Le cas Facebook : Comment l’idée d’un étudiant d’Harvard a révolutionné le rapport au Web.

Le cas Facebook : Comment l’idée d’un étudiant d’Harvard a révolutionné le rapport au Web.

Auteur : Ekaterina Walter

 

C’est effectivement une réussite fulgurante. A 19 ans, le tenace Mark Zuckerberg, étudiant en informatique et en psychologie, voulait « créer un monde plus ouvert et plus interconnecté » et « transposer nos modes de communication « hors ligne » dans le monde des interactions en ligne alors en pleine explosion ». Ayant remarqué que ses camarades étaient très « attachés à leur statut social », il avait lancé un premier site, Facemash, qui lui avait attiré les foudres de l’Université pour usage inapproprié et illicite de données personnelles mais avait été un vif succès. Le 4 février 2004, il lance Facebook sur le campus, en garantissant le caractère volontaire des inscriptions et des partages. 6 000 utilisateurs en trois semaines. Un million huit mois après ouverture à d’autres universités. Douze millions en septembre 2006 lors de l’ouverture à tous. Deux cents millions trois ans plus tard. Plus d’un milliard, soit un septième de la population mondiale en septembre 2012. « Si Facebook était un pays, ce serait le troisième du monde, derrière la Chine et l’Inde », avec ses 75 langues, ses 751 millions d’utilisateurs par mois depuis des périphériques mobiles, son milliard de contenus partagés depuis une application Open Graph. Une minute du temps passé en ligne sur sept l’est sur Facebook. Pour son fondateur (désigné comme une des personnes les plus influentes du monde dans le Time de juillet 2008 avant d’y être élu en 2010 personnalité de l’année), c’est « le mécanisme de distribution le plus puissant jamais créé dans une génération ». Il « a créé une addiction douce aux connections 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, et aux flux d’informations » et a transformé en profondeur le rapport au Web. Celui-ci, de plus en plus développé « autour des personnes » et non du contenu, doit désormais être le lieu d’un « dialogue bilatéral et non un mode de diffusion à sens unique ». A la fois réseau social et canal de diffusion, Facebook sert même de système d’identification, et 48 % des utilisateurs se connectent par son biais à des sites tiers. D’où une valorisation grimpant en flèche. En recevant son premier gros investissement en 2005 (12,7 millions de dollars de la société de capital-risque Accel Partners), Facebook a été évalué à 98 millions de dollars (contre 75 pour Google au même stade). En mai 2012, Facebook a été la plus grande introduction boursière aux Etats-Unis, après General Motors et Visa, levant 16 milliards et étant valorisée à 104 milliards de dollars.

 

Livre promotionnel

Cette réussite arracherait presque des larmes d’émotion à Ekaterina Walter, responsable de l’innovation sociale chez Intel, experte en marketing et réseaux sociaux et collaboratrice du Huffington Post, qui s’émeut des hauts faits rendus possibles par Facebook : don de rein à une petite fille malade, retrouvailles de familles ou de couples, etc. Mais de là à affirmer qu’on tire une « méthode » de cette histoire… Ekarterina Walter, prétendant nous apprendre à « Penser comme Zuck », comme l’indique le titre de l’édition américaine, trouve normal que ses amis, « de vrais croyants », aient abandonné leurs études universitaires pour  aider « Zuck » dans sa « mission ». Pas un mot sur les difficultés de l’introduction en bourse, qui ont fait perdre à Facebook 8,1 milliards de dollars. Et elle survend largement sa capacité à révéler les « secrets de fabrique » de Mark Zuckerberg. En fait de méthode, elle se limite à seriner cinq poncifs, où la rhétorique a la part belle. Les clefs de la réussite, selon elle, sont les 5 P : Passion, Propos, Personnes, Produits et Partenariats. Et d’enfoncer doctement des portes grandes ouvertes : « La passion alimente la persévérance – c’est l’un des principaux ingrédients du succès », ou encore « Passion + Action = Résultats ». En fait, le cas de Facebook est un prétexte à un cours de management plus ou moins réussi, car saturé de storytelling : Ekaterina Walter ne s’attarde pas sur le respect de la confidentialité des données, ni sur les tendances à l’hégémonie promues par l’interface de programmation Open Graph. Elle se contente de s’émerveiller de la façon dont ces algorithmes ont cessé d’être « cool » et sont devenus un élément de la vie ordinaire.

L’intérêt de ce livre ne tient pas à son apport théorique mais à la relecture détaillée des choix stratégiques faits par Mark Zuckerberg, comparés à d’autres exemples concrets tirés de Zappos, Threadless, XPLANE, TOMS’, et même Dyson, réussissant son aspirateur au 5127e essai… D’abord, le caractère permanent de la recherche et des innovations. Une équipe entière est dédiée à la croissance. On a du mal aujourd’hui à imaginer Facebook sans son Mur et ses groupes lancés en septembre 2004, sans l’identification sur les photos en 2005, sans le fil d’actualité (2006), sans le bouton J’aime (2010) et son Journal (2011)… D’un simple réseau social, Facebook est devenu une plateforme, créant un « ensemble d’opportunités économiques en autorisant des tierces parties à développer des extensions intéressantes par rapport à la manière dont les personnes et les entreprises interagissent en ligne ». Ce choix le consacre comme leader : « Une fois que vous avez construit un écosystème autour de votre service, il devient difficile de vous concurrencer » : grâce à l’API (Application Programming Interface), les sociétés partenaires génèrent ensemble en 2010, 835 millions de dollars, presque autant que Facebook lui-même. Ekaterina Walter rappelle que la réussite d’un projet tient moins à l’originalité de son contenu (les réseaux sociaux existaient déjà) que de sa mise en forme (un « graphe social » basé sur des identités cohérentes et connues des autres membres) et à la cohérence de son propos dans le temps. Et de citer son mentor : « Nous n’avons fait que 1 % du voyage ». Pour ancrer sa vision à long terme, Mark Zuckerberg, comme Jeff Bezos, le fondateur d’Amazon.com, a toujours fait en sorte de garder le contrôle sur sa société. Ekaterina Walter insiste aussi sur l’importance d’une culture d’entreprise donnant la possibilité aux « intrapreneurs » d’épanouir  leur créativité : chez Facebook, c’est la « voie du Hacker », « discipline pragmatique et active » qui sert d’approche managériale et culturelle. L’auteure rappelle ensuite que, le succès étant « un sport d’équipe », cette culture  doit être élaborée et vécue collectivement, d’où la nécessité de recruter les personnes qui ont l’attitude adéquate, car les compétences peuvent s’acquérir. Quelques développements sont consacrés à l’art du leadership, inspiré des qualités du colibri (sic), notamment pour son sens stratégique, ainsi que sur l’art des partenariats. L’auteure salue la complémentarité entre Mark Zuckerberg, incarnant l’imagination, et Sheryl Sandberg, directrice des opérations de Facebook, chargée de l’exécution. Autant de choix stratégiques intelligents, qui ont permis à Mark Zuckerberg d’être, à 29 ans, à la tête d’une fortune estimée par Forbes à 19 milliards de dollars.

 

Par : Kenza Sefrioui

 

 

La méthode Facebook : les 5 secrets de fabrique de Mark Zuckerberg

Ekaterina Walter, traduit en français pas Emmanuelle Burr

Editions First-Gründ, 240 p.,  17 €


Si loin de la réalité

Si loin de la réalité

Auteur : Charles Saint-Prot, Frédéric Rouvillois

 

Pourquoi le Maroc est-il resté en marge des tourments des révolutions arabes ? C’est à cette question qu’a essayé de répondre une quinzaine d’universitaires, chercheurs en différentes disciplines, sous la houlette de Charles Saint-Prot et Frédéric Rouvillois.  Pour parler de cette « exception marocaine », chacun y est allé de son argument, de sa théorie, cherchant souvent dans l’histoire, l’origine de cette stabilité. Les chercheurs nous renvoient jusqu’à la genèse du Royaume et les volontés réformatrices de Mohamed V et de son successeur feu Hassan II.

Mais parfois à  force de s’éloigner dans le temps on en oubli le présent, la realpolitik d’aujourd’hui, la rue et ses revendications. C’est justement un des reproches qu’on pourrait faire à ce livre.

Selon les auteurs de cet ouvrage, ce qui semble différencier le Maroc des autres oligarchies arabes, c’est la monarchie alaouite, son histoire avec le peuple, sa stabilité économique, son statut avancé avec l’Europe, la position géopolitique du Maroc, son enracinement dans l’Afrique et  le poids des confréries religieuses.

La religion, parlons-en ! Pour Charles Saint-Prot, « Les adeptes des confréries sont donc fort nombreux et leur influence est considérable dans la mesure où leur action constitue un facteur  déterminant des grands équilibres du pays. Elles participent à l’encadrement spirituel, et parfois social». Toujours selon cette même étude, ce sont ces confréries, leur ancrage dans la société et leur message de paix qui continue de faire barrière à l’Islam politique au Maroc.

Au-delà de ce rempart  religieux et de son rôle de modérateur dans la société, les chercheurs nous parlent de réformes profondes entamées au Maroc : séparation équilibrée des pouvoirs, de démocratie pluraliste et libérale, de démocratie citoyenne et participative …et oublient d’évoquer toutes les atteintes aux libertés. (Emprisonnement de rappeurs ou de bloggeurs pour ne citer que ceux là) et toute une frange marginalisée qui est bien loin de tout processus démocratique.

On  tombe vite dans la caricature d’un pays idéal qui a su faire taire tous ses démons.   

Frédéric Rouvillois, Professeur agrégé de droit public à l’Université Paris-Descartes et membre du Centre Maurice Hauriou, écrivain et politologue, explique quant à lui, dans une analyse- au départ pertinente -, que le consensus est plus une composante d’une monarchie que d’une république « Le consensus paraît plus aussi indispensable à une monarchie qu’à une république démocratique (…) dans une monarchie, le rapport entre pouvoir, consensus et légitimité est plus complexe, car la légitimité, du moins dans les monarchies modernes, n’est pas une légitimité à priori, dépendant de l’origine du pouvoir, mais une légitimité a postériori, liée, d’abord, à la capacité de réaliser le bien commun ».  L’analyste fait, par contre, l’impasse sur les événements qui ont conduit au consensus et à la nouvelle constitution, minimisant jusqu’à réduire, les revendications de la rue et le rôle de la société civile. Quant aux réformes, on s’est contenté, dans ce livre, de les citer sans se soucier de leur application.

 

Théories et autres déceptions

Autre grande déception de ce livre, la contribution signée : Zeina El Tibi sous le titre généreusement ambitieux : L’évolution de la condition de la femme. La Présidente déléguée de l’Observatoire d’études géopolitiques, chercheur, essayiste et enseignante à l’Université  ouverte de Catalogne, nous explique le saut extraordinaire du Maroc en matière d’égalités des droits. « La troisième étape a été le renforcement de la place des femmes en politique et dans les affaires publiques. Des progrès conséquents ont été effectués en matière de représentativité des femmes dans la sphère politique. Cette implication politique a été jugée indispensable pour donner corps à une égalité juridique … ». A moins que l’on vive sur une autre planète, il serait difficile de croire en ce vœu pieux !  

Dans sa conclusion Zeina El Tibi n’hésite pas à parler de « l’amélioration constante du statut de la femme marocaine, tendant désormais vers l’égalité ». La chercheuse devrait peut être rentrer au Maroc pour vivre cette égalité au quotidien et voir à quel point les femmes sont présentes dans la vie politique du pays. La lecture de cette contribution rend perplexe. Un discours rompu à toute réalité à l’heure où une seule femme siège au gouvernement marocain. 

Mais nous n’en sommes pas à un oubli près. La stabilité économique est aussi un des arguments qui étaye la théorie de l’exception marocaine. Selon l’économiste Henri-Louis Védie, la crise financière qui a démarré aux Etats Unis et qui s’est vite propagée dans toute l’Europe n’a pas pu traverser les frontières du Royaume. L’intégration limitée du système financier marocain dans le système financier global serait favorable à son économie. « La politique macro-économique du Maroc se caractérise bien par différents  leviers, supports lui permettant d’être souvent à contre-courant de la situation nationale et internationale. C’est cela aussi l’exception marocaine. Et c’est ce qui fait de son économie une économie résiliente à la crise », conclut-il. En réalité, les investissements ainsi que le tourisme ont pris un sérieux coup de frein et les exportations ont baissé sensiblement à cause de la crise ! Dans son analyse, l’auteure fait également l’impasse sur les différentes fragilités économiques du pays : un Etat qui vit au-dessus de ses moyens, le taux de chômage qui se creuse,  panne industrielle, une caisse de compensation épuisée, des finances publiques malmenées…

Au final, cet ouvrage qui coûte 190 DH  censé nous éclairer et apporter des réponses à nos incompréhensions ne fait que les exacerber.  

 

L’exception marocaine

Sous la direction de Charles Saint-Prot et Frédéric Rouvillois

282 p. 190 DH.

 

Par : Amira-Géhanne Khalfallah

 

Un prix Nobel au chevet de la crise

Un prix Nobel au chevet de la crise

Auteur : Paul Krugman

 

Crise financière, économique. Parlons-en avec Paul Krugman, Prix Nobel d’économie. Mais parlons-en différemment. L’économiste nous en dresse le tableau et propose des solutions. 

C’est une dissection de la crise économico-financière à laquelle nous convie, Paul Krugman dans son essai, Sortez-nous de cette crise maintenant ! L’autopsie d’un crime, où  il  explique les tenants et les aboutissants dans un langage simple et accessible.

La crise tout le monde en parle mais que sait-on finalement de ses mécanismes ? De son évolution ? En manipulant les mêmes chiffres auxquels on nous a habitués, Krugman explique que l’économie pourrait repartir dans le bon sens et nous propose une fine analyse de la situation ainsi que des solutions.

Mais tout d’abord, prenons le temps de nous poser les bonnes questions au lieu d’attendre des réponses toutes prêtes.

Pourquoi, à titre d’exemple, la récession se poursuit-elle en Europe tandis que que les Etats-Unis ont pu relancer leur économie ? L’auteur nous invite  à nous interroger.

Pour comprendre ce qui s’est réellement passé, revenons au début de cette dépression économique qui a touché à la fois, l’Amérique et la zone euro.

Entre 2007 et 2010, ces deux puissances monétaires vivaient la même situation  d’affaiblissement et notamment un taux de chômage assez élevé. Mais à partir de 2010, la situation aux Etats-Unis s’était sensiblement améliorée. L’Amérique s’est mise à créer des emplois tandis que l’Europe a continué à creuser son taux de chômage.  

En 2012, le vieux continent est rentré officiellement en récession. Les taux de chômage en Grèce et en Espagne sont supérieurs à ceux que les Etats-Unis ont connus « au plus profond de la dépression »,  explique le prix Nobel d’économie.

La raison de cette flagrante différence revient à la doctrine austérienne qui a fait son chemin en Europe.  Selon l’auteur, les mesures d’austérité n’ont réussi qu’une seule chose : détruire les emplois. Aux Etats-Unis, les partisans de l’austérité ont été freinés et c’est ce qui semble avoir sauvé leur économie même si elle n’est toujours pas au meilleur de sa forme. « On a fait de l’austérité sauvage la condition de l’accès à l’aide pour les pays en difficulté. Pour bien évaluer la chose, songez que si les Etats-Unis devaient appliquer des coupes budgétaires et des hausses d’impôts de l’ampleur de celles imposées à la Grèce, leur montant atteindrait environ 2,5 billions de dollars par an ». Un exemple qui donne une idée de l’ampleur du drame et de la difficulté pour ces pays de s’en sortir. La situation ne semble pas prête à changer malheureusement pour des pays comme la Grèce où  la troïka : FMI, Banque centrale et Commission européennes continuent à conditionner les prêts d’urgence par les mesures d’austérité.  Les déficits se creusent tout autant que la crise. Un cercle vicieux dont ces pays ont du mal à s’en sortir.

Mais la zone euro semble souffrir d’autres maux, qui sont plutôt d’ordre structurel : « L’Europe n’est pas un tout, c’est un assemblage de nations possédant chacune son propre budget (parce que l’intégration budgétaire est très faible) et son propre marché du travail  (parce que la main-d’œuvre est peu mobile)- mais pas sa propre monnaie.  Et c’est cela qui crée la crise », explique l’économiste qui n’hésite pas à étayer sa thèse en donnant en exemple l’éclatement de la bulle immobilière en  Espagne et sa gestion dans la zone euro.

Alors,  peut-on sauver l’Europe aujourd’hui ? L’auteur parle à la fois de « course au désastre » et de possibilités de changement. Jusqu’à maintenant, la zone euro demeure très menacée économiquement et profondément instable.

Pourtant, poursuit l’analyste, « La crise que nous vivons est totalement injustifiée », Il propose des solutions qui semblent évidentes et pourtant…

 

Le traitement 

 

Une fois le diagnostic établi, l’auteur propose de soigner les blessures et les maladies dont souffrent les Etats en récession. L’économiste plaide pour une politique expansionniste, créatrice d’emploi. Et invite à discuter « du rôle de la politique monétaire, des implications de l’endettement des Etats ». Il questionne à ce propos le marché monétaire et nous rappelle que les coûts de l’emprunt sont très bas et que l’Amérique a eu bien raison d’emprunter. Il va encore plus loin en disant qu’elle « devrait emprunter davantage ».

Pour expliquer sa théorie, Krugman n’hésite pas à faire le comparatif avec la dépression de 1930. Il revient à la stratégie keynésienne et en fait un véritable cas d’école qu’il résume en : dépenser plus pour gagner plus. Une leçon de l’histoire qui nous apprend, entre autres, que remettre le secteur privé sur pied demeure un des préalables à cette remise en marche.

 

Revenons à l’euro. La monnaie unique semble être un des handicaps majeurs de l’Europe. Si l’auteur est un eurosceptique, il n’est pas non plus pessimiste. Selon lui, il n’est pas nécessaire de faire marche arrière et se débarrasser de la monnaie européenne pour s’en sortir, d’ailleurs cela risquerait de créer une autre crise de confiance.  Il propose alors un plan de sauvetage pour l’euro. D’abord les Etats devraient trouver le moyen de garantir les liquidités nécessaires.  (C’est ce qu’ont fait les Etats-Unis en empruntant dans leur propre monnaie).

Ensuite il faudrait que, «  les pays excédentaires deviennent la  source d’une forte demande pour les exportations des pays déficitaires », indique-t-il.

Au vu de l’état de l’Europe aujourd’hui, on voit bien que les politiques restrictives brutales n’apportent par leurs fruits.

L’Europe semble se tromper de chemin selon Krugman qui explique à titre d’exemple que le problème de la Grèce n’est pas dû à l’irresponsabilité budgétaire (comme on nous a toujours fait croire) et considère, à juste titre, que le remède ne devrait être une restriction budgétaire non plus.

Krugman termine sur une note d’espoir : Rien ne réussit mieux que la réussite.  

 

Par : Amira Géhanne Khalfallah 

 

Paul Krugman. Sortez-nous de cette crise…maintenant

Champ actuel. 283 pages. 88 DH. 

 

 

 

« European Gate »

« European Gate »

Auteur : Flore Vasseur

Le troisième roman de Flore Vasseur décrit les dérives de la finance internationale.

Toute ressemblance avec des personnes et des faits réels est parfaitement délibérée, pourrait écrire Flore Vasseur à propos de son troisième roman. Après Une fille dans la ville (2006) et Comment j’ai liquidé le siècle (2010), la journaliste et documentariste française poursuit son auscultation de la société contemporaine. Dans sa ligne de mire, en particulier, la manière dont la finance internationale façonne les comportements sociaux et politiques. Ou plutôt, comment elle les défait.

Sept amis, anciens d’HEC, sont les multiples facettes de cette génération « Just do it » nourrie aux marques, aux médias de masse et à Google. A quarante ans, ils réalisent que, d’accommodements en renoncements, ils sont passés à côté de leur vie, n’ont plus de vie privée et sont au bord de la folie. Sébastien, « seigneur de la com’ » chez Folman Pachs (vous avez bien lu Goldman Sachs) est fasciné par l’humanité « véritable » des Occupy Wall Street. Bertrand, ancien banquier puis conseiller à Bercy, « affiche l’illusion du pouvoir », « « gère les attentes », qu’il confond avec le réel » et ne cesse de temporiser : il incarne « l’ancien régime et sa noblesse d’Etat : un monde en train de s’effondrer ». Sa femme Clara, chef de rubrique à Bizness Day, journal racheté par un grand groupe industriel, réalise, au moment où elle est faite Chevalier de l’ordre des Arts et des Lettres, qu’elle est devenue « un animal domestique, dressé à l’exécution du code ». Alison, 167 de QI et mère au foyer, s’adonne au pole danse. Son époux, Jérémie, ancien banquier tombé parce que dans son équipe « un type avait détourné 200 millions d’euros en une semaine », a fait fortune grâce au tableur qu’il a construit pour analyser les subprimes et en prédire l’effondrement : « médecin de banque, spécialiste en actifs pourris », il est au chevet des banques et des Etats pour « tracer des liens de causalité, imaginer les effets domino, proposer des scénarios de sortie ». La caricaturale Vanessa, vice-présidente Corporate Affaires chez Public, un des plus grands groupes de communication, s’absorbe dans l’ambition et le cynisme. Enfin Antoine, le plus mystérieux et le plus romanesque de tous – et certainement pas le plus raté –, rescapé d’un grave accident, se partage entre sa moto, le poker et le hacking. Ce petit monde fonctionne en vase clos, de services en renvoi d’ascenseur, jusqu’au jour où Sébastien est retrouvé mort…

Asservir les peuples par la dette

Ce n’est ni pour son style, ni pour ce portrait d’une génération blasée et frustrée, que le roman de Flore Vasseur est captivant : c’est pour l’efficacité de ce thriller économique et politique basé sur une véritable enquête. Dès 1995, plusieurs pays européens ont trafiqué leurs chiffres pour accéder à l’euro, alors qu’ils ne remplissaient pas les drastiques critères. Pour ce faire, ils ont accepté des conditions totalement aliénantes. « La fin, « L’Europe-sans-la-guerre-grâce-à-l’union-monétaire » a justifié les moyens. Se confortant dans leur fantasme de toute puissance, finance internationale et personnel politique se sont aidés et protégés ». En modifiant (à peine) les noms, Flore Vasseur reconstitue les rouages de cette collusion aux conséquences humaines dramatiques, dont la crise grecque n’est qu’un des volets. « La finance n’est pas le mensonge. Elle l’a rendu possible. Par fascination pour les chiffres et de peur d’avoir précisément à rendre des comptes sur un projet qui ne résiste pas à la réalité, le politique lui a donné les rênes ». Le livre est un témoignage à charge contre les représentants de l’Etat, plus occupés de leurs carrières que de l’intérêt général, d’où leur perte de légitimité. « Les élus sont impuissants, résume Vanessa. Ceux qui gouvernent n’ont pas été élus. En trente ans, le pouvoir est passé des parlements aux salles des conseils d’administration. L’humanité est un produit marketing ou financier, le politique un paravent, rémunéré comme tel. Du petit personnel ». L’auteure met en scène les pleurnicheries de banquiers agitant au ministère français des Finances la menace d’une faillite et du chômage après avoir « siphonné le portefeuille des clients de l’activité de dépôt, sur plusieurs générations ». Elle décrit de façon glaçante la Pieuvre qu’est « Folman Pachs », cet « écosystème » dont les employés « se considèrent uniques » alors qu’ils « sont des clones » : « Ici tout est parfait mais tout est mort. C’est de l’eugénisme véritable ». D’autant plus glaçante qu’elle maîtrise tous les outils de pression et de surveillance physique ou virtuelle, et ne recule pas devant le crime.

Au fond, c’est la question de la démocratie et de la souveraineté des Etats et des peuples qui constitue la réflexion de fond de ce livre-réquisitoire. Il dénonce le fait que « grâce aux politiques et aux technocrates les conseillant, la finance est devenue une industrie et non un moyen de financer l’activité ». Il s’en prend aux contraintes de plus en plus délirantes de « l’orthodoxie monétaire et fiscale », à la décision de la Cour européenne de justice de classer secret défense les documents liant la Grèce à Goldman Sachs. Le livre présente de nombreux flashcodes (aussi en ligne sur http://florevasseur.com/ebo), qui font le lien « entre la fiction et la « réalité » », reconstituent une atmosphère musicale et cinématographique. Les études, articles de presse et vidéos appuient l’argument : les larmes de la ministre italienne du Travail annonçant une réduction des pensions de retraites, la Grèce à court de médicaments sauf pour ceux qui paient en liquide, Julian Assange au Chaos Computer Club, les travaux de l’économiste Gustavo Piga (Derivatives and Public Debt Management, 2001). Un livre utile pour qui veut comprendre les tenants et les aboutissants des grandes questions économiques actuelles, avec, en toile de fond, ce cri des manifestants  : « Vous vouliez des esclaves. Vous aurez des rebelles ! »

 

Par : Kenza Sefrioui

 

En bande organisée

Florence Vasseur

Ed. des Equateurs, Littérature, 320 p., 19 €


Prolifération de l’informel

Prolifération de l’informel

Auteur : BÉATRICE HIBOU

 

La bureaucratie néolibérale impose au public les normes du privé devient un nouvel espace de la pratique politique.

Avec l’évolution néolibérale du monde, de nouvelles formes de bureaucratie ont envahi la vie quotidienne. Béatrice Hibou, politologue au Centre d’études et de recherches internationales du CNRS, ouvre son livre par le récit d’une journée d’une infirmière. Exercer son métier, faire entendre ses doléances à un fournisseur de téléphonie, obtenir un travail etc., sont un parcours du combattant dans une jungle peuplée d’« éléphants de papier ». A chaque étape, des normes, des règles, des procédures, des formalités qui se répètent, nécessitent une énergie colossale et propagent un sentiment d’absurdité, quand ils ne sont pas source d’erreurs. La médecine, l’Université et la recherche, les avocats… sont noyés dans la communication et le marketing. D’où une perte de sens et des tensions, surtout pour ces domaines au service de l’intérêt général et régis par une déontologie propre. En avant-première d’un ouvrage collectif[1], Béatrice Hibou fait le bilan de ces développements liés au néolibéralisme et des recherches en cours.

Il s’agit d’une profonde mutation des relations de pouvoir et de domination, caractérisée par l’extension, à tous les domaines de la société, de la culture managériale et des normes du marché. En s’appuyant sur les travaux de Michel Foucault et de Max Weber, pour qui la bureaucratie, intimement liée à la rationalisation capitaliste, peut s’accommoder de « n’importe quel intérêt dominant [et] de toutes les formes de pouvoir », Béatrice Hibou identifie les rouages de cette nouvelle bureaucratie : reconfiguration de l’entreprise au profit des actionnaires, développement d’une économie de l’évaluation et d’une organisation en réseau via la sous-traitance et les partenariats, donc d’un mode de gouvernement à distance, et même construction d’un récit fictionnel lié à la mondialisation qui présente le financier comme l’anti-bureaucrate (alors que ses pratiques montrent le contraire). Au final, il s’agit d’une « étatisation privative », d’un brouillage des frontières entre public et privé et même d’un brouillage « de la signification même de ces deux notions ». On est loin de la suprématie accordée au secteur public « représentant l’intérêt général face aux intérêts privés » : « Au nom de l’unicité des logiques économiques et financières », le néolibéralisme les rend équivalents pour mieux délégitimiser l’Etat et imposer ses règles, « disparates mais principalement issues de pratiques autoproclamées savoir scientifique ».

Des normes et non du droit

Un processus tout sauf anodin : sous couvert « d’une pensée et d’une modalité d’action publique anhistoriques, asociales et apolitiques », il « casse l’indépendance des métiers et, ce faisant, des corps intermédiaires », s’oppose à « leur rôle spécifique dans la société, qui est bien souvent de jouer comme médiateur dans les conflits et les tensions, de proposer une indépendance de la pensée et du jugement, et parfois de proposer des alternatives ». Il n’est pas neutre en effet qu’un patient ou un citoyen soient désormais présentés comme des clients, ni que les services publics deviennent des « services au public » : cette managérialisation du politique – qui va de pair avec le désengagement de l’Etat de certains secteurs – permet de « faire « comme si » [des] procédures formelles pouvaient remplacer les processus démocratiques, les débats, le travail de médiation politique et sociale ». D’autant que ces procédures sont fixées selon des intérêts privés, selon les normes du marché et de la concurrence. L’obsession de l’accountability (fait de rendre compte et d’être responsable), avec des exigences si techniques qu’elles nécessitent des compétences particulières en plus de la maîtrise de son domaine, génère un véritable business. Une « réinvention de la planification sous de nouveaux atours » par le néolibéralisme, ironise Béatrice Hibou.

Ce phénomène est inquiétant par son opacité, voire son « ésotérisme ». Mais surtout parce qu’il est producteur d’indifférence politique et sociale, dont l’histoire du XXe siècle a montré les dérives totalitaristes et génocidaires. En mettant en avant la responsabilité individuelle dans le respect des normes, la bureaucratie néolibérale aboutit à un « défaussement de responsabilité en cas de problèmes », comme l’a montré l’affaire Kerviel. En prônant une « appréhension formalisée de la morale et l’usage de normes présentées comme « consensuelles » », elle tient à l’écart le droit : on diabolise des Etats, mais on laisse en paix des paradis fiscaux pour peu qu’ils aient adopté le « kit anti blanchiment ». Son processus d’abstraction rejette la complexité du monde et la singularité de la parole individuelle. Or, à individualiser les situations, on occulte les questions politiques. Enfin, le consensus de façade procède en fait par une surveillance permanente qu’Orwell n’aurait pas rejetée.

Malgré tous ces éléments, Béatrice Hibou n’est pas alarmiste. Elle observe dans cette bureaucratie néolibérale un nouveau « lieu d’énonciation du politique ». Cette phénoménale diffusion n’aurait pas eu lieu sans son acceptation sociale voire sans une demande, à l’heure d’Internet, des exigences de transparence et de normes de qualité. Il n’est pas possible de la réduire à une tentative de contrôle des populations par les gouvernants, car elle est transversale et pas univoque, car son ambiguïté même est source de souplesse et permet des logiques d’action hétérogènes et du jeu sur les procédures. Pour elle, c’est « un espace de la pratique politique » où la négociation devient la règle, au delà de la conformité formelle, et où même sa contestation produit de la bureaucratie. Il ne s’agit en rien d’un délitement du politique, mais de son redéploiement de façon multidimensionnelle et plastique. Néanmoins, les conflits d’influence se poursuivent et proposent moins une qualification de ce qui est légal et illégal au regard du droit qu’ils ne redéfinissent le licite et le tolérable au gré des luttes de pouvoir. Ce qui crée des ravages humains avec lesquels on ne peut pas jouer.

 

Par : Kenza Sefrioui

 

La bureaucratisation du monde à l’ère néolibérale

Béatrice Hibou

La Découverte, Cahiers libres, 224 p., 17 €

 

[1] La bureaucratisation néolibérale, collectif, ss. dir. Béatrice Hibou, La Découverte, juin 2013

 

Management des entreprises dans les pays du sud : 12 études de cas réelles du Maroc

Management des entreprises dans les pays du sud : 12 études de cas réelles du Maroc

Auteur : Taoufiq Benomar, Adib Bensalem, Ali El Quammah, Mohamed Nabil El Mabrouki, Gérard Hirigoyen, Caroline Minialai, Alexandra Mouaddine, Ali Serhrouchni, Hammad Sqalli, Yasmine Benamour, Driss Ksikes

Ce livre sur le management des entreprises analyse, à partir du Maroc, l’art de la gestion dans le contexte spécifique d’un pays du Sud.

 

Ce n’est pas simplement un outil, c’est un tour d’horizon d’aventures humaines que livrent, sous la direction de Caroline Minialai, les enseignants et chercheurs d’HEM et de son centre de recherche, le CESEM. « Ce livre de cas peut se lire comme une série d’aventures managériales ou de « Contes Modernes de l’Entreprise », avec leurs espérances déçues ou comblées, leurs mythes et leurs « success stories » », explique, en préface, Pierre Louis Dubois. Ce professeur et délégué général à la Fondation nationale pour la gestion des entreprises - France rappelle à juste titre combien « les logiques culturelles et territoriales sont au centre même du management des hommes et des entreprises ». Les douze entreprises sélectionnées par l’équipe permettent au lecteur, qu’il soit enseignant, étudiant, praticien ou futur entrepreneur, de se familiariser avec ceux qui animent le paysage économique et social du Maroc. On y retrouve des entreprises actives dans des domaines multiples : le conseil, avec Afrique Challenge, L’Afrique qui ose ! ; la distribution de livres avec Livremoi.ma ou alimentaire avec Label’Vie SA ; le prêt-à-porter avec Marwa ; la chaussure avec Benson Shoes ; l’exportation de produits agricoles avec SICOPA; la banque, avec BMCE Bank ; la vente de voitures, avec Toyota du Maroc ; l’enseignement supérieur privé, avec HEM ; les meubles en kit, avec Kitea ; le Groupe OCP. Le livre n’adopte pas, en effet, d’approche sectorielle, ni en fonction de la taille ou de l’ancienneté de l’entreprise, mais une approche technique sur les problématiques qui se posent à divers moments de la vie de ces entreprises.

La première partie est donc consacrée aux défis liés à la création de l’entreprise, avec ses besoins spécifiques en capital, avec aussi son ancrage dans un lieu, une culture, et avec le poids, ou la force, des liens familiaux. Elle aborde, expliquent en introduction Yasmine Benamour, administratrice de HEM et Driss Ksikes, directeur du CESEM, les « problématiques de lancement et de mise en branle de la machine, dans un secteur nouveau (librairie en ligne), dans une configuration nouvelle (la succession) voire dans un cadre plus large (le continent africain) ». La seconde partie s’intéresse à la phase de croissance, moment tout aussi stratégique que la phase de création, où il est question d’internationalisation, d’opérations de partenariat, de franchise voire de cession. Le livre se penche donc ici sur « la capacité des entreprises à mieux déployer leur marque (Label’Vie), mieux gérer leur franchise dans un contexte informel (Marwa), mieux mobiliser les nouveaux financements pour mieux vendre les vieux produits du terroir (SICOPA) ou encore passer de la production artisanale à l’export d’un produit industrialisé (Benson Shoes) ». Enfin, la troisième partie s’attache à des entreprises très ancrées dans le paysage économique et social marocain et confrontées « à des dilemmes plus spécifiques mettant en jeu la capacité des entreprises à mener le changement », des « dilemmes d’excellence » où il s’agit de gouvernance interne, d’entrée Responsabilité sociale de l’entreprise (RSE) comme à l’OCP, d’innovation en gestion des ressources humaines et « marketing social » comme à la BMCE, d’externalisation de la logistique (Toyota Maroc), d’implantation d’un nouveau système d’information (HEM) ou du management écologique (Kitea). Chacune des parties résume, en introduction, les points précis qui seront soulevés dans les études de cas.

 

Récits en situation

 

A partir de ces problématiques, chaque étude de cas est ensuite elle-même découpée en plusieurs parties, pour plus de clarté. Une brève introduction résume l’enjeu qui sera développé. Suit le récit, parfois présenté comme un dialogue entre plusieurs responsables de l’entreprise, de l’aventure entrepreneuriale ou du défi managérial, remis dans son contexte économique, social mais aussi humain. Ces récits insistent sur les questions que les responsables se posent, leurs hésitations, leurs contraintes d’ordre culturel et social. Certes, ce n’est pas là qu’on trouvera les analyses sociologiques et anthropologiques les plus fines – les  « clés de compréhension » de la « culture africaine » (sic) allant chercher jusque dans la culture animiste une explication du rapport improvisé et imprécis au temps laissent songeurs –, mais on ne pourra qu’approuver le fait qu’imposer sans aménagements les modèles anglo-saxons de management est voué à l’échec. Ces récits évoquent aussi la ou les solution(s) envisagée(s) au défi, le choix qui est fait et ses résultats. Un encadré propose ensuite des thèmes de réflexions tirés du cas pratique, formulé sous forme de questions qui permettent de faire le bilan et de tirer les enseignements concrets. L’étude de cas est suivie d’annexes, qui le resituent dans son contexte social et économique, avec des coupures de presse, des analyses de tendance, des notes internes – la transparence à laquelle se prêtent les entreprises mérite d’être saluée. Enfin, une double page est dédiée aux « éléments de résolution et d’analyse », qui reprend la problématique, développe les axes de réflexion et d’analyse sous forme de synthèse théorique, en attirant parfois l’attention sur des points ou des conséquences non évoquées dans l’étude de cas, et bien sûr, propose une bibliographie pour aller plus loin.

Si des monographies d’entreprises marocaines ont été étudiées à HEM depuis 2007, ce livre est une première. Taoufiq Benomar, Adib Bensalem, Ali Elqammah, Mohamed Nabil El Mabrouki, Gérard Hirigoyen, Caroline Minialai, Alexandra Mouaddine, Ali Serhrouchni et Hammad Sqalli présentent un paysage parlant et stimulant du monde de l’entreprise au Maroc, qui éclaire les problématiques et les défis auxquels sont confrontés les pays du Sud. Un livre qui intéressera les autres pays du continent africain, confrontés à des situations similaires et « où le Maroc ambitionne de plus en plus de jouer un rôle de hub régional », il intéressera aussi les pays du pourtour méditerranéen « où l’apport de la rive Sud est parfois faiblement apprécié à sa juste valeur », ainsi que tous ceux qui ont besoin d’outils et de conseils pour apprendre à faire rayonner leurs talents.

 

Par : Kenza Sefrioui

 

 

Management des entreprises dans les pays du Sud – 12 études de cas réelles du Maroc

Collectif, ss. dir. Caroline Minialai

Editions EMS Management & Société, Collection Pratiques d’entreprises, 208 p., 19,50 € / 200 DH

Sur commande au CESEM

 

Peut-on être optimiste pour le Maroc ?

Peut-on être optimiste pour le Maroc ?

Auteur : Fouad Abdelmoumni, Hicham Benabdallah El Alaoui, Youssef Belal, Ahmed Benchemsi, Myriam Catusse, Bertrand Mathieu, David Melloni, Kamal El Mesbahi, Khadija Monsen-Finan

La revue Pouvoirs consacre son dossier trimestriel aux changements liés à l’adoption de la nouvelle Constitution marocaine.
 
Pouvoirs, la revue française d’études constitutionnelles et politiques, analyse la Constitution adoptée en juillet 2011. Deux professeurs de droit se penchent sur les aspects techniques du texte. David Melloni, enseignant à l’Ecole de gouvernance et d’économie de Rabat, est optimiste sur les mutations des ordres politiques et juridiques. Pour lui, c’est un « changement de dimension » orienté vers une monarchie parlementaire, « l’expression d’un régime hybride et complexe » où le roi conserve ses prérogatives majeures tout en devant partager l’exercice des fonctions exécutives et législatives, « un système juridique singulier, intensément nourri de ses affluents musulman et européen, et propre à assurer l’instauration d’un Etat de droit » où l’arbitrage entre les contradictions entre principes universels et islam sera la tâche, « intrinsèquement politique » du juge constitutionnel. Il souligne néanmoins que le mode de scrutin ne « garantit nullement l’effectivité d’une démocratie majoritaire » et qu’il est possible « que cet équilibre institutionnel précaire n’ait d’autre but que d’assurer au roi une position centrale et arbitrale dans les rapports entre pouvoirs constitués… » Bertrand Mathieu, membre du Conseil supérieur de la magistrature, se penche, lui, sur les conditions de l’indépendance de la justice par rapport au pouvoir politique et étudie le Conseil supérieur du pouvoir judiciaire. Il salue la création d’une exception d’inconstitutionnalité mais rappelle que les lois organiques restent à adopter.
D’autres contributions remettent la réforme de la Constitution dans leur contexte à moyen et long terme. Myriam Catusse, politiste à l’Institut de recherche sur le monde arabe et musulman du CNRS, situe le Mouvement du 20 février dans l’histoire des mobilisations et des conflits politiques depuis l’Indépendance. Elle conteste la thèse du « désamorçage savant mais imparable de toute forme de dissidence » par la monarchie et rappelle que « les arènes de l’opposition sont à géométrie variable » et négociées. La réforme constitutionnelle ne doit donc pas seulement être comprise comme une façon d’opposer « le « suffrage populaire » (la voix des urnes) [au] « mouvement social » (la voix de la rue) » car il existe de « nombreuses passerelles entre les mondes politiques institués ou dissidents ». Khadija Mohsen-Finan, enseignante-chercheuse de sciences politiques à l’Université Paris I, comparant les transitions politiques au Maroc et en Tunisie, estime que la réforme constitutionnelle « correspond à l’ouverture souhaitée par la monarchie dans les années 1990, c’est-à-dire une ouverture contrôlée et dosée par le roi ». Mais cette stratégie reposait « sur la domestication des acteurs » : « Les nouveaux modes de revendications qui émanent de la société civile pourraient déborder le cadre prévu par le palais royal », avertit-elle.
 

En attendant la volonté politique…

 
La plupart des contributeurs soulignent l’importance des attentes et le caractère décisif de la volonté politique. Hicham Ben Abdallah El Alaoui, chercheur associé à l’Université de Stanford et cousin du roi, fait, dans une fiction située en 2018, « le bilan des blocages actuels à partir des solutions trouvées » et dit sa « conviction intime que la monarchie n’avait pas encore épuisé sa productivité historique au Maroc ». Mais les autres auteurs sont plus critiques. Ahmed Benchemsi, ancien directeur du publication de Tel Quel et Nichane et chercheur en sciences politiques à l’Université de Stanford, rappelle la « fraude massive » qui a entaché l’adoption, à un « score soviétique », de la Constitution qui, à part « quelques innovations techniques », reconduit l’absolutisme royal. Et d’énumérer les dispositifs de l’autoritarisme (culte de la personnalité, propagande, affairisme…) à la disposition du roi, même si sa personnalité est en décalage avec cette « panoplie du satrape oriental ». Dans une seconde contribution, il retrace le « printemps perdu » de la presse, entre le temps où la monarchie brandissait la jeune presse briseuse de tabous comme « une preuve tangible de démocratisation du régime », et celui où, cette même presse dénonçant les défauts du régime, la règle fut dès 2009 : « plus un journal a de lecteurs, moins il a d’annonceurs », grâce à de nouvelles méthodes de répression sinistrant le secteur en toute légalité. Youssef Belal, professeur de sciences politiques à l’Université Columbia de New York, doute de la pérennité de la coexistence, depuis les élections législatives de novembre 2011, de deux acteurs de l’islam politiques, le PJD et le roi, si ce dernier se met à l’abri de la contestation en faisant endosser au premier la responsabilité des décisions. « Si ce régime mixte, combinant démocratie électorale et autoritarisme monarchique s’inscrit dans la durée, l’Etat marocain ne sera pas en mesure de répondre aux attentes de la société, que ce soit en termes de création de richesses et surtout de justice sociale ».
 
Les deux contributions les plus fortes insistent sur la dimension politique des changements. Kamal El Mesbahi, professeur d’économie et de sciences de gestion à l’Université de Fès et membre du conseil national de Transparency Maroc, rappelle le classement désastreux du Maroc en matière de corruption (80e sur 183 avec 3,4/10 dans le classement 2011 de Transparency International), conséquence d’un système national d’intégrité défaillant, où « le lien social est immanquablement en divorce avec le lien politique ». Certes, la nouvelle Constitution présente des dispositifs de lutte contre la corruption, mais la justice étant elle-même « traversée par des liens corruptibles », il est difficile de « résoudre un problème avec le mode de gestion qui l’a engendré ». Et de rappeler que « la lutte contre la corruption est la première marche d’une lutte pour le développement économique et social ». Quant à Fouad Abdelmoumni, économiste et activiste des droits humains, il estime que « l’ancien modèle de société, fait de conservatisme féodal, d’autoritarisme patriarcal, de prédation et de rente, de répression et de corruption, est condamné par les mutations sociologiques, économiques, politiques et technologiques ». Le « développement sans démocratisation » (ou plus exactement avec une démocratie de façade adoubée par les puissances occidentales au nom du pragmatisme et de la lutte contre le terrorisme) » comme en Tunisie, a ainsi fait long feu : « la répression, la corruption, la propagande et la cooptation perdant leur efficacité, elles ne suffisent plus à satisfaire ou à endiguer les attentes et demandes sociales en expansion forte » vu les difficultés économiques. D’où la contestation pacifique et jeune du Mouvement du 20 février, revendiquant « Liberté, Dignité, Equité ». Il déplore les conditions d’adoption de la Constitution, la mise à l’écart des instances partisanes dans la discussion du texte, et les provocations de la monarchie à l’encontre du gouvernement, mais conclut : « les conditions économiques seront certainement la variable qui déterminera les évolutions du système politique marocain ». Un dossier riche et éclairant…
 
Par : Kenza Sefrioui
 
Pouvoirs, n°145, Le Maroc
Collectif, ss. dir.
Seuil, 208 p., 18,30 €

La réflexion d’Orwell sur le concept de vérité interroge la possibilité de la liberté.

La réflexion d’Orwell sur le concept de vérité interroge la possibilité de la liberté.

Auteur : James Conant

 

Non, en disant que le fondement du totalitarisme est qu’il sape le concept de vérité objective, Orwell n’ouvre pas une discussion métaphysique. C’est ce que répond, avec fermeté, le philosophe américain James Conant à son confrère Richard Rorty. Ce dernier, défenseur de la démocratie et tenant du pragmatisme – pensée selon laquelle la vérité n’existerait pas a priori mais se dévoilerait à travers l’expérience –, avait proposé, dans Contingence, ironie et solidarité (1989), une lecture de 1984 de Georges Orwell sur lequel il projette son refus du Réalisme, perçu comme une doctrine métaphysique. « Contresens », clame James Conant, spécialiste de la philosophie du langage et de l’éthique. Pour lui, non seulement Rorty passe à côté de ce que dit Orwell, mais son discours retrouve, sur plus d’un point, celui tenu, dans le roman, par le tortionnaire O’Brien, homme courtois et cultivé pour qui « il n’y a pas de réalité objective et tout est construit ». Au-delà de ce débat destiné à un public spécialiste, sinon très fortement motivé – les autres replongeront tout simplement dans Orwell –, c’est une question de fond que ce livre met en lumière : le lien essentiel entre vérité et liberté.

Pour Georges Orwell, être libéral, c’est avoir « une intelligence libre », être « libre d’aboutir à son propre jugement sur les faits », donc « concevoir la vérité comme quelque chose d’extérieur à soi, comme quelque chose qui est à découvrir, et non comme quelque chose que l’on peut fabriquer selon les besoins du moment ». Et le contraire de cette pensée, que James Conant appelle « libéralisme de la vérité », est le totalitarisme. 1984 a été lu comme une critique visionnaire du totalitarisme, notamment dans la Russie stalinienne. C’est en fait une réflexion plus large sur ce qu’est asservir un esprit. Pour Orwell, le plus effrayant dans le totalitarisme, c’est moins les atrocités qu’il commet que ses « implications intellectuelles » : le fait qu’il brise l’individu en détruisant « ses croyances fondamentales, celles où son identité est en jeu », en le détachant de la réalité et en rendant les atrocités perpétrées indétectables. 1984 se penche sur les « dispositifs intellectuels et psychologiques qui produisent une dislocation du sens de la réalité : la mutabilité du passé (les faits qui ont eu lieu disparaissent et sont remplacés par d’autres sans cesse réinventés), le novlangue (les concepts sont modifiés de façon à rendre impensables de nombreuses pensées sur le monde et sur soi), la « double pensée » (on ne survit que si l’on parvient à ne pas croire ce qu’on sait vrai et à croire que ce qu’on sait faux) ». En imaginant un monde où toute pensée exprime l’idéologie de la classe dominante, Orwell montre les dérives d’une philosophie appuyée sur le pouvoir et utilisée à des fins idéologiques. Pour lui, le totalitarisme use de stratégies pratiques et intellectuelles qui visent « l’abolition de la liberté de pensée jusqu’à un degré inconnu dans les époques antérieures », orientées vers « un contrôle total de la pensée, de l’action, et des sentiments humains ». Il ne s’agit plus seulement d’interdire l’expression ou la pensée mais de dicter ce qui doit être pensé. Le totalitarisme « entreprend de gouverner votre vie émotionnelle en établissant un code de comportement ». Il dévoie donc le rapport à la réalité, en en modifiant « les règles de bases qui nous sont familières pour l’application des concepts et la formation des croyances » et en imposant un système de pensée schizophrénique, puisqu’« il ne faut pas seulement ajuster continuellement ses croyances concernant la réalité ; il faut également être expert dans l’art d’oublier qu’on les ajuste continuellement ». Un système d’« auto-aveuglement » où les gens réussissent à se cacher à eux-mêmes que « la vérité continue d’exister, pour ainsi dire, derrière leur dos ».

 

Lutter contre la déshumanisation

Au-delà, c’est la possibilité même d’une vie intellectuelle commune, d’une vie humaine en société. Orwell articule trois concepts inséparables : liberté, communauté et vérité. Être libre d’établir par soi-même la vérité de certaines affirmations, c’est la condition de toutes les autres libertés. Sans elle, explique en avant-propos Jean-Jacques Rosat, le traducteur, « les autres conditions [d’une vie libre] (l’éducation et l’égalité, par exemple) s’effondrent ou se retournent en cause d’assujettissement ». Mais pour cela, il faut ne pas être « prisonnier de l’exigence exclusive d’établir un consensus », et il faut « un ensemble partagé de normes cohérentes » pour réguler les pratiques de la communauté. Si ces conditions sont détruites, on peut dire tout, « cela ne fera pratiquement aucune différence avec ce que dit n’importe qui », ces propos se dissolvant dans « un consensus parfait ».  D’où l’uniformité de la société et l’enfermement de chacun dans ses propres convictions, et sa solitude.

Or, rappelle Conant, « une communauté de gens authentiquement libres n’est pas seulement celle qui a atteint un haut niveau de consensus de facto et qui s’y maintient, mais celle qui accueille favorablement tout robuste désaccord comme une incitation à perfectionner un ensemble partagé de normes pour trancher et régler les désaccords présents et futurs ». Aussi « la capacité à produire des énoncés vrais et la capacité à exercer sa liberté de pensée et d’action sont, pour Orwell, les deux faces d’une même pièce de monnaie » : c’est une tâche commune à la littérature et à la politique pour préserver ce qui fait l’humain. Pour construire et défendre la démocratie. 1984 doit beaucoup à l’observation qu’Orwell avait faite des intellectuels au moment de la guerre d’Espagne, et qui l’avait amené à chercher à « éclairer les conditions de possibilité culturelles, sociales et politiques d’un épanouissement de la justice et de la liberté ». A propos de son roman, Orwell confiait : « Je ne crois pas que le type de société que je décris arrivera nécessairement, mais je crois que quelque chose qui y ressemble pourrait arriver […] Ne permettez pas qu’il se réalise. Cela dépend de vous ».

 

Par : Kenza Sefrioui

 

Orwell ou le pouvoir de la vérité

James Conant, traduit de l’anglais et préfacé par Jean-Jacques Rosat

Agone, Banc d’essais, 188 p., 20 €

 

La Martingale algérienne, d’Abderrahmane Hadj-Nacer

La Martingale algérienne, d’Abderrahmane Hadj-Nacer

Auteur : Abderrahmane Hadj-Nacer

« La Martingale algérienne, réflexions sur une crise » est  le titre de l’essai d’Abderrahmane Hadj-Nacer, publié en juin 2011 à Alger. L’ouvrage est le premier essai de l’auteur, déjà à sa deuxième édition. Une version augmentée et préfacée par la merveilleuse plume du journaliste algérien Kamel Daoud qui écrit : « Les conclusions sont précises … et surtout  à la fin  on n’enterre pas le mort, on le réveille » !  Dans l’ensemble de l’ouvrage  largement biographique, l’auteur, ex-gouverneur de la Banque centrale du temps du premier ministre Mouloud Hamrouche, apporte un récit très personnel, mettant tour à tour l’Algérie  et son histoire dans le contexte mondial avec ses grandes mutations. Il  ne se contente pas de faire un constat et d’apporter un témoignage, il procède à une analyse raffinée et  propose  aussi des solutions  pour sortir de la crise.

A l’âge de 60 ans, il dit surtout ressentir une profonde frustration. « Collectivement, on est tellement hors du temps. C’est un échec collectif ». Scrutant l’intelligence des contextes et une lecture de l’histoire de ce qu’il appelle le Maghreb Central, l’auteur note que l’Etat post colonial « est un Etat qui n’est pas parti de repères faisant le lien avec notre histoire, notre sociologie et notre anthropologie et la nécessité d’un monde moderne». 

 

Pour que les jeunes retrouvent l’histoire

Ce  livre n’est pas le fruit  des printemps arabes, Hadj-Nacer assure que son essai a  été réalisé deux ans auparavant ; mais la seconde édition comprend un épilogue comprenant une lecture des événements de 2011.  L’essai est né  d’une quête  personnelle de Hadj-Nacer et sa volonté de  discuter avec des Algériens  de 20-30-40 ans, ceux là mêmes qui n’ont pas connaissance de l’histoire de l’Algérie, laquelle  ne leur a pas été enseignée et pour cause, ceux qui dirigent n’ayant pas de  légitimité historique, ont peur d’en parler. Au fil de son ouvrage il développe  quatre équations de base : pas de développement durable sans conscience de soi ; pas de gouvernance sans l’existence d’une élite nationale ; pas d’économie performante sans démocratie et pas de liberté  sans un Etat fort.

Ce rapport privilégié avec l’histoire et la conscience de soi  amène l’auteur à considérer que le système algérien est fait d’éternels recommencements d’erreurs qui s’approfondissent, parce qu’on ne tient pas compte de celles de nos ancêtres, ni de celles de la génération précédente. Hadj Nacer veut initier un débat avec les jeunes sur le changement. Un changement qui ne devra pas passer par la négation de ce qui a été fait jusque-là.

Il précise que ce qu’il dénonce n’est pas une affaire de personnes, le système est une logique à laquelle adhèrent des individus. Ce n’est pas X qui crée une logique d’adhésion autour de lui. C’est pour cela qu’il faut travailler sur la nature du système et non sur les individus.

Les élites sont un enjeu fondamental dans l’analyse de l’auteur. Un peuple vaut ce que valent ses élites quelle que soit la période, quel que soit le pays. Là aussi il relève l’anéantissement par le système  des élites en parallèle avec mise en place de conditions de leur non régénération. Qu’a-t-on fait à l’élite algérienne ?,  s’interroge- t- il. «  La trahison des clercs existe». Certains ont trahi et fonctionné avec le système. Sur le plan statistique, ils représentent la part de lâcheté qui existe dans chaque groupe social. Il y a aussi les autres qui n’ont pas accepté cette offre de service. C’est presque normal. Le taux de gens capables de liberté et d’autonomie est toujours faible… Le jour où véritablement ça recommencera à fonctionner, où trouver les cadres ? L’effort de formation a été détruit, tous secteurs confondus constate–t-il. Il n’y a pas de relève. Il y a des diplômés mais pas de relève ! La capacité future de l’autonomie est grevée par la non-mise en place d’un système d’avenir.

Les dimensions culturelles sont omniprésentes dans cet ouvrage. En Algérie, l’arabe règne mais le français gouverne. Cette situation a été voulue dès l’indépendance par le nouveau régime. On a vendu une espèce de sous-culture arabophone en réduisant les capacités intellectuelles de la population. En outre, il faut le souligner, les élites francophones et arabophones, occupées à des oppositions factices, ont participé à la suppression de l’histoire et de la philosophie dans l’enseignement.     

La rente pétrolière est également désignée comme un désavantage paradoxal. Il constate qu’à chaque augmentation des cours pétroliers, c’est l’immobilisme. Jusqu’en 1973, l’Algérie obéissait à une logique de développement. A partir de 1973, la logique rentière s’est installée. «A 15 dollars le baril, le pays se met au travail et engage des réformes. A 20 dollars, il ne fait plus d’effort».

 

La « désaccumulation » n’est pas un hasard

Le régime avait une possibilité d’évolution dans les années 1980 et 1990. La « désaccumulation » qui constitue une des caractéristiques de ce système  ne l’a pas permis. Il relève aussi l’inexistence des outils susceptibles d’assurer une anticipation et une approche prospective. Le pouvoir a cassé tous les instruments d’analyse, de statistiques et de projections sur le futur. L’arbitrage aussi est un élément majeur pour assurer la performance d’un système, son déficit introduit un handicap majeur à l’autonomie de décision. L’auteur relève que ce déficit n’est pas propre au système actuel il a des origines historiques. Faisant une archéologie du pouvoir, il remonte à l’Etat rostoumide, kharidjite du Maghreb central, il revisite plusieurs moments de transition politique (l’émir abdelkader, Abbane Ramdane, Benbella, Boudiaf , Chadli...). 

Il écrit: « La nature a horreur du vide. La disparition, depuis 1992, de toute tentative d’élaboration d’un processus d’arbitrage, a conduit à la délocalisation de la décision stratégique à l’extérieur du pays. Pendant que Carlyle décide qu’Orascom sera le détenteur de la licence de téléphonie mobile, l’arbitrage se résume au partage du reliquat de la rente ». Il y a ainsi des paradoxes très frustrants ; « Les ingénieurs algériens font fonctionner actuellement des groupes pétroliers et gaziers dans le Golfe comme au Qatar. Leurs places en Algérie sont prises par des étrangers. Sonatrach est obligée de sous-traiter tout ce qui est complexe. Sa dépendance est plus forte que par le passé. Cette situation  reflète la  peur envers une élite qui accumulerait et qui pourrait prendre le pouvoir remettant en cause certains statuts. Aussi met-on dehors cette élite algérienne la remplaçant par des étrangers lesquels prennent du pouvoir».

 

Pouvoir apparent et pouvoir réel, le grand décalage

Dans le domaine économique, on favorise les rentiers par rapport aux producteurs et l’informel au détriment du formel. La Banque centrale et le Dinar sont à l’image du pouvoir. L’informel est une convertibilité plus souple que le formel, mais arbitraire puisque soumis à la traque, au chantage et à la manipulation. Hadj Nacer ajoute  que même «la main de l’étranger» est une des multiples  «ruses» du régime pour fédérer les appuis autour de lui… Les constituantes de l’autorité et de la discipline qui accompagnent la légitimité  d’un pouvoir font largement défaut. Ce sont là des indicateurs d’un Etat faible. Finalement la question et l’enjeu de l’auteur se présentent ainsi : comment les Algériens pourraient ils devenir des hommes libres plutôt que d’éternels rebelles ? Il écrit que : « notre échec est de n’avoir pas su mettre en place des institutions légitimes et durables » mais l’optimisme prend finalement le dessus, il rappelle les tendances lourdes de l’Algérie aujourd’hui et conclut : « Eau, Ressources matérielles, Ressources humaines et du bon sens, S’il est une martingale, c’est celle-là la gagnante ».

 

Par : Bachir Znagui

 

Sois mince et tais-toi !

Sois mince et tais-toi !

Auteur : Mona Chollet

Elles avaient conquis chèrement leur indépendance économique et la maîtrise de leur fécondité. Les femmes font aujourd’hui face à un violent retour de bâton. « L’ordre social s’est reconstitué spontanément en construisant autour d’elles une prison immatérielle », relève Mona Chollet, journaliste au Monde diplomatique. Obsession de la minceur, frénésie de régimes, banalisation de la chirurgie esthétique… l’image de la féminité qui est matraquée par la culture populaire est terrifiante. D’abord parce qu’elle promeut « comme un fait de nature » un partage archaïque des rôles : à l’homme la rationalité et l’efficacité productrice, à la femme la sensualité et la frénésie consumériste. Mais surtout parce que « l’omniprésence de modèles inatteignables enferme nombre de femmes dans la haine d’elles-mêmes, dans des spirales ruineuses et destructrices où elles laissent une quantité d’énergie exorbitante ». Cette autodévalorisation permanente du corps, source d’anxiété voire de graves pathologies comme l’anorexie, condamne les femmes « à ne pas savoir exister autrement que par la séduction », les enferme « dans un état de subordination permanente », et les empêche de travailler à la conquête d’autres avancées dans la lutte contre les violences, les inégalités au travail, etc.

Mona Chollet n’appuie pas seulement sa démonstration sur des enquêtes sociologiques ou des témoignages, comme ceux, poignants, du mannequin anorexique Portia de Rossi. Elle analyse la culture féminine populaire, véhiculée par les séries télévisées, les blogs et la presse féminine – vecteur elle-même de discours publicitaires. Leur efficacité repose sur la « relation affective, ludique, aux représentations qu’ils proposent », insiste-t-elle. La presse féminine est la seule « à prendre au sérieux une certaine culture féminine », celle qui s’est forgé ses codes, au fil des siècles, comme dans tous les groupes dominés (prolétariat, esclaves). Mais surtout, la collusion entre les industries de la mode, de la publicité, des médias et du divertissement leur donne des « moyens de persuasion clandestine » redoutables (« puissance de feu économique, habileté culturelle et multiplicité des relais »). L’heure est à l’envahissement de tous les domaines de la vie par une logique consumériste. Or le besoin légitime d’évasion après le temps de participation sociale n’est pris en charge que par cette culture de masse, qui y apporte une seule réponse : l’injonction d’acheter. Mona Chollet souligne le cynisme de cette machine qui, en période de crise économique et de dureté des relations sociales – dureté qui touche d’abord les femmes, plus exposées au temps partiel subi, aux représailles suivant les grossesses, au chômage et à la précarité –, propose un repli sur la sphère privée, repli totalement irréaliste qui « nie purement et simplement le monde commun ». Ce discours n’apprend pas aux femmes comment faire face aux violences de l’époque, mais comment s’y soumettre, en contournant avec perversité leur intelligence et en jouant sur des peurs profondes (ne pas ou plus être aimée, vieillir, ne pas correspondre aux attentes extérieures). Il est une négation de la subjectivité féminine et des différentes manières d’être femme.

 

Bras d’honneur aux femmes

« L’inégalité des rôles esthétiques entre hommes et femmes » dans la société, rarement évoqué, a de graves conséquences. « Les hommes peuvent espérer qu’on rende hommage à leur physique avenant sans pour autant qu’on les oblitère en tant que personnes, ce à quoi une femme s’expose constamment », note Mona Chollet. Les femmes, elles, font face à une tyrannie de l’apparence et doivent se conformer à des clichés aussi mièvres qu’acrobatiques : être active et séductrice (au prix d’emplois du temps infernaux), être mince tout en incarnant l’idéal maternel… D’autant qu’elles se sont aventurées sur des terrains jusqu’alors réservés aux hommes : « elles semblent devoir compenser le déséquilibre ainsi créé en restreignant la place que leur corps occupe dans l’espace ». La fixation sur la minceur des femmes n’est pas une obsession de la beauté mais de « l’obéissance féminine ». Les suicides de mannequins usées et abusées par un monde inhumain, les décès liés à la chirurgie esthétique, pour laquelle les femmes s’endettent ? On en parle très peu. Peu de voix s’élèvent contre cette vision du corps féminin comme un amas de morceaux isolés, dont l’examen, sous une lumière crue et permanente, prescrit la réfection à prix d’or. Or, remarque l’auteure, « si les femmes se laissaient moins facilement persuader de leur indignité physique, le marché de la chirurgie esthétique, aujourd’hui en croissance exponentielle, s’effondrerait, et les médecins retourneraient soigner « les oreillons et les hémorroïdes, maladies que la publicité est impuissante à exacerber » ». Et de citer Fatema Mernissi, qui, ne trouvant pas de vêtement à sa taille dans un magasin aux Etats-Unis, rétorque à la vendeuse qu’il serait préférable d’adapter les habits aux femmes, et non les femmes aux habits.

Cette récupération commerciale du souci de l’apparence est le vecteur d’un véritable « racisme social ». « Ce souci exclusif de ses loisirs, de son bien-être et de son plaisir revêt une nette dimension de classe. Il constitue un bras d’honneur plus ou moins franc adressé à la plèbe par une élite privilégiée qui évolue dans un monde à part, une bulle luxueuse, et qui ne veut rien savoir du cloaque où grouille la populace ». Une élite de people, qui malgré son népotisme et son culte de la lignée, suscite respect et envie. Mona Chollet déplore cette image d’un « monde résigné, qui a fait son deuil des espoirs de progrès social. Un monde qui se perd dans la contemplation rêveuse des bien-nés, n’ambitionnant plus rien d’autre que de parvenir à imiter leur mode de vie en reproduisant leurs habitudes de consommation ». Au racisme social, s’ajoute le racisme tout court : malgré les proclamations du goût pour le métissage, la mondialisation s’avère une nouvelle vague d’impérialisme. Face aux couvertures de magazines peuplées de figures blanches et blondes, « on peine à trouver quelque part une démonstration convaincante de ce multilatéralisme » : ces industries ont une « force d’eugénisme banalisé ». A nous de refuser cette injonction à être une « femme-objet », pour être, tout simplement.

 

Par : Kenza Sefrioui

 

Beauté fatale, les nouveaux visages d’une aliénation féminine

Zones, 240 p., 18 €


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