légitimistes, bien plus que leurs aînés. Ce point pourrait d’ailleurs rassembler toutes les jeunesses du monde : elles se montrent légèrement moins défiantes que leurs aînés à l’égard des institutions politiques. Alors que Marocains et Israéliens affichent des taux record de confiance en leur gouvernement (60%), au Maroc, l’écart avec la génération précédente est particulièrement significatif (+ 15 points). Partout, l’armée recueille la confiance d’au moins 40% des jeunes. Au Maroc, ils sont 66% à lui faire confiance, 59% à faire confiance à la police et 60% à la justice. Avec 73%, les institutions religieuses apparaissent les plus crédibles. Quant aux médias, ils sont partout discrédités et la défiance s’exprime lourdement. Exception faite du Maroc où, avec 53%, nos médias sont ceux qui, dans le monde, inspirent le plus confiance à leurs concitoyens !

Une modernité peu assimilée

Loin devant les autres pays, les Marocains apparaissent comme les plus conservateurs en matière de sexualité hors mariage. Ils sont en effet 85% à ne pas la juger acceptable. De même, ils sont les plus nombreux à exprimer une gêne avec les personnes ayant une orientation sexuelle différente de la leur (40%). Comme ils sont, de loin, les plus rétifs à l’égalité des sexes puisque 50% d’entre eux n’ont pas retenu ce critère pour définir leur société idéale. Et que dire de cette société idéale où loi et ordre sont majoritairement revendiqués (65%), devant les libertés individuelles ?

Mais, et c’est peut-être là le plus rassurant, les jeunes Marocains restent non seulement optimistes vis-à-vis de leur avenir personnel (77%) mais aussi, et en opposition avec la plupart des pays du panel, vis-à-vis de celui de leur pays (67%).

Encadré méthodologique

L’enquête «2011, la jeunesse du monde3» a été conçue par la fondation pour l’innovation politique (Fondapol). Sa réalisation a été confiée au groupe TNS Opinion qui a interrogé 32 714 personnes sur la base d’échantillons nationaux comprenant 1000 individus âgés de 16 à 29 ans, ainsi qu’un échantillon supplémentaire de 300 individus âgés de 30 à 50 ans (destiné à permettre les comparaisons entre les jeunes générations et les plus âgées). Le questionnaire a été administré dans 25 pays et dans chacune des langues nationales, soit 20 langues au total. Il comportait 242 items. La collecte des données a été effectuée entre le 16 juin et le 22 juillet 2010. La méthode des quotas d’âge, de genre et de lieu d’habitation a été utilisée pour assurer une bonne représentativité des échantillons. Toutefois, l’enquête ayant été administrée via un questionnaire électronique, les échantillons des pays émergents sont davantage représentatifs des catégories les plus aisées de la population. Il est important de souligner que quelques questions jugées sensibles, portant sur les appartenances religieuses n’ont pas pu être posées au Maroc, «non pas en raison d’une quelconque censure mais d’un refus de répondre suffisamment massif pour nous conduire à retirer ces questions du questionnaire marocain», expliquent leurs auteurs

1 Il est important de préciser que sur l’ensemble des pays arabomusulmans, seuls la Turquie et le Maroc sont représentés dans le panel pour des raisons liées à la faisabilité de l’enquête

2 Les pourcentages cités représentent l’agrégation des réponses «tout à fait d’accord» et «plutôt d’accord»

3 www.fondapol.org/sondages/france-2011-la-jeunesse-du-monde
 


Quels ponts numériques vers l'université?

Quels ponts numériques vers l'université?

Auteur : Mohamed Jaouad El Qasmi

S’il n’est pas question de contester la place croissante des TIC dans les diverses sphères d’activités économiques, il importe en revanche de questionner la place des TIC dans l’enseignement supérieur marocain. Pour cela, nous avons lancé une enquête entre avril et mai 20091 sur les pratiques d’enseignement des TIC dans les établissements d’enseignement supérieur au Maroc. Le présent article ambitionne modestement de mettre un coup de projecteur sur la discipline systèmes d’information (SI), un champ autonome dans les sciences de gestion qui reste jeune et à l’identité encore un peu floue (la confusion entre informatique et SI n’a pas totalement disparu). Pour atteindre cet objectif, nous avons développé un questionnaire autour des pratiques d’enseignement et de recherche dans le champ des SI. Notre population cible est constituée principalement d’enseignants-chercheurs appartenant à vingt institutions d’enseignement supérieur réparties ainsi : 7 Universités ; 6 Grandes Ecoles d’Ingénieurs ; 4 Ecoles de Commerce et 3 Ecoles Nationales Supérieures de Technologies. Sur 100 questionnaires envoyés, nous avons reçu 32 questionnaires exploitables. Le traitement de données a été effectué par le logiciel Sphinx version 4.5.

Pratiques et offres  de formation en SI

La majorité (97 %) des institutions de l’enseignement supérieur de notre échantillon offre des formations en SI. Globalement, les pratiques d’enseignement des SI au Maroc demeurent dans une logique technique où les questions posées sont vues essentiellement comme un problème de génie logiciel. Il s’agit avant tout d’assurer un enseignement orienté en grande partie (75% des cas) vers l’aspect technique (langage de programmation, méthodes de conception et base de données). L’aspect managérial reste très faible (25% des cas). Cette réalité est inadaptée aux évolutions économiques et managériales de ces dernières années. Nous savons aujourd’hui que l’introduction des TIC dans les organisations n’est pas un problème réductible à la seule dimension technique, qu’il s’agisse de l’infrastructure ou de l’architecture. Les difficultés liées à l’expression des besoins des utilisateurs, à l’alignement des TIC aux stratégies métiers, aux performances économiques et sociales expliquent l’émergence d’une approche d’enseignement d’inspiration managériale. Cette évolution ne s’est pas traduite malheureusement dans les cursus proposés dans les institutions d’enseignement supérieur au Maroc.

En regardant de près les cours proposés, nous constatons une offre très large permettant de doter les participants (étudiants et professionnels) d’une double compétence technique et fonctionnelle. L’orientation dominante reste celle de la description et de la modélisation. Les deux principaux cours de base offerts dans les institutions de notre échantillon sont «Introduction aux SI» (84%) et «Modélisation des SI» (81%). Ces cours mettent principalement l’accent sur les définitions du concept SI, les différents types SI et leur rôle et place dans les entreprises, comment les introduire et les modéliser pour améliorer l’efficacité des processus d’affaires et la compétitivité des entreprises. Viennent ensuite des cours plus techniques et axés davantage sur la gestion des projets informatiques (53%), les technologies web (50%), la sécurité des SI (43%). Enfin, d’autres cours plus pointus et à caractère stratégique, qu’on trouve principalement dans des masters professionnels ou des majeurs de master, complètent l’offre globale de notre échantillon : SI décisionnels (28%), gouvernance des SI (21%), urbanisation des SI (15%).

Cours disparates et faible implication DES «PROS»

Cette offre de cours est concentrée fortement en 2ème cycle (75%). Ce positionnement s’explique en partie par la nature des thèmes et problématiques traités qui exigent des pré requis et des connaissances de gestion des entreprises. En dehors du 2ème cycle, la présence des cours SI est assez dispersée dans les autres cycles de formation avec une faible présence dans les MBA (6,3%), MBA exécutif (3,1%) et la formation doctorale (6,3%). Enfin, signalons que seulement un quart (28%) des enseignements en SI est sanctionné par un diplôme. La nouveauté de la discipline dans le cursus universitaire marocain et son manque de visibilité pourraient expliquer ce constat.

Le corps professoral chargé d’assurer ces cours est composé de 60% d’enseignants permanents (titulaires d’un doctorat ou d’un PHD) et 20% titulaires d’un master de recherche ou professionnel. Les autres intervenants sont des enseignants vacataires (10%) et des professionnels (10%). Cette faible présence des professionnels peut paraître surprenante. Mais, quand on s’interroge sur le rôle des professionnels dans la conception et la réalisation des enseignements en SI, on constate la faible coordination entre le milieu universitaire et professionnel. 78% des institutions d’enseignement supérieur ne font pas participer les professionnels dans le processus de construction de leurs programmes axés sur les SI. Toujours dans la même logique, trois quarts (75%) des institutions n’ont pas de partenariat avec des institutions étrangères pour proposer des formations en SI. Paradoxalement, conscients de l’importance de plus en plus importante des SI dans les entreprises, la plupart des institutions marocaines (67%) pensent créer dans le futur de nouveaux programmes d’études en SI.

Explications des lacunes de la recherche en SI

Dans la discipline SI, l’activité d’enseignement est accompagnée souvent d’une activité de recherche. 35% des institutions de notre échantillon disposent de groupes de recherche en SI avec une moyenne de publication par an se situant entre 1 à 5. Autre indicateur intéressant, la moyenne des thèses de doctorats soutenues en SI se situe également entre 1 à 5.

Une étude menée par le DEPTNT (Département de la Poste des Télécommunications et des Nouvelles Technologies) en 2008 a identifié les structures et les axes de recherche en TIC dans les institutions d’enseignement supérieur au Maroc. Ces structures et axes sont également marqués par une prédominance d’une culture technique (exemples d’axes : bibliothèques et contenus numériques; infrastructures de réseaux et de services ; systèmes cognitifs, interaction et robotique, etc.). Bien que la production scientifique marocaine dans ce champ soit assez significative, elle demeure peu visible à l’international. Même au niveau national, l’absence de revues dédiées spécialement aux SI, en dehors de la revue électronique e-TI, participe à la marginalisation de cette discipline et à son isolement professionnel.  

Les enseignants-chercheurs marocains sont conscients des priorités et des défis de la discipline SI, mais ils sont confrontés à des problèmes quotidiens : moyens financiers et matériels insuffisants (coût élevé des abonnements et des licences d’accès aux revues, frais onéreux de participation à des manifestations scientifiques, niveau d’équipement en TIC encore très faible), carcan administratif, manque de compétences professorales, qui les bloquent dans leur volonté de production scientifique. Ces éléments réels sont à l’origine d’un manque de visibilité et réduisent les possibilités de former des collaborations ou des partenariats internationaux.

Quelques signes positifs laissent présager une amélioration de cette situation. La structuration de la recherche et la reconnaissance des efforts et des laboratoires par les instances publiques est en marche depuis deux ans. L’engagement d’une politique de développement qualitative et quantitative de l’offre de formation en TIC est potentiellement un gage de développement dans un futur proche.

De ces propos, dont l’objectif est d’ouvrir un débat, émergent quelques pistes et actions à mettre en place pour l’amélioration des pratiques d’enseignement et de recherche en SI. L’atteinte des standards internationaux passera par :

- la refonte radicale de la politique de formation et de recherche actuelle ;

- la valorisation des travaux de recherches des enseignants-chercheurs à travers un soutien pragmatique du gouvernement aux politiques de recherche au sein des universités ;

- le soutien des activités de recherche et de mobilité au niveau international ; 

- la création de ponts de collaboration entre les universités et les entreprises et la sensibilisation des décideurs de l’importance des SI dans les formations proposées ;

- recrutement des spécialistes en SI et investissement dans des équipements TIC.

 

Par : Mohamed Jaouad El Qasmi


Gérer une entreprise En Afrique

Gérer une entreprise En Afrique

Auteur : Catherine Alix-Mascart

En Afrique, l’importation des modèles étrangers de gestion est souvent vouée à un échec tant économique qu’humain. La littérature consacrée abonde pour dénoncer les fléaux endémiques du vieux continent et dégager des logiques d’interprétation : celle du retard qui stigmatise une Afrique dans la situation de l’Europe du début du XIXe siècle, et qui, en raison du développement technique ininterrompu de l’Occident, ne pourra jamais combler son handicap ; une logique du vide, selon laquelle les sociétés africaines ignorent certaines notions indispensables comme celle du temps ou de la responsabilité individuelle ; une logique de la différence enfin, qui tend à systématiser les différences de comportement entre Africains et Européens, comme si la culture et l’organisation sociale des premiers étaient irrémédiablement incompatibles avec les modèles, supposés universels, proposés par les seconds.

Lors de sa parution en 1999, le livre de Zadi ouvre une brèche dans les certitudes ambiantes et d’intéressantes perspectives. En Europe, un chef d’entreprise qui livre les « secrets » de sa réussite, c’est banal. En Afrique où, pour les « chefs », prédomine la culture du secret, c’est une grande première. En fait de gestion d’entreprise, l’auteur, alors PDG des compagnies d’eau et d’électricité de Côte d’Ivoire – la SODECI et la CIE -, sait de quoi il parle et peut se prévaloir d’un beau palmarès. En effet, ces deux filiales de Bouygues représentent alors un CA de 1,8 MMM de FF,1un effectif de 4600 personnes, particulièrement motivées, avec des résultats techniques et financiers de tout premier plan, notamment dans le domaine de la facturation et du recouvrement... un véritable exploit en Afrique.

Avant de délivrer ses recettes, M.Z.K. présente une « vue panoramique sur les thèses et théories qui courent sur l’échec économique de l’Afrique" Cet exposé renvoie dos à dos afro-optimistes et afro-pessimistes, dont le débat reste stérile à ses yeux, et se conclut par la nécessité devant laquelle se trouvent les Africains de « descendre en [eux-mêmes] pour dire ce qu’[ils] comptent faire, ce qu’[ils] font pour apporter un début de solution à [leurs] propres problèmes »

Dans la deuxième partie, l’auteur retrace le parcours de l’entreprise africaine depuis la colonisation et sa propension à une gestion bureaucratique. Après un rappel de ce que doit être l’entreprise moderne, il montre combien l’héritage colonial, marqué par le dirigisme, continue à pénaliser une économie dont les entreprises devraient être le moteur. Les colonies représentaient un réservoir de matières premières, une réserve de main d’œuvre à bon marché mais aussi un marché nouveau pour écouler les produits finis et soulager ainsi un marché européen saturé, selon une logique économique simple : « Les territoires ne devaient rien coûter à la métropole, tout en rapportant. »

 Cette politique économique n’a pu perdurer que par une très forte collusion entre administration et milieux d’affaires, et par la mise en place d’un arsenal réglementaire impressionnant, dont les jeunes Etats africains héritent à l’indépendance. La plupart des nouveaux dirigeants ne sont que de simples fonctionnaires, pratiquant « une gestion approximative qui n’était pas de nature à assurer la bonne santé financière et la pérennité des entreprises.  M.Z.K. démontre, exemples à l’appui, l’échec de la gestion de ces entreprises d’Etat ou d’économie mixte. On l’aura compris, le Président, comme on le nomme en Côte d’Ivoire, est le chantre d’une privatisation bien menée et de l’émergence d’une classe d’entrepreneurs nationaux, modernes, formés et compétents, au fait des réalités locales.

Travers et spécificités made in Africa

A aucun moment en effet, M.Z.K. ne remet en cause l’entreprise moderne de type capitaliste, mais plutôt les problèmes de son adaptation au milieu africain. Si le Japon ou les Tigres du Pacifique ont réussi leur révolution industrielle, c’est parce qu’ils ont importé les logiques de production, « tout en opérant une douce révolution culturelle. »

Le président répertorie alors ce qu’il appelle les « pesanteurs » de la vie communautaire ivoirienne. Tout d’abord, la pression communautaire : celui qui travaille est en général redevable de l’aide familiale – la famille est à prendre dans un sens très large -  qui lui a permis de faire des études. Il doit donc redistribuer à son tour. Le salarié est alors prêt à tout pour assurer son inextinguible devoir communautaire.

[photo manquante]

Second fléau, le mythe du chef : « Tout Africain est sujet de sa majesté »3. Cette soumission extrême nuit à la communication dans l’entreprise. Les collaborateurs disent toujours « oui », même s’ils n’ont pas compris ou s’ils n’ont pas les moyens d’exécuter l’ordre. L’entreprise est alors « telle une eau dormante » où tous les problèmes sont masqués. A cette toute puissance du chef, s’ajoutent une tradition du secret qui tourne fréquemment à la confiscation pure et simple de l’information, un respect de l’aîné qui pénalise initiative et créativité, et un conformisme endémique.

Autre travers africain : « le temps, ce n’est pas de l’argent ! » Heures perdues, absences et retards en tous genres sont monnaie courante et totalement contre-productifs. Quant à l’absence d’écriture et au recours continuel à l’oralité, ils favorisent l’imprécision des objectifs de management, la non-lecture des documents de gestion et des notes de service, les difficultés rédactionnelles, les sanctions seulement verbales, la difficulté de prise de notes, l’approximation dans la transmission des consignes.... Enfin, si l’on considère qu’il n’est de progrès sans croyance en l’autodétermination, fatalisme et pratiques magiques sont autant d’entraves au bon fonctionnement de l’entreprise.

Selon M.Z.K., il est possible de tirer parti de certaines de ces spécificités locales. En effet, judicieusement exploitée, la mentalité communautaire peut conduire à l’esprit de groupe, le sens traditionnel de la discipline et de l’hospitalité au consensus social...

La leçon du Président Zadi

M.Z.K. fait d’abord un historique très précis de son bilan, objectivement positif et cautionné par un préambule élogieux de la Banque mondiale. Nous laisserons de côté les résultats de sa gestion de l’eau et de l’électricité pour nous intéresser plus particulièrement au « système Zadi ».

Il s’agit tout d’abord de mettre en place une structure qui prémunisse l’entreprise des méfaits de la pression communautaire, source potentielle de malversations : dans chaque secteur, séparation nette des quatre fonctions (commerciale, administrative, technique, gestion du stock) en sections, tenues chacune par un responsable qui en réfère directement au directeur régional -« Trop de chefs, pas de chef »-, mais aussi délégation personnalisée des pouvoirs, décentralisation, culture de la coresponsabilité. Il en résulte un organigramme régional en râteau et une pyramide hiérarchique ramassée : direction générale, direction centrale, directions régionales, chefs de secteur, personnel d’exécution. On améliore ainsi la rapidité de réaction du service public, la circulation de l’information, l’efficacité des décisions et on repère plus vite les dysfonctionnements. Autre règle de gestion essentielle, destinée à limiter les risques de malversations : «Celui qui initie une action à incidence financière ne doit pas la conclure... »

Cette organisation ne peut être performante qu’avec des collaborateurs bien formés et ce, de façon continue. La compréhension de la politique budgétaire à chaque niveau de compétence, la maîtrise de l’outil informatique, l’appropriation de la politique managériale par les travailleurs complètent le système. Des logiciels de gestion des abonnés, bien adaptés aux besoins du terrain, ont été conçus en interne. Parce que les choix de gestion sont le résultat d’une observation attentive de la société, les postes où l’on reçoit les clients, manipule de l’argent ou gère les stocks sont réservés aux femmes qui s’y montrent plus efficaces et plus fiables.

Le système Zadi ne se contente pas de verrouiller les procédures : il cherche à recréer en interne les conditions d’entraide et de solidarité en cours dans la société traditionnelle, tout en valorisant les performances. Notation et intéressement aux résultats, mais aussi création de fonds sociaux de solidarité, d’épargne-emprunt et d’un fonds commun de placement. Une part non négligeable est accordée au cérémonial, si profondément ancré dans la culture africaine, afin de fédérer les équipes. Le souci de la justice et donc la pratique du droit, la concertation, le partenariat avec les syndicats, la bonne circulation de l’information sont autant d’échos familiers de la traditionnelle palabre.

En neutralisant les aspects les plus délétères des valeurs culturelles africaines, en valorisant au contraire ceux qui peuvent avoir un impact positif, cette expérience ouvre une voie originale. Elle confirme l’échec du best of way, de la pensée unique en matière de management d’entreprise. Cette approche, sensible à la contingence, et qui pour une fois lie culture et construction institutionnelle, vaut pour la Côte d’Ivoire, l’Afrique et sans doute bien au-delà, et rejoint paradoxalement les concepts occidentaux les plus avant-gardistes, sur le management des organisations et des personnes.

1 Culture africaine et gestion de l’entreprise moderne, Marcel Zadi Kessy, éditions Yaoundé Cameroun 1999

2 1, 8 milliards de francs CFA ?

3 Cheikh Anta Diop cité par MZK

 

Par : Catherine Alix Mascart


Les scénarii Afrique 2025

Les scénarii Afrique 2025

Auteur : Alioune Gueye

Le continent fait l’objet d’un sursaut d’intérêt teinté d’inquiétude sur son devenir. En 1999, l’Institut «Futurs africains», sous l’instigation du PNUD, a mené une réflexion sur l’avenir du continent.

L’objet de ce  travail, qui a impliqué plus d’un millier de personnes réparties dans 54 pays, était «d’identifier les logiques profondes gouvernant les comportements sociaux, politiques et économiques, qui donneront forme au futur». En somme, il s’agissait de faire de la prospective, c'est-à-dire de prévoir les futurs possibles, car l’avenir n’est pas le fruit du hasard ; il est aussi le résultat des hommes et des organisations.

La vision et la mobilisation des acteurs sont indissociables. «C’est par l’appropriation que passe la réussite des actions où l’anticipation éclaire les actions efficaces»1.

Cette véritable odyssée intellectuelle  visant à examiner les avenirs possibles a permis de construire quatre scénarii.

1- Les lions pris au piège

Ce scénario a été ainsi baptisé pour illustrer la difficulté des sociétés africaines à sortir d’une logique relationnelle de redistribution, qui ne permet pas de s’affranchir des inerties culturelles dans la quête du développement. Outre la logique relationnelle, les pouvoirs en place ne créent pas non plus les conditions favorables à l’émergence d’une classe d’entrepreneurs pour créer de la richesse et des emplois dont le continent a tant besoin.

Ce scénario est un scénario tendanciel car il est dans la continuité de ce que le continent  a connu ces dernières décennies. Toutefois, il n’est pas dit que le scénario «lions pris au piège» se réalisera. Et pour cause : les comportements évoluent qui pourraient renverser la logique relationnelle ; le changement peut venir de l’extérieur tant les dynamiques de la mondialisation peuvent bouleverser l’ordre établi.

Dans un tel scénario, les économies africaines en 2025 sont stagnantes, la productivité y est faible, le flux massif des populations rurales vers la ville n’a pas permis d’enclencher une dynamique d’industrialisation. Ce flux n’a pas permis que se développe une agriculture intensive à la périphérie des villes  pour nourrir une population principalement urbaine et évoluant dans le secteur informel. L’insertion de l’Afrique dans le commerce international ne s’est pas améliorée et son industrie manufacturière a été «balayée» par les produits asiatiques, principalement indiens et chinois, et l’Afrique reste en 2025 principalement exportatrice de matières premières. Les services publics restent très insuffisants, ne parviennent guère à faire face aux défis de l’éducation et de la santé, et vivent sous perfusion de l’aide internationale. Mais les citoyens, tout en se lamentant, se résignent à cet état de fait. En définitive, l’Afrique est marginalisée et ne compte pas sur l’échiquier international ; elle reste endettée, dominée, et largement tributaire de l’aide internationale. En deux mots, un scénario sans développement, mais également sans catastrophe.

2 - Les lions faméliques

Ce second scénario évoque «les Africains en proie à la violence sur des terres sans lois», en proie à la faim et au dénuement le plus complet.

Toutefois, à la différence du scénario précédent dans lequel l’hypothèse de travail était une société relativement stable, on s’appuie ici sur l’hypothèse des sociétés déstabilisées. Cette déstabilisation peut être due à des chocs exogènes, comme une baisse soudaine de l’aide extérieure, ou des cours des matières premières défavorables ; ou bien à des chocs endogènes, comme un conflit ethnique, ou des élections contestées.

L’évolution du scénario des «lions pris au piège» vers celui des «lions faméliques» est tout à fait probable. Même s’il n’affecte pas le continent dans son ensemble, il peut être localisé dans des régions africaines. Les exemples du Somaliland, du Libéria et de la Sierra Leone jusqu’à une date récente, avec tout ce qu’ils représentent de zones de non droit, de chefs locaux omnipotents, d’Etat fantôme,  illustrent bien ce scénario. La situation sanitaire y est catastrophique : l’exode des cerveaux -pour ceux qui le peuvent- est massif, tandis que le reste de la population se regroupe dans les camps de réfugiés et demeure dépendant de l’aide internationale (quand les jeunes n’ont d’autre perspective que l’enrôlement dans les milices armées).

[photo manquante]

3 - Les lions sortent de leur tanière

Le nom donné à ce scénario illustre que les Africains sont débarrassés des inerties culturelles de leur héritage ancestral, ce qui facilite leur nouvelle insertion dans le commerce international.

Ce scénario s’appuie principalement sur trois hypothèses.

  • de plus en plus d’Africains privilégient une logique rationnelle plutôt que relationnelle,
  • l’avènement d’une nouvelle génération d’hommes politiques en rupture avec les habitudes et comportements de leurs aînés,
  • une culture hybride combinant respect des valeurs ancestrales et pragmatisme économique se fait jour.

Quelques conditions sous-jacentes doivent être prises en compte pour faciliter la réalisation de ce scénario. On peut les considérer comme des hypothèses complémentaires. D’abord, la généralisation de l’éducation et l’amélioration du niveau de la santé, mais aussi l’implication des communautés religieuses dont certaines valorisent le travail, l'effort et la recherche du gain. A cela s’ajoute l’accent mis sur le développement et la maintenance des infrastructures et un environnement international pas trop défavorable.

Le NEPAD 2 n’a pas concrétisé les espoirs placés en lui. Mais pour la première fois de l’histoire du continent, les Africains ont élaboré une vision du développement. Ceci constitue le point de départ d’une certaine renaissance africaine.

En 2025, l’Afrique connaît une croissance économique qui confirme le déclenchement d’un processus d’accumulation du capital productif, semblable à ce qui s’est passé quelques années auparavant en Asie. Une nouvelle génération d’entrepreneurs africains décomplexée traite d’égal à égal avec les entrepreneurs asiatiques et européens ; ce qui facilite l’établissement de partenariats, d’autant que le cadre juridique est plus stable et sécurisant et que la main d’œuvre qualifiée est plus nombreuse et mieux formée. Le continent fabrique alors des biens manufacturés, l’agriculture est plus productive, l’économie informelle se structure de plus en plus. L’Afrique n’est plus seulement exportatrice de matières peu ou non transformées, elle s’appuie en plus sur son marché intérieur pour produire les biens et services dont il a besoin, marquant ainsi la fin de l’économie rentière.

L’Afrique reste toutefois endettée ; mais à la différence de la période précédente, cet endettement sert à financer des investissements, notamment dans les infrastructures et l’énergie si indispensables au développement.

Les nouveaux entrepreneurs s’allient aux politiques, ce qui entraine des conflits d’intérêt et crée des problèmes sociaux, liés à la remise en cause des valeurs traditionnelles toujours très vivaces, mais surtout à la redistribution des succès hérités de la logique productiviste.

L’Afrique est sortie de la marginalisation, mais à quel prix ? Les lions sont sortis de leur tanière, mais la nostalgie de leurs terres ancestrales les saisit de temps à autre.

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4 - Les lions marquent leur territoire

Dans cet intitulé, le concept de territoire renvoie à la fois à la dimension matérielle, environnementale, culturelle, politique et spirituelle.

Deux hypothèses sont à la base de ce scénario, sans doute le plus optimiste.

D’abord, la greffe entre la rationalité des pratiques occidentales et les valeurs culturelles africaines a été féconde. Puis, l’alliance entre les pouvoirs politiques et symboliques (politique, religieuse) s’est réalisée.

Quelques conditions sont nécessaires pour l’éclosion d’un tel scénario. Rappelons-les. Il faut en premier lieu une vision d’avenir de l’Afrique. En second lieu, un tri doit être opéré entre les valeurs motrices et les valeurs limitatrices de la culture africaine. L’investissement dans la formation et l’information est une condition importante, gage d’une appropriation par tous les acteurs. Ces efforts seront d’autant plus efficaces qu’ils seront articulés entre niveau local, régional et continental, et qu'ils s'appuieront sur une culture assumée de l’intégration. Sans oublier l’émergence de nouvelles formes de développement en écho à l’article de J. Stiglitz : «Vers un nouveau paradigme pour le développement»3.

Dans ce scénario, l’économie informelle connaît une hausse de productivité spectaculaire, qui peut avoir pour conséquence l'alimentation du budget de l’Etat grâce au paiement de taxes selon une fiscalité «étudiée».

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On note également l’émergence d’entrepreneurs culturels dans des secteurs aussi variés que la peinture, la sculpture, la musique… où des marques africaines s’imposent sur le marché international à la recherche de produits spécifiques. Les pouvoirs publics sont plus efficaces et utilisent les outils de gestion modernes des entreprises privées. Une nouvelle citoyenneté émerge, porteuse d’une vision partagée et collective du développement qui permet à son tour à une démocratie tropicalisée de s’exprimer. L’Afrique n’est plus en marge de la mondialisation, elle est mondialisatrice à son tour. Les lions ont conservé le territoire  mais ils l’ont marqué de leur empreinte.

A quinze ans de cette échéance, il se trouve que les quatre scénarii se réalisent, mais dans des espaces différents du continent, confirmant ainsi l’hétérogénéité des pays et des parcours. L’enjeu reste toutefois la dynamique d’ensemble vers le développement, car aucun pays n’a intérêt à avoir la pauvreté à ses frontières. Et sur ce plan, il reste encore du chemin à parcourir.

1 «Manuel de Prospective stratégique : une indiscipline intellectuelle», Miche GODET, Ed Dunod, 2007.

2 New Economic Parternership for African Development

3 L’Economie politique n°5 (1er tr. 2000)

 

Par : Alioune Gueye


Le Maroc a-t-il une stratégie économique ?

Le Maroc a-t-il une stratégie économique ?

Auteur : Caroline Minialai

Un rien provocateur, l’intitulé du rapport du Cercle d’Analyse Economique de la Fondation Abderrahim Bouabid,  paru en juin dernier,  «Le Maroc a-t-il une stratégie de développement économique ?», n’en constitue pas moins une question récurrente chez les économistes. D’où notre choix éditorial de mettre en avant certains axes d’analyses et de réflexion plutôt que d’en publier une synthèse exhaustive.

Dépassant les problématiques conjoncturelles, les auteurs de ce rapport analysent les actions entreprises par les pouvoirs publics pour accélérer la croissance et mener le Maroc sur le chemin des pays à «revenu intermédiaire élevé». Un objectif qui ne peut être envisagé que si le rythme de croissance est élevé et riche en développement humain. L’analyse est à ce niveau mitigée. De fait, la croissance de la dernière décennie, bien que plus forte et moins volatile que celle de la précédente, n’apparait guère exceptionnelle en comparaison avec d’autres économies des pays émergents, ni au vu des circonstances extérieures favorables.

Précisons ici que les auteurs sont conscients que les effets d’une politique économique s’étudient sur du très long terme et que le lien entre une politique publique et ses impacts est économétriquement assez faible. Ils choisissent néanmoins d’interroger différents domaines soit parce qu’ils sont facteurs d’accélération de croissance selon la théorie économique, soit parce qu’ils font l’objet d’une attention particulière de la part du gouvernement marocain.

Le Maroc et les échanges extérieurs

Les investissements directs étrangers ont fortement augmenté depuis le milieu des années 90, sans que cette augmentation soit remarquable par rapport aux autres pays de la région ou aux autres pays émergents (graphe 1). De plus ces investissements, fortement dépendants de l’analyse faite par les investisseurs étrangers de la situation du pays, restent très concentrés dans le tourisme et l’immobilier.

La balance commerciale marocaine, déficitaire, se dégrade depuis 2003 et surtout les exportations sont très peu diversifiées et très concentrées. Les exportateurs restent les acteurs des secteurs historiques tels que le textile, les phosphates, les produits électriques à faible contenu technologique ou les aliments frais. Le pays innove donc peu, ou ses innovations ne sont pas valorisées à l’extérieur, mais globalement la part des exportations marocaines sur la scène mondiale se réduit, probablement car l’avantage comparatif révélé du Maroc reste concentré sur les secteurs traditionnels.

Le manque de compétitivité du Maroc dans ses échanges économiques avec l’extérieur, combiné à une contribution de la productivité à la croissance que les experts estiment négati freinent et la croissance et les transformations structurelles de l’économie.

Le Maroc et sa stratégie économique

Si le terme stratégie relève à l’origine du vocable militaire, le dictionnaire la définit comme «l’art de coordonner des actions et de manœuvrer pour atteindre un but». Les auteurs du rapport s’intéressent donc ici au décryptage de la stratégie nationale, qui permettra, en augmentant la croissance, de mettre le pays sur le chemin des «pays à revenu intermédiaire élevé».

S’il est encore trop tôt pour mesurer les effets des programmes consacrés au PIB industriel ou au PIB agricole et savoir si un de ces deux secteurs pourra être le moteur de notre croissance, on peut d’ores et déjà s’intéresser aux secteurs de l’immobilier, du tourisme et des infrastructures, triptyque mis en avant par nos dirigeants. Ces trois piliers de la politique économique ont en commun leur forte dépendance vis-à-vis de l’extérieur : l’engagement des touristes ou des investisseurs est fonction d’un grand nombre de contraintes que le gouvernement ne peut pas entièrement maîtriser (géopolitique de la région, croissance des autres pays émergents…). Mais au-delà de cette dépendance, chacun de ces axes pose problème en termes de contribution à la croissance.

  • Les études en science économique traitant de la contribution du tourisme au PIB ont des résultats très contrastés et ne répondent pas à la question de qui du tourisme ou de la croissance est la poule ou l’œuf ? De plus le Maroc est déjà «spécialisé» dans le domaine touristique dont les recettes comptent pour 8,2% du PIB (contre 3,8% en Espagne) et 20% des exportations de biens et de services (contre 14% en Espagn, et ce secteur est un des plus performant de l’économie marocaine. Enfin le tourisme peut aussi avoir des effets négatifs induits et particulièrement la désindustrialisation ou «maladie hollandaise».
  • Le secteur immobilier, s’il génère des emplois et de la croissance dans le bâtiment et les travaux publics, n’en est pas pour autant moins controversé quant à sa capacité à être un des leviers de la croissance future. En effet, l’immobilier résidentiel est une accumulation de capital non productif : une fois construit il ne produit rien. Les sommes investies dans ce secteur (1er bénéficiaire des avantages fis le sont au détriment de l’accumulation d’actifs productifs (et donc générateurs de croissance). De plus, les externalités négatives sont fortes : impacts négatifs de la spéculation sur l’épargne, risque de désindustrialisation, inflation immobilière et dégradation du niveau de vie des plus modestes et risque de bulle spéculative pour ne citer que les principales.
  • Les théories de l’économie du développement travaillent depuis les années 50 sur une possible corrélation entre croissance et infrastructures de développement. Mais le lancement de «grands chantiers» ne peut à lui seul être le socle de la croissance future d’une nation.  En effet, leur impact positif sur la croissance n’est prouvé que si ces aménagements répondent de manière efficace à une demande, qu’ils sont gérés de manière efficace, qu’un certain niveau de concurrence existe et que les utilisateurs finaux sont partie prenante.

La stratégie de développement économique du Maroc semble donc peu pertinente voire manquer de vision afin de garantir à la prochaine génération un niveau de vie meilleur qu’actuellement.

Mais les choses ne sont pas si simples, car il faut tenir compte du contexte et des contraintes qui s’imposent. Les auteurs du rapport identifient, compte tenu du contexte historique, géographique, social et politique, deux méta-contraintes à la construction d’une véritable politique de développement économique.

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La faiblesse du système de gouvernance économique freine la définition et la mise en œuvre d’une politique publique de développement économique. Les économistes du développement, en particulier les institutionnalistes, défendent l’idée selon laquelle le développement n’est possible que si des institutions existent pour défendre les droits de propriété et coordonner la politique publique par exemple. Selon cette approche, la gouvernance marocaine est déficiente. Le système électoral est défavorable à l’émergence d’une cohérence forte au sein du gouvernement, l’architecture gouvernementale ne permet pas de façon institutionnelle la coordination des politiques publiques, le nombre d’acteurs publics non gouvernementaux s’accroît et  leur contrôle est faible. Enfin, à ce jour, le Maroc ne dispose pas d’un système indépendant de contrôle et d’évaluation des politiques publiques.

La deuxième contrainte mise en avant par le rapport est celle de l’«analphabétisme économique» des dirigeants. Même si celui-ci a tendance à diminuer, ce manque de connaissances et de culture économiques empêche la coordination des politiques publiques et ne permet pas toujours de tirer les enseignements des expériences passées dans les économies en développement dans le monde.

 Alors que faire ?

Réformer ! C’est le mot de la fin. Réformer pour construire les institutions et les mécanismes nécessaires à l’élaboration, la mise en œuvre et le contrôle de politiques publiques concertées de développement économique.

Par : Caroline Minialai


Faire avancer un statut pas très avancé

Faire avancer un statut pas très avancé

Auteur : Aziz El Yaakoubi

Le Maroc ressemble à un arbre dont les racines nourricières plongent profondément dans la terre d’Afrique et qui respire grâce à son feuillage bruissant des vents d’Europe». Cette formule, que l’on doit à Hassan II (Le Défi, 1976), montre que les ambitions européennes ne datent pas d’hier. En réalité, le monarque n’avait guère fait d’efforts pour voir aboutir la première demande officielle d’adhésion, adressée le 15 juin 1984 à François Mitterrand, alors président en exercice du Conseil européen. Ce n’est qu’en 1996 que les relations entre le Maroc et l’Union européenne (UE) se formalisent, avec la signature de l’accord d’association. Un prélude au statut avancé, que le Maroc ne doutait pas d’obtenir rapidement. «Partant du principe que le Maroc était le seul pays à avoir une structure permanente de «dialogue politique renforcé» avec l’UE, l’État marocain estimait qu’il pouvait donc aller aussi loin et aussi vite que possible dans la construction de cette relation pour concevoir, le moment venu, un nouveau cadre juridique et institutionnel qui aille au-delà de l’association», analysent Larbi Jaïdi et Ivan Martin dans leur rapport publié par l’IE-Med à barcelone.

A présent que le statut avancé a été signé (en 2008), le grand défi, selon les deux chercheurs, est de concrétiser les possibilités qu’il offre. En effet, l’analyse du document conjoint publié après l’accord et le bilan de sa première année d’application suscitent quelques doutes sur la valeur ajoutée de ce nouveau cadre. A cela, il faut ajouter que cet accord n’a aucune chance d’aboutir s’il n’est pas simultanément accompagné d’une politique d’intégration régionale au sein du Maghreb.

Avancées concrètes ?

Sur le papier, cet accord entre le Maroc et l’UE a plusieurs objectifs : le renforcement des relations bilatérales afin «d’accompagner la dynamique endogène que connaît le Maroc» et d’accélérer le mouvement du partenariat Maroc-UE ; l’intégration du Maroc au marché intérieur de l’UE en «reprenant progressivement l’acquis communautaire de l’UE» la conclusion d’un accord de libre-échange global et approfondi ; la connexion du Maroc aux réseaux transeuropéens de transports et des TIC, ainsi que la participation du Maroc à certains programmes et agences communautaires.

Ainsi, le statut avancé se résumerait à une adhésion du Maroc à l’acquis communautaire, qui pourra en échange participer à certains programmes communautaires, accéder au marché unique et bénéficier d’une assistance financière «appropriée». «Le document conjoint reste avant tout un accord pour continuer à négocier et apprendre sur le chemin, au fur et à mesure de la mise en œuvre de ses actions. Il n’a aucun caractère contraignant, n’entraîne pas d’engagements fermes des parties», résume le rapport de l’IEMed.

Les intérêts sont bien sûr présents des deux côtés mais les divergences semblent donner du fil à retordre à la concrétisation de ce statut. Le rapport souligne que même si les avancées sont évidentes en termes de processus de rapprochement des relations, pour les dossiers substantiels, en revanche, les progrès sont beaucoup plus mitigés. Aucune avancée concrète n’a été observée, ni en matière de libre-échange, ni sur les perspectives d’assistance financière, pas plus qu’au niveau de la mobilité des personnes. La conclusion des négociations sur la libéralisation agricole, prévues tous les cinq ans dans le cadre de l’accord d’association, annoncée en décembre 2009 par la Commission européenne et le gouvernement marocain, marque un pas en avant. Cependant, elle doit encore être ratifiée et, surtout, elle ne change pas la logique du système de quotas, calendriers de commercialisation et prix minimaux jusqu’à présent en application. Notamment pour les fruits et légumes les plus sensibles qui représentent un potentiel important pour le Maroc (tomate, ail, clémentine, fraise, courgette et concombre). «Dans tous les cas, le statut avancé ne semble avoir eu aucun impact décisif sur la dynamique des négociations commerciales qui ont suivi leur cours au même rythme qu’auparavant, que ce soit dans le secteur agricole, les services ou le droit d’établissement», alerte le document.

Des pistes et des pistes…

Pour dépasser ces blocages et donner de la substance à cet accord, les deux chercheurs formulent plusieurs recommandations. En premier lieu, il faudrait formaliser les engagements pris par les deux parties par un nouvel instrument conventionnel bilatéral, établissant le statut avancé comme un partenariat privilégié, spécifique et stratégique, au-delà des déclarations d’intention et des aléas politiques du moment. Autre recommandation : la réforme des institutions de suivi de l’accord d’association constitue un préalable nécessaire à l’efficacité de la mise en œuvre du statut avancé. Ces instances jouent un rôle central dans la gestion des relations entre les deux parties, mais leur fonctionnement souffre de certaines défaillances (faible fréquence des réunions, surcharge du Conseil, politisation, gestion de l’urgence…).

La troisième piste insiste sur le fait d’impliquer la société civile, les entreprises et les syndicats à tous les niveaux du statut avancé. La création d’un «sous-comité société civile» dans le cadre du Conseil d’association UE-Maroc, pourrait constituer une première étape dans cette direction et permettrait de mesurer l’engagement des acteurs sociaux dans le processus du statut avancé. Larbi Jaïdi et Ivan Martin suggèrent également la création d’un «Comité de suivi du statut avancé», composé d’un nombre limité d’experts indépendants et représentants de la société civile des deux parties. Ils seraient chargés d’élaborer un rapport annuel sur les progrès du statut avancé, en s’appuyant sur les indicateurs définis d’un commun accord.

Assistance financière

Afin de permettre une meilleure mobilité entre les deux rives, les chercheurs ajoutent que l’UE et le Maroc doivent conclure un accord dans le cadre du Programme bilatéral de coopération transfrontalière, faisant allusion au projet de tunnel transméditerranéen. Les deux parties gagneraient aussi, toujours selon le rapport, à ratifier dans les plus brefs délais l’accord sur la libéralisation du commerce des produits agricoles, agricoles transformés et de la pêche, conclu entre la Commission européenne et le gouvernement du Maroc. Ceci dans le but d’ouvrir des négociations pour un accord de libre-échange global et approfondi. Autre recommandation : définir clairement la forme de l’assistance financière européenne au Maroc, même s’il n’est pas possible, pour l’instant, de prendre des engagements fermes et précis tant que les budgets 2014-2018 ne sont pas établis. Sur le plan humain, afin de promouvoir une intensification des contacts entre les peuples, Larbi Jaïdi et Ivan Martin préconisent l’instauration d’un fonds de promotion, de financement et de gestion des échanges entre les sociétés du Maroc et des États membres de l’UE : échanges culturels, scolaires, universitaires ou encore professionnels. Ce «Fonds d’échanges avancés UE-Maroc» pourrait être mis en place immédiatement.

La onzième recommandation, qui fait également office de conclusion, consiste à clarifier de façon explicite l’offre européenne en termes de mobilité des personnes, en échange de la signature de l’accord de réadmission des nationaux des pays tiers qu’elle exige. Les chercheurs suggèrent d’imiter l’exemple de la politique de l’UE vis-à-vis des pays de l’Europe de l’Est. Le but est d’aller, à long terme, vers une libéralisation des visas, afin de permettre la libre circulation de la main d’œuvre.

A bon(s) entendeur(s)…

 

Par : Aziz El Yaakoubi


L'ascension des chefs d'entreprises soussis

L'ascension des chefs d'entreprises soussis

Auteur : Farid Boussaid

L’accession des Soussis à de hauts milieux économiques et politiques a toujours fait l’objet de nombreuses recherches. Elle reste de nos jours un sujet d’intérêt comme en témoignent de nouveaux articles récemment parus, comme ceux consacrés à l’actuel ministre de l’Agriculture, Akhennouch, et à ses origines soussies. Un éminent observateur de la société marocaine, John Waterbury, consacra tout un livre à un commerçant soussi, en l’occurrence Hadj Brahim, dans une tentative de comprendre la montée des Soussis, le sens de l’identité du groupe et la manière dont ils se sont adaptés à la ville durant les quelques décennies turbulentes qu’a connues le Maroc avant et juste après l’indépendance. Le récit que ce spécialiste consacra à la vie de Hadj Brahim semble suggérer que la réussite entrepreneuriale des Soussis repose d’une part sur leurs caractéristiques propres, et d’autre part sur le contexte dans lequel ils opérèrent.

Sur la voie des juifs

Par le biais du récit consacré à Hadj Brahim, Waterbury établit une brève description du contexte économique et politique au sein duquel les chefs d’entreprise soussis  furent en mesure de mettre le pied hors de leurs villages et de leurs vallées.

L’une des principales circonstances qui permirent aux Soussis d’échapper à la pauvreté dans les villages et de s’aventurer dans le commerce était l’expansion des «villes nouvelles» dans les cités marocaines. Les commerçants soussis surent ainsi profiter du pouvoir d’achat des Européens dans les villes. Ils ouvrirent alors boutique  principalement à Casablanca. Mais quand la concurrence devint plus féroce en raison de l’afflux massif de membres de tribus, notamment après l’indépendance, certains d’entre eux choisirent de fournir les quartiers des villes marocaines, allant même jusque dans les bidonvilles. Or, à mesure qu’ils s’installaient dans ces quartiers nouvellement construits, ils comptaient sur une clientèle marocaine à revenu fixe.

Par la suite, ils tirèrent profit de la Seconde guerre mondiale, lorsque se produisit le débarquement des alliés, et  avec les Américains comme clients, les années de crise furent vite oubliées. L’essor des investissements français après la Seconde guerre mondiale et la croissance des villes furent  propices aux affaires, et cela signifia aussi que l’ascension des Soussis n’avait pas à se réaliser au détriment d’autres groupes comme les juifs ou les Fassis. De fait, les juifs donnèrent même un coup de main aux Soussis. Lorsque les juifs portaient leurs choix sur d’autres professions ou passaient à d’autres activités commerciales, leurs positions étaient en premier lieu occupées par les Soussis. Ainsi, alors que  les Soussis détenaient principalement l’alimentation de détail et de gros, les Fassis étaient fermement établis dans le commerce des draps. Toutefois, les membres des trois groupes surent coopérer à la mise en place de grands projets, en particulier dans le milieu des grands hommes d’affaires.

 Il n’en reste pas moins vrai que la capacité d’adaptation des Soussis dans les villes est illustrée par leur coopération étroite avec les juifs. Cela fut particulièrement visible dans le commerce du thé, produit important dans une nation de fervents consomateurs de ce produit. Les juifs avaient de longue date établi des liens avec les exportateurs de thé britanniques. Le commerce d’importation était dominé par une poignée de familles juives et les commerçants soussis pouvaient garantir aux importateurs juifs un flux constant d’acheteurs à travers le pays. Comme la consommation de thé est intimement liée au sucre, les grossistes soussis avaient un ardent désir d’avoir la franchise du sucre produit par la société française «Consuma». Ces liens leur permirent de devenir l’un des plus importants négociants en thé et en sucre.

Avec la nationalisation de l’importation du thé en 1958, l’emprise juive sur les importations de thé était brisée. Cela fournit une nouvelle opportunité aux Soussis, qui s’adaptèrent facilement à l’intervention de l’Etat. Ils obtinrent des franchises et certains devinrent des conseillers pour le nouvel Office national du thé. Ensuite, en raison de leur connaissance approfondie du marché, ils furent capables de manipuler cette nouvelle institution et ont ainsi profité du marché noir émergent du thé. Le marché du thé aurait été dominé dans les années soixante par seulement dix commerçants soussis.

Outre le commerce, les négociants soussis furent également actifs dans la sphère politique. C’est ainsi qu’ils participèrent à la première grande grève industrielle contre «Consuma», en 1936. Plus important encore, ils prirent part au mouvement de résistance en milieu urbain. Les commerçants soussis dans la ville avaient en effet un vaste réseau qui se révéla très précieux dans l’organisation de la résistance en milieu urbain au cours de la lutte pour l’indépendance. Les Français tentèrent alors d’exploiter la rivalité entre Soussis et Fassis, mais ils échouèrent. Les Soussis, eux, ont beau être contrariés par la domination fassie dans l’Istiqlal, la plupart choisirent cependant de serrer les rangs et de lutter ensemble pour l’indépendance.

Lorsque le Maroc devint indépendant en 1956, cette activité de résistance fut récompensée par le nouveau gouvernement par l’octroi de licences et de franchises. Toutefois, les Soussis étaient indignés par le fait que la plupart des récompenses furent reçues par les plus instruits et les plus riches des Fassis. Alors, quand des membres de l’Istiqlal, les plus militants et les plus intellectuellement engagés, rompirent avec leur parti et formèrent l’UNFP, de nombreux Soussis y adhérèrent, trouvant là une possibilité de sortir de la coupe de la bourgeoisie fassie. Leur première victoire eut lieu en 1960 avec l’élection d’un grand nombre de Soussis à la Chambre de commerce de Casablanca. Mais les commerçants soussis engagés dans la politique ne semblaient pas être motivés par des questions d’ordre politique, ils semblaient plutôt chercher à accéder à des réseaux. Ils pensaient donc en termes matériels. Voilà pourquoi lorsque la rhétorique des intellectuels devint trop abstraite et socialiste, ils perdirent tout intérêt pour l’UNFP qu’ils commencèrent à quitter, surtout quand l’opposition des militants de ce parti fut soumise à une plus forte répression du Palais. Certaines figures de proue au sein de la communauté soussie furent attirées par le FDIC (Front pour la défense des institutions constitutionnelles), nouveau parti pro-palais, qui était considéré comme anti-Istiqlalien et anti-fassi. Puis une fois l’activité du parti en question en régression dans la deuxième moitié des années soixante, de nombreux Soussis eurent l’idée de mettre en place une organisation pour la médiation d’intérêts collectifs, telle que l’Union marocaine des grossistes de produits alimentaires. Pour la plupart des Soussis, la politique était une autre manière de faire des affaires, et pour cela le pragmatisme était essentiel.

Par delà le particularisme soussi

Parmi les principales raisons qui incitèrent les Soussis à chercher un gagne-pain ailleurs figurent les conditions de vie pénibles. Ceci explique entre autres leur implication dans le commerce transsaharien et leur migration vers des villes du Nord  comme Tanger et Fès. Même si les querelles étaient assez fréquentes et souvent motivées par la rareté des ressources, la migration des hommes vers le Nord créa sa propre dynamique, dont la principale motivation était la concurrence pour le prestige de quitter le village. L’argent gagné dans la ville était réinvesti dans le village, essentiellement dans la construction de  maisons et de villas1.

Leur succès dans le commerce est généralement attribué à leur travail acharné et à leur tempérance et leur modération2. Les commerçants soussis ne cherchent pas en effet à réaliser des gains rapides, mais capitalisent lentement leurs bénéfices. Leur esprit d’entreprendre signifiait toutefois qu’ils pouvaient opter aussi facilement pour le court terme en adoptant un comportement spéculatif, plutôt que d’investir à long terme. Mais un facteur de succès essentiel joua en leur faveur : les commerçants soussis furent toujours capables de vendre au meilleur prix. Comme ils étaient relativement nouveaux  dans le commerce de détail, ils n’étaient pas contraints par des traditions anciennes et pouvaient innover dans leurs entreprises. Ce qui distingue les Soussis des Arabes de la Chaouia, par exemple, est que les premiers ne sont pas découragés par la complexité de la ville et sont suffisamment avertis pour bénéficier des opportunités d’affaires que la ville leur offre. Aux yeux de Waterbury «les Soussis allient le manque de scrupules levantin et une dévotion calviniste à la tâche, sans en attendre toujours une réussite durable»3.Aussi intéressante que soit la description des normes qui motivent le comportement de Hadj Brahim, Waterbury reste conscient que les généralisations ne sont pas toujours utiles : «Le Hadj est, dans les dires et les faits, pour le travail sans relâche et la compétence, la modération et la planification, l’effort personnel, la vie saine et la piété. Pourtant, il viole parfois, dans les dires comme dans les faits, chacune de ces normes»4.

La concurrence dans la ville est féroce et impitoyable. Cela ne signifie pas que les Soussis ne s’entraident pas ; bien au contraire, l’octroi de crédits et  le montage de coentreprises sont choses courantes entre les membres de la famille et ceux de la tribu. La crainte de perdre sa réputation est un bon moyen de prévenir les défauts de paiement des commerçants.

Par contre, faire partie d’un système de crédit communautaire assure une place au sein du réseau, et crée donc une certaine forme de cohésion entre les commerçants.

La rivalité interne si caractéristique de la vie au village fut reproduite dans la ville au travers de la concurrence commerciale5, mais l’identité du groupe permit également  aux Soussis de maintenir un front commun face à la concurrence extérieure. Le fait de s’être aventuré dans le commerce permit de conserver la cohésion du groupe plus facilement que si les Soussis avaient opté pour un travail salarié. Même s’il semblait que les Soussis avaient tendance à préférer le commerce plutôt que le travail salarié, ce qui est illustré par le proverbe: «Frank diyal Tijara khayr min myat ijara», ou littéralement «un centime provenant du commerce vaut mieux que cent centimes perçus pour un travail de salarié».

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Lorsque les Soussis commencèrent à s’implanter également  dans le commerce en  gros, ils eurent l’occasion d’aider les nouveaux arrivants de la tribu à monter leurs épiceries. Les anciens liens tribaux furent mis en service pour accéder aux  places marchandes dans les villes. Les grands patrons apparurent alors au sommet d’une hiérarchie verticale. La place dans la hiérarchie était déterminée par le succès commercial et non pas par l’affiliation tribale. Cependant, les codes des groupes pouvaient être utilisés pour résoudre les problèmes entre eux sans avoir à recourir aux tribunaux.

 Selon Waterbury, le succès des Soussis ne s’explique par rien d’inhérent à leurs groupes. Lorsque les circonstances poussèrent certains d’entre eux vers le commerce, certaines de leurs caractéristiques vinrent à maturité. Les Soussis ne quittèrent d’ailleurs  pas tous leurs villages pour le commerce, certains s’installèrent en Europe pour devenir ouvriers, et là cette même ingéniosité avait moins de valeur. La seule chose qui peut-être distingue les Soussis des autres Marocains, c’est qu’ils ont tendance à être plus prompts à saisir les opportunités qui leur sont présentées. Le fait qu’ils s’aventurèrent dans le commerce leur permit, plus qu’à d’autres tribus, de maintenir une sorte de cohésion de groupe à travers les réseaux commerciaux.

Ce ne sont toutefois pas des créateurs, au sens le plus fort du terme. Ils investissent des milieux d’affaires déjà constitués. Pour qu’ils fassent partie de l’élite au pouvoir décisionnel «ils [devraient] infiltrer les professions, l’armée et la bureaucratie […]. Mais alors nous n’aurions plus affaire au phénomène soussi. La pratique du commerce dans le Nord, comme celle de l’agriculture dans la vallée, deviendraient alors des réminiscences du passé soussi, une phase importante de leur accès au statut d’élite, où ils ne seraient plus le rouage du grand dessein de quelqu’un mais des concepteurs eux-mêmes» .

Cette ascension, comme Waterbury l’a souligné dans les dernières observations de son livre, a été accomplie par de nombreux Soussis appartenant à l’élite économique et politique marocaine. Leur réussite n’est pas due uniquement à des prédispositions typiques, mais elle s’explique également par une prise en compte du contexte dans lequel ils eurent à intervenir. Il serait enfin intéressant de noter que la catégorisation en termes de Soussis est encore courante, soit par ceux qui analysent la société marocaine et écrivent à son sujet, soit  par les Soussis eux-mêmes, ce qui en fin de compte montre que l’héritage inhérent à des tribus et à l’identité du groupe revêt encore de l’importance.

 

Par Farid Boussaïd


L'esprit d'entreprise ou d'entreprendre?

L'esprit d'entreprise ou d'entreprendre?

Auteur : Laetita Grotti

Qui sont les chefs d’entreprise au Maroc? Quelles sont les motivations à l’origine de leur passage à l’acte ? Quelles sont les principales caractéristiques des sociétés créées ? Quelles difficultés rencontrent ces chefs d’entreprise dans leur démarche ? A l’inverse, sont-ils soutenus, conseillés, orientés au cours des différentes phases du processus de création ? Autant de questions auxquelles l’étude menée par le cabinet For Conseil, mandaté par le Centre des Jeunes Dirigeants (CJD), tente d’apporter des éléments de réponse1 et ce en vue d’élaborer une stratégie permettant un développement significatif de l’entrepreneuriat au Maroc.

Un premier constat tout d’abord : avec 57 091 entreprises créées en 2007, le Maroc a enregistré une augmentation de 20% du nombre de créations d’entreprises entre 2003 et 2007. Notons à cet égard que les «sociétés personnes morales» ont connu une évolution de 134% contre une régression de 14% de la forme juridique «personne physique». Si les promoteurs de l’étude relèvent l’impact évident qu’ont les mesures incitatives sur le potentiel entrepreneurial d’un pays et, partant, l’impact qu’ont eu les initiatives d’accompagnement auprès des créateurs au Maroc, ils n’en soulignent pas moins que l’offre actuelle des intervenants en pré-création, création et post-création ne touche guère plus de 15% des 57 000 entreprises créées (le Maroc compte une quinzaine d’organismes publics, privés et associatifs de soutien). Un beau chantier en perspective !

L’entreprise : une affaire d’hommes «opportunistes»

Sans grande surprise, la création d’entreprise reste un acte essentiellement masculin (78,5% contre 21,5% des femmes) accompli à un âge relativement mature, puisque l’âge moyen est de 34 ans (63% des créateurs sont situés dans la tranche d’âge 25-35 ans. Si on allonge la tranche de 25 à 45 ans, le pourcentage augmente de manière considérable à 82%). Ce qui nous renseigne sur le degré de difficulté de la tâche d’entreprendre.

Plus intéressantes sont les principales motivations citées par les chefs d’entreprise pour expliquer leur passage à l’acte. Ainsi, ils sont 75% à déclarer «saisir une opportunité», 70% à être en quête d’une autonomie. Enfin, pour 65% des entrepreneurs, le processus de création est le résultat d’une longue expérience. A titre de comparaison, les promoteurs de l’étude se sont intéressés aux motivations invoquées par les chefs d’entreprise français. Apparaissent en tête le souhait d’indépendance, le goût d’entreprendre ou le désir d’affronter de nouveaux défis, l’envie d’augmenter son revenu ou encore la volonté de sortir du chômage et assurer son emploi. Il est par ailleurs notable que 13% des créateurs touchés par l’enquête ont déjà fait des tentatives de création d’entreprise par le passé et que 75% d’entre eux ont gardé la même activité.

De la très petite entreprise à la petite entreprise

Mais ce sont les caractéristiques des entreprises créées qui nous renseignent le plus sur le tissu économique marocain. D’évidence, la réforme des statuts de la SARL - en particulier l’abaissement du capital social minimal de 100 000 à 10 000 dirhams - a joué un rôle appréciable dans la création d’entreprises, puisque 85% choisissent cette forme juridique. Reste que le détail nous permet d’affiner cette donnée : 58% le sont en «associé unique» et 37% sont formées par deux associés. Par ailleurs, la grosse majorité de ces entreprises (60%) ont un capital de démarrage de 10 000 dirhams - elles ne sont que 2,6% à dépasser les 500 000 dirhams. Il ressort ainsi clairement de ce qui précède que les entreprises nouvellement créées sont des très petites entreprises (TPE) et des petites entreprises.

Ce qui explique sans doute que 32% des chefs d’entreprise, - soit un sur trois ! - ne réalisent aucun investissement. Ils sont un peu moins de la moitié (45%) à investir jusqu’à 300 000 dirhams dans leur nouvelle activité. De ces données découle sans surprise un nombre d’emplois créés relativement faible, puisque 34% de ces nouvelles entreprises comptent moins de deux salariés, quand elles ont la même proportion à salarier entre 2 et 4 personnes.

Ma petite entreprise… connaît la crise

Plus problématique est le fait qu’il faille 6 mois à 43% des entreprises pour démarrer leur activité une fois les formalités de création dûment enregistrées et près d’un an à 25% d’entre elles. De quoi décourager les plus motivé(e)s ! Ce ne sont d’ailleurs pas les obstacles qui manquent, tout au long du processus de création d’une entreprise et de son développement. Sans surprise, l’accès au financement et aux crédits bancaires caractérisés par la lenteur et la complexité des procédures apparaît en tête de peloton. Corollaire direct : l’insuffisance d’autorité ou de pouvoir d’influence sur les organismes de financement lorsqu’il s’agit de débloquer des difficultés liées au financement. Sans grande surprise non plus la délivrance des autorisations apparaît d’autant plus problématique que l’activité nécessite une autorisation au niveau de l’administration centrale. A ces obstacles exogènes s’ajoutent des freins endogènes. Ainsi en est-il de l’inadéquation du profil des créateurs aux exigences du marché : manque d’ouverture d’esprit, aspects culturels, qualité relationnelle, communication, aptitudes au succès et manque de persévérance sont pointés du doigt. Mais comment passer sous silence le manque de créativité et d’innovation relevé par l’étude, la plupart des entreprises se contentant «d’imiter» des projets existants. Ce qui pour certains s’explique par un problème de formation aux sciences de l’entreprise, au management, à l’organisation, à la prospection de marché, à l’étude de faisabilité, à la stratégie…Mais aussi par l’insuffisance des structures d’accueil et de soutien pour les créateurs d’entreprises ainsi que par une durée d’accompagnement jugée elle aussi insuffisante… quand elle existe !

Des besoins, encore et toujours

Formation, information, accompagnement : tel semble être le triptyque hors duquel point de salut pour l’entrepreneuriat au Maroc. En matière de formation, les créateurs plébiscitent largement tous les aspects relatifs à la création, comme la conception du business plan, la bonne gestion de l’entreprise, la vente, le marketing, le développement de leur propre expertise, mais aussi les formations en développement personnel, en communication et langues, ainsi que dans les désormais fameuses NTIC.

Les demandes d’informations sont plus orientées vers les données de base comme les informations sectorielles, les études et analyses thématiques et sectorielles, les tendances du marché, ainsi que les mécanismes de financement et de soutien existants.

Mais c’est bien évidemment en termes d’accompagnement que les demandes sont les plus patentes, en particulier au cours de séances individuelles. Pour ce faire, les créateurs insistent au niveau de la phase de «pré-création» sur la nécessaire multiplication des guichets et leur professionnalisation et, partant, sur le renforcement des moyens humains et matériels au niveau des organismes de soutien. Mais ils demandent également à ce que soient mieux protégées leurs idées et que la confidentialité des projets soit respectée.

Pour la phase relative à la création proprement dite, le besoin d’allègement des procédures et des formalités, notamment pour les PME et les TPE, arrive largement en tête. Ainsi en est-il de leur souhait de voir «le guichet unique pour la création d’entreprise» présent sur tout le territoire national. De même qu’ils réclament la réduction des délais nécessaires à la création.

Enfin, les besoins identifiés pour la phase post-création relèvent plus de l’accompagnement pour l’accès au financement, la mise en réseau, le développement de leurs aptitudes managériales, ainsi que celles de leurs collaborateurs. Ils demandent également plus d’implication de la part de l’Etat pour résoudre les problèmes de locaux commerciaux et industriels dont la rareté et la cherté entravent tous les efforts de promotion et de développement des PME et des TPE.

La phase de financement, isolée du reste, se caractérise par un besoin d’assainissement et d’allègement des procédures bancaires pour l’octroi de crédits. Mais nos entrepreneurs souhaitent également que soit mieux coordonnée l’action des organismes de soutien et ceux de financement, qu’il y ait une véritable diversification des produits bancaires adaptés aux différents besoins des créateurs, voire que soient développées d’autres alternatives de financement. De quoi alimenter moult débats et force réflexion ! Autant dire que la CJD et les autres acteurs de l’entreprenariat marocain ont du pain sur la planche.

 

Par : Laetita Grotti


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