Ficher la botte de foin pour y trouver une aiguille

Ficher la botte de foin pour y trouver une aiguille

Auteur : Antoine Lefébure

La surveillance généralisée, rendue possible par les technologies, est une grave menace pour la démocratie. Synthèse.

Special Collection Service pour le « contact chaining », Accumulo pour repérer les comportements inhabituels dans une masse de données, Follow the Money pour intercepter les paiements par carte et les virements bancaires, Disposition Matrix, base de données permettant des assassinats ciblés par drones… Non, ce n’est pas de la science fiction. Tout cela est bel est bien fonctionnel, comme l’a révélé Edward Snowden en juin 2013, et comme le présente de façon synthétique Antoine Lefébure, historien des médias, expert des technologies de la communication et pionnier des radios libres en France. En cause, les rêves de contrôle total du cyberespace de la National Security Agency (NSA) américaine. « 14 gigaoctets intègrent quotidiennement la base de données de la NSA et 50 teraoctets chaque année, soit l’équivalent de… 25 milliards de pages de texte ». Le projet One-End Foreign Solution, basé à Buffdale dans l’Utah filtre déjà 75 % du trafic Internet mondial et « son alimentation en électricité équivaut à celle d’une ville de 20 000 habitants ». La NSA, c’est aujourd’hui « le premier employeur de mathématiciens des Etats-Unis », 960 agrégés, 4 000 ingénieurs informatiques, 33 000 employés, un budget de 10,8 milliards de dollars en 2013 (+ 54 % par rapport à 2004), dont 5,2 milliards dédiés à la logistique et 1,5 pour l’analyse de données. C’est plus de 500 stations d’interception à travers le monde,  et une multitude de programmes de surveillance dont Antoine Lefébure dresse un terrifiant inventaire. Il y a le désormais célèbre Prism, pour extraire les données à partir des géants de l’Internet (Microsoft, Google, Facebook, Yahoo !, Paltalk, YouTube, Skype, AOL, Apple, qui « ont obtenu de la NSA des millions de dollars » pour leur collaboration active). Automatisation des flux de trafic (Pintaura) et du traitement des données (United Targeting Tool, référençant au 5 avril 2013 111 675 noms de personnes qui seraient liées à une activité terroriste), rédaction de rapports, surveillance en temps réel des courriels et de l’utilisation des réseaux sociaux dans le monde entier… il y a des programmes pour tout. Sans oublier les programmes au cœur de la cyberguerre : Bullrun, qui insère des vulnérabilités dans les systèmes de chiffrements commerciaux, les virus Stuxnet et Flame…

C’est cette frénésie de collecte qui a scandalisé Edward Snowden : « Nous avons réussi à survivre à de bien pires menaces dans notre histoire que quelques groupes terroristes désorganisés et des Etats voyous sans faire appel à ce type de programme. Ce n’est pas que je ne donne aucune importance au renseignement, mais je m’oppose à une surveillance de masse omnisciente et automatique, qui est selon moi une plus grande menace pour les institutions de la société libre que de produire des rapports de renseignement erronés ». Antoine Lefébure retrace le parcours de cet autodidacte de l’informatique, sa conscience des risques et son choix stratégique des journalistes à qui il a confié le scoop : Glenn Greenwald, à l’époque bloggeur au Guardian et la documentariste Laura Poitras, tous deux membres de la Freedom of the Press Foundation. Il retrace la chronologie des révélations, son exil à Moscou, les pressions des Etats-Unis pour l’arrêter, les tensions diplomatiques, l’ambigüité des dirigeants européens.

 

Compromission des multinationales de l’Internet

Ce n’est pas la première fois que la NSA est épinglée sur la question des libertés. Déjà en 2008, le programme StellarWind, « première tentative de surveillance généralisée de la population, associant l’Etat et les grandes entreprises privées pour mettre au point les technologies susceptibles de rendre ce grand projet possible » et découvert par le journaliste James Risen (State of War, 2006), avait été jugé inconstitutionnel. Mais aujourd’hui, l’espionnage à grande échelle révélé par Edward Snowden tient à l’hégémonie stratégique des Etats-Unis sur Internet (eux-mêmes représentant 80 % du trafic mondial) : « tous les câbles sous-marins en fibre optique existant autour de la planète sont connectés aux trente-deux câbles transitant par les Etats-Unis ». Lesquels s’assurent « les conditions d’une interception permanente » des réseaux, quitte à faire pression sur les entreprises qui travaillent dans ce domaine. L’ingénieur Mark Klein a révélé en 2009 les dispositifs spéciaux de la NSA pour intercepter les câbles du géant de la téléphonie mobile AT&T. Antoine Lefébure insiste sur la compromission des multinationales de l’Internet dans cette surveillance : « La plupart des entreprises collaborent de bon cœur avec la NSA. Il faut dire qu’elle est un excellent client et un intermédiaire privilégié pour accéder à l’énorme marché public de la sécurité. » Quant aux récalcitrants, ils sont piratés et font l’objet de harcèlement judiciaire, comme Ladar Levison, obligé de fermer son service de cryptage.

Cette obsession de la surveillance est dangereuse pour la démocratie. La « privatisation des activités de l’agence » rend poreuse la frontière entre des prérogatives d’Etat et des intérêts privés. Le harcèlement et les menaces dont ont fait l’objet les lanceurs d’alerte, depuis Bradley Manning et Julian Assange, ainsi que les journalistes d’investigations, est une atteinte aux droits à l’information. La course au renseignement génère des dérives répressives contraires aux principes des grandes démocraties : Barack Obama a eu recours six fois à l’Espionage Act de 2010 à 2012, contre trois fois en neuf ans sous l’administration Bush. Pour Bruce Schneier, expert de la sécurité, « ces abus de la NSA légitiment ceux pratiqués en Chine, en Russie, en Iran et ailleurs ». L’affaire Snowden a fait réagir l’opinion internationale et bien sûr la société civile : Electronic Frontier Foundation, ONG de défense des droits dans le monde numérique, compte 140 000 membres. La Finlande et le Brésil ont adopté des lois punissant l’espionnage et la détension de données concernant leurs citoyens. Une réflexion sur les dangers de la « servitude volontaire » entretenue par l’illusion sécuritaire, et une bataille pour la transparence sont désormais engagées. Grâce à Edward Snowden, qui a permis de poser la question de la protection d’Internet, bien commun de l’humanité, contre les appétits des acteurs privés et étatiques.

 

Par : Kenza Sefrioui

 

Pour aller plus loin :

Article de Charles Seife, NSA domestic spy : mathematicians, why are you not speaking out ? www.slate.com, 22 août 2013

Bruce Schneier, NSA surveillance : a guide to staying secure, The Guardian, 6 septembre 2013 : ainsi que notre document « Comment protéger sa vie privée sur Internet », disponible à www.antoinelefébure.com

www.eff.org

 

L’affaire Snowden : comment les Etats-Unis espionnent le monde

Antoine Lefébure

La Découverte, Cahiers libres, 276 p., 19 €


Sortir l’économie des modèles abstraits

Sortir l’économie des modèles abstraits

Auteur : Michael Goodwin

Contre la pensée néolibérale et l’omniprésence du management, Michael Goodwin plaide pour l’équilibre entre pouvoir public et pouvoir privé.

« Ne soyez pas surpris s’il devient un jour la première bande dessinée à valoir à son auteur le prix Nobel de sciences économiques », s’enthousiasme en introduction le professeur de droit Joel Bakan (auteur de The Corporation : The Pathological Pursuit of Profit and Power). Et ce serait mérité, tant Michael Goodwin, passionné d’histoire et d’économie, propose une synthèse limpide d’une documentation immense, servie par les remarquables illustrations de Dan E. Burr. Son point de départ, des questions simples : « Pourquoi je ne vis pas aussi bien que mes parents ? Aurai-je encore un travail l’année prochaine ? » Cherchant à comprendre, Michael Goodwin s’est d’abord plongé dans les manuels d’économie. Il s’est ensuite attaqué aux classiques : tous les grands économistes, depuis Adam Smith, Thomas Malthus et David Ricardo, jusqu’à John Maynard Keynes, Alfred Marshall et Paul Samuelson, en passant par Friedrich Engels et Karl Marx. Son but ? Proposer une vision globale claire de l’économie : « Si le tableau était compliqué dans son ensemble, aucune de ses parties n’était difficile à comprendre… Les gens doivent savoir ça ! » C’est en effet un enjeu essentiel de démocratie car « la plupart des sujets à propos desquels nous votons relèvent de l’économie. C’est notre responsabilité de comprendre ce pour quoi nous votons ». Tout au long des 300 pages, Michel Goodwin et Dan E. Burr dépouillent l’économie du jargon technique. Ils rappellent que cette discipline est inextricablement liée à la politique étrangère, à la science environnementale, à la psychologie, à l’histoire militaire, aux inventions technologiques, etc. Et avant tout, au pouvoir : « Essayer d’expliquer l’économie sans mentionner le pouvoir revient à essayer d’expliquer la politique sans mentionner l’argent ».

Cela donne un livre passionnant et très riche. On suit, selon une trame chronologique, l’histoire politique et militaire (centrée sur l’Europe et les Etats-Unis), l’évolution des technologies et leurs conséquences sociales, les problématiques qui se sont posées à chaque époque et ont interpellé les penseurs. Ces concepts, à commencer par celui de capitalisme, ainsi que toutes les notions en usage dans le monde de l’économie, sont expliquées par des exemples concrets, souvent humoristiques : risque, monnaie, avantages comparatifs, économie mixte, bulle, spéculation, obligations pourries, haut risque, intérêt élevé… Ainsi, pour expliquer l’approche néoclassique de l’offre et de la demande, avec ses notions de rendement décroissant et d’utilité décroissante, Michael Goodwin cite Shakespeare : « Mon royaume pour un cheval ! »

 

Mises au point

Le récit souligne surtout les enjeux de pouvoir et les débats politiques que chaque situation a suscité. Michael Goodwin ne se contente pas de situer les penseurs dans leurs contextes mais rappelle comment ils sont relus à la lumière des enjeux contemporains. D’où quelques mises au point. A propos d’Adam Smith, il affirme : « On a parfois l’impression que les gens passent plus de temps à vénérer Adam Smith qu’à le lire. » A côté de l’idée selon laquelle le marché peut s’autogérer sans que personne ne donne des ordres (qui est, depuis, au cœur de la pensée économique), Adam Smith insistait sur le rôle du gouvernement dans la gestion des biens publics et sur la nécessité de plafonner le taux d’intérêt pour éviter les paris délirants. Il estimait aussi qu’« aucune société ne peut prospérer et être heureuse, dans laquelle la plus grande partie des membres (les travailleurs) est pauvre et misérable ». Ainsi, « le grand message oublié de la Richesse des nations est « prenez garde aux capitalistes ! »

Michael Goodwin rappelle qu’« un modèle ne prouve rien » dans le monde réel, car c’est le contexte et les rapports de force en présence qui sont à prendre en compte. A propos de l’économie mixte, mise en œuvre par Bismarck, l’auteur rappelle qu’il s’agissait au départ d’une « expérimentation socialiste » mais qu’« aujourd’hui, la question n’est pas de savoir si certains secteurs de l’économie doivent être contrôlés par l’Etat ; non, la vraie question, c’est lesquels, comment et dans quel but ». Possession de la terre, lien entre taxation et représentation, pouvoir de négociation, sont des problématiques hautement politiques. Et de contester les thèses de l’Université de Chicago, conduisant à des profits privatisés et des pertes socialisées, et la gestion par les chiffres imposée par le management.

L’argumentation de Michael Goodwin éclaire les limites de la pensée néolibérale et constitue un plaidoyer pour un équilibre entre pouvoir public et pouvoir privé, pour des régulations garantissant l’intérêt général. L’auteur applaudit la loi antitrust (1914), l’impôt sur le revenu (1913) les avancées dans le droit du travail, les programmes sociaux, la loi Glass-Steagall (1933) séparant banques d’investissements et banques commerciales : « un parfait exemple de la manière dont devraient être faites les réglementations : non pas des réglementations complexes appliquées par des armées d’inspecteurs, mais des règles simples qui alignent les avantages privés avec l’intérêt public ». Et de rappeler, chiffres à l’appui, que « l’inflation est gênante, mais le chômage tue ». Le dernier chapitre fait le bilan sur la crise de 2008, le mouvement Occupy Wall Street, les questions environnementales de plus en plus pressantes… Deux citations invitent à éclairer la réflexion sur l’avenir. D’une part, cet avertissement si actuel du président Dwight Eisenhower « Cette  conjonction d’une immense institution militaire et d’une énorme industrie de l’armement est nouvelle dans l’expérience américaine… Le risque potentiel d’une désastreuse ascension d’un pouvoir illégitime existe et persistera ». De l’autre, L’ère de l’opulence, le bestseller de Galbraith (1958) qui dénonçait la pression à la consommation amenant les gens à se considérer « comme des consommateurs plutôt que, disons, des travailleurs ou des citoyens ». Sans conclure, Michael Goodwin invite à consulter ses sources, des hypothèses complémentaires et une bibliographie triée en fonction des recommandations de l’auteur, sont sur www.economixcomix.com. Un livre d’utilité publique.

 

Par : Kenza Sefrioui

 

Economix, la première histoire de l’économie en BD

Michael Goodwin et illustrations de Dan E. Burr, traduit de l’anglais par Hélène Dauniol-Remaud

Les Arènes, 304 p., 21,90 €


Rendre sa juste valeur au travail des femmes

Rendre sa juste valeur au travail des femmes

Auteur : Rachel Silvera

Rachel Silvera propose de réviser les critères d’évaluation du travail afin de combattre les inégalités de salaire.

En France, les femmes gagnent 27 % de moins que les hommes. Elles occupent 80 % des emplois à temps partiels, pas toujours par choix. Elles subissent une double ségrégation, verticale, en occupant peu d’emplois qualifiés dans un même secteur, et horizontale, en étant concentrées dans peu de métiers et de secteurs : 50 % des femmes se retrouvent dans 12 familles professionnelles sur 87, alors que les 12 familles les plus masculinisées n’occupent que 35 % des hommes. Leurs métiers sont sous-évalués ne correspondent pas à leur niveau de formation, ce qui génère un phénomène de déclassement professionnel, qu’elles ont plus de mal à rattraper que les hommes. Elles peuvent passer des années à un échelon sans aucune promotion, ce qui a une incidence lourde sur leur niveau de retraite. Et pourtant, seules 3,3 % des saisines de la justice concernent les discriminations en raison du sexe. Pendant longtemps, les avocats ont plaidé la discrimination syndicale plutôt que la discrimination femmes-hommes. Pourtant, des plaignantes ont eu gain de cause etont reçu des sommes importantes en compensation. « Le risque pour les entreprises de se voir condamner est à présent bien réel. »Rachel Silvera, économiste et membre du réseau de recherche « Marché du travail et genre », a interviewées ces plaignantes. Ces « autobiographies de femmes au travail » lui permettent de poser le problème de l’égalité des salaires en des termes nouveaux. Comme le résume en préface l’historienne Michelle Perrot, « la question de la valeur, de l’évaluation, est centrale ».

La première partie du livre fait l’histoire decette discrimination ancienne.« Les femmes ont toujours travaillé et ont toujours été moins payées » à cause d’une idée selon laquelle « pour une femme, travailler en échange d’un salaire relève de l’accident de parcours » ; la normalité serait le mariage et l’entretien par le mari, en contrepartie d’un travail « caché, invisible, non rémunéré » : le travail domestique. Rachel Silverarappelle les résistances à l’arrivée massive des femmes sur le marché du travail. Une histoire émaillée de clichés et de mauvaise foi : les femmes seraient incapables de s’assumer seules, elles seraient naturellement dociles et résignées, elles auraient moins de besoins que les hommes, leur arrivée dans un secteur nivellerait les salaires par le bas, elles feraient le jeu du patronat pour casser les revendications syndicales, n’auraient pas de conscience collective… La pierre angulaire de ce système était le salaire d’appoint, qui a imposé pendant des décennies un rabais, quelle que soit la situation personnelle des femmes et le travail réalisé. Bref, « logique patriarcale et logique patronale se confortent » et « il n’est pas question de penser le travail des femmes comme une nécessité vitale ou un droit, un moyen d’accéder à l’indépendance économique ». Si le salaire d’appoint a été supprimé en France dans les année 1950, son spectre plane toujours, avec le « relatif consensus autour de la féminisation du temps partiel », et le fait que les femmes soit très peu recensées parmi les « travailleurs pauvres »alors qu’elles « représentent une forte majorité des salariés à bas et très bas salaire »…

En 1950, la loi Croizat clamait « A travail égal, salaire égal ». La loi du 22 décembre 1972 affirme que « Tout employeur est tenu d’assurer, pour un même travail ou pour un travail de valeur égale, l’égalité de rémunération entre les hommes et les femmes ». Mais la loi est en avance sur les pratiques. Rachel Silverafait l’inventaire des nouveaux avatars de la discrimination. Premier blocage : l’évolution. Aux femmes les « carrières d’appoint ». 30 % des femmes déclarent n’avoir jamais été augmentées, contre 24 % des hommes, et 34,6 % pensent n’avoir aucune perspective d’évolution, contre 21,8 % des hommes. Alors que grimper un échelon est perçu comme plus valorisantqu’une augmentation,leur« droit à la carrière »peine à être reconnu.A Maria, ouvrière modèle, « on a « oublié » de proposer la moindre promotion »… Il y a aussi la discrimination entre le « cœur de métier » vu comme « productif » et les emplois périphériques vus comme « improductifs ».Sans oublier les représentations sexistes : «Au nom de « qualités innées », si « naturelles » qu’il n’est besoin ni de les apprendre ni de les payer », on cantonne les femmes à des secteurs « qui correspondraient à leur soi-disant nature. » Des emplois moins bien couverts par les conventions collectives, moins bien définis dans les classifications et donc moins bien payés. Enfin, le « soupçon de maternité » impose aux femmes une discrimination statistique, celles qui n’ont pas l’intention d’interrompre leur carrière étant traitées comme si elles étaient « susceptibles de sortir du marché du travail pour raisons familiales ».

 

Pour en finir avec le spectre du « salaire d’appoint »

Pour Rachel Silvera, il est donc urgent de redéfinir la valeur véritable du travail des femmes, de revoir de façon positive les critères identifiant des emplois dits « féminins » et de « mieux reconnaître le travail souvent invisible».Loin d’être non-qualifiés, ces emplois mobilisent de vraies compétences. La notion de technicité doit englober des savoir-faire comme le relationnel, la gestion de tâches multidimensionnelles, lapolyvalence. Il faut reconnaître les critères de responsabilité et d’encadrement autant pour « la prise en compte des responsabilités sur des tiers (jeunes, malades, équipes, personnes âgées…), les responsabilités de communication, d’assistance ou de protection du caractère confidentiel des dossiers » que pour les responsabilités matérielles et budgétaires. Et bien sûr, « neutraliser réellement l’effet du congé maternité sur la carrière des femmes », comme le service militaire a été reconnu dans celle des hommes, et œuvrer à un meilleur partage des responsabilités familiales et professionnelles entre les deux sexes.

Pour beaucoup de femmes, la priorité est donnée au sens du travail et à sa reconnaissance comme tel, parfois plus qu’au salaire – ce qui contribue à sa sous-valorisation. Rachel Silvera propose d’« oser se comparer », de briser les tabous concernant les augmentations faites individuellement, d’améliorer la négociation de l’égalité en entreprise… Un défi pour les syndicats, pour l’Etat qui doit appliquer une action coercitive, mais aussi pour l’ensemble de la société. Car c’est une redéfinition globale de la hiérarchie des valeurs que cette revendication propose, en voulant « donner une véritable place dans la société aux emplois qui se consacrent au « souci des autres » ».

 

Par : Kenza Sefrioui

 

Pour aller plus loin : Un salaire égal, pour un travail de valeur égale. Guide pour une évaluation non discriminante des emplois à prédominance féminine.A télécharger sur : http://www.defenseurdesdroits.fr/sites/default/files/upload/guide-salaire-egal-travail-valeur-egale.pdf

 

Un quart en moins, des femmes se battent pour en finir avec les inégalités de salaires

Rachel Silvera

La Découverte, 240 p., 16 €


L’argent est mort !

L’argent est mort !

Auteur : Jean-Claude Carrière

Il nous sert 300 pages de lecture délicieuses ! Jean-Claude Carrière qui nous a habitué à la fiction théâtrale et cinématographique, s’illustre en écrivant un essai. Une véritable enquête avec un personnage principal (ou un accusé principal) : l’argent.

Dans un style concis et imagé à la fois, il nous raconte la vie supposée de celui-ci de la naissance jusqu’à la mort.

Pour commencer, l’auteur nous emmène en ballade dans le monde de la littérature et des arts. Le point de départ  de cette enquête est une mutation que Carrière ne pouvait ignorer. «L’argent a posé sa griffe sur l’art, comme pour dire : cela ne m’échappera plus. C’est l’argent maintenant qui décide et lui seul. Les sentiments, les émotions, les idées qu’une peinture ou une sculpture pourraient nous apporter n’ont désormais, et depuis plus d’un siècle déjà, qu’une importance secondaire, de plus en plus grignotée et réduite. Qui oserait parler encore de beauté, d’harmonie, de travail, de sens cachés, d’allégories… » s’interroge  l’auteur !

Pour mieux cerner la problématique de l’argent, Carrière nous emmène à ses origines. L’auteur a fait appel à sa formation d’historien, fouillant dans la genèse de la monnaie, son invention, son évolution. Ce livre est une invitation à relire l’histoire de l’argent et une réflexion sur son rôle.

Comment l’argent s’est-il senti après la révolution bolchévique ? Et comment après la chute du Mur de Berlin est-il devenu : Le roi du monde ? Des questions qu’il serait certainement utile de se poser aujourd’hui.

L’humanité a vécu pendant des centaines de siècles sans argent et un jour (vers le deuxième millénaire avant notre ère) l’argent est arrivé! Il était au départ un outil au service des échanges commerciaux. Mais que s’est-il passé  depuis ?

L’argent notre invention, notre ami qui nous a facilité énormément  de choses, est passé à la fin du moyen âge de simple outil à seigneur.  Aujourd’hui il est célébré, adulé « Tous les acolytes, sacerdotes et prophètes qui, aujourd’hui l’entourent, et qui le célèbrent en des rites simples et répétitifs (ainsi les applaudissements qui saluent la clôture des bonnes séances à Wall Street), semblent joindre leurs efforts, leurs courbettes, et aussi leurs pensées, leurs invocations, leurs exorcismes (peut être même leurs oraisons) pour nous convaincre de cette existence métallique. Une puissance moderne, lucide et aguerrie d’expériences, protège notre portefeuille et guide nos pas vers notre banque ».

L’argent est devenu notre maître. D’ailleurs, l’évolution du lexique monétaire le prouve.

Adam Smith ne parlait-il pas déjà au XVIII siècle de main invisible !

 

L’argent est-il mort ?

L’argent on l’a aimé, vénéré et insulté. Nous avons développé envers cet outil métallique  des  rapports passionnels et passionnés. Et comme il en a eu assez de nous, il est mort, d’épuisement, de lassitude !

Ces dernières années les signes de fatigue se sont multipliés. On a vu, par exemple, s’installer des monnaies parallèles. « En Angleterre dans une ville du Devon qui s’appelle Totnes, et même, plus près du centre de Londres, à Brixton, des monnaies parallèles circulent, que la plupart des commerçants acceptent. Le Brixton pound est à l’effigie de David Bowie. Touche-t-il des royalties sur chaque billet ? »

Ce cas, n’est pas isolé. Des monnaies complémentaires et d’autres virtuelles telles les bitcoins, existent  aussi. Chaque communauté informatique va-t-elle finir par avoir sa propre monnaie ?

Le troc se renouvelle, également. L’argent est-il en train d’agoniser sous nos yeux ?

L’argent on y a cru pendant longtemps. Il nous a accompagné, nous a permis de traduire nos désirs en réalité. Sa symbolique est de plus en plus forte.  Pourtant certains l’ont combattu avec férocité. Marx en est l’illustration. Toutefois, les pays qui se sont inspirés de sa doctrine telle la Russie, ou encore la Chine, sont obsédés par l’argent. Aujourd’hui on compte plus de milliardaires à Moscou qu’en Europe de l’Ouest. Le communisme n’a-t-il été finalement qu’une étape indispensable au retour à l’argent ? à son triomphe ? A partir des années 80, le changement a été palpable. L’argent-fou, l’argent-roi fait son apparition. Le règne de l’argent est bel et bien là. Il a droit partout, l’argent semble avoir toujours raison « L’argent nous imbibe. Il pénètre jusqu’à nos systèmes invisibles, jusqu’à nos nerfs les plus furtifs, jusqu’à nos vaisseaux capillaires. Il nous habitue à ses hausses brutales, ses foucades, ses caprices et à ses abandons aussi. Nous croyons l’avoir gagné, nous croyons le tenir, pourtant, c’est lui qui nous possède ».

Aux Etats-Unis, l’idée qui dit que mourir riche augmente les chances d’aller au paradis, poursuit son chemin chez certains républicains. Les prophètes de l’argent continuent de divulguer la bonne parole… de l’argent, maître du monde.

Aujourd’hui, la pauvreté n’est pas seulement un malheur mais une honte. De seigneur et maître, l’argent s’est transformé en Dieu impitoyable !   

Après ce bilan –disons-le- catastrophique, Carrière nous prédit l’avenir. « La baisse du chômage la création  de l’emploi, la reprise économique, la compétitivité retrouvée, on nous les promet depuis quarante ans. Illusions stériles et tenaces c’est la récession seule et froide qui nous attend ».

Et si l’argent n’y était pour rien ? Au final, n’est-il pas l’expression la plus concrète de notre cupidité et nos pertes de valeurs ?  

 

 

Par : Amira Géhanne Khalfallah

 

L’argent. Sa vie, sa mort

Jean-Claude Carrière

Odile-Jacob

275 pages. 274 DH. 


Sortir de la tyrannie du court terme

Sortir de la tyrannie du court terme

Auteur : Groupe de réflexion dirigé par Jacques Attali

Après l’économie sociale et solidaire, l’économie participative, l’économie d’échelle, la nouvelle économie… Jacques Attali ajoute sa pierre à l’édifice et nous parle d’économie positive !

Mais qu’est-ce donc ? Pour l’auteur, cette désignation correspond à une économie qui prend en considération les générations futures, leurs besoins. Il nous propose de sortir de la préoccupation de l’immédiat pour aller vers le long terme en adoptant une vision générationnelle.

L’économiste nous explique tout simplement qu’il est grand temps d’arrêter de penser à générer seulement de l’argent et nous propose de trouver une place à l’humain. Cette nouvelle économie « vise à réorienter le capitalisme vers la prise en compte des enjeux de long terme. Beaucoup d’initiatives positives existent déjà, de l’entreprenariat social à l’investissement socialement responsable, en passant par la responsabilité sociale des entreprises ou encore le commerce équitable et l’action de l’essentiel des services publics".  Mais ces quelques exemples ne suffisent pas pour nous faire basculer dans l’économie positive. Il faut un véritable mouvement qui va révolutionner notre économie et avant tout cela, il s’agit de changer les mentalités.  

Il nous faudra, d’abord, sortir de l’idéologie des libertés individuelles n’en déplaise à certains ! L’auteur modère ses paroles et explique les dangers de la dictature de la liberté individuelle : celle qui donne le droit de changer d’avis, celle de la précarité, l’instabilité et qui devient au final : l’idéologie de la réversibilité et même celle de la déloyauté. C’est ce que l’on constate d’ailleurs au niveau des entreprises et des nations….d’où selon lui « la crispation ». Il faut se méfier de la dictature de la liberté individuelle même si on ne peut pas faire l’apologie de l’inverse. La liberté individuelle doit être pondérée par celle des générations futures, estime Attali.

Il s’agit, également, de préserver l’environnement, éviter les dettes…  Un équilibre nécessaire à trouver à l’intérieur de la démocratie à la faveur du long terme.

 

Sauvés par les nouvelles technologies

La vague des technologies est en train de  changer radicalement notre monde. Mais il ne s’agit pas seulement des technologies de l’information -dont internet est un sous ensemble- mais aussi les biotechnologies, les nanotechnologies, les neurosciences….etc…Ces technologies vont nous faire  basculer d’une société fondée sur l’individualisme (qui a fondé le capitalisme en faisant l’apologie du «  moi d’abord », le « moi, maintenant »), à une prise de conscience de l’interdépendance pour dire : j’ai intérêt au bonheur de l’autre. L’altruisme aux générations suivantes, l’altruisme intéressé ou rationnel… c’est ce que Jacques Attali nous propose à travers son concept d’économie positive.  Car dans ce monde de partage et d’échange nous avons tout intérêt à ce que les autres aient le même technologie que nous pour pouvoir communiquer. Ces technologies peuvent n’être qu’un moyen d’accélérer les choses et de nous sortir du dictat de l’immédiat, du court terme et du capitalisme. 

Le partage n’est pas source de compétition et il n’est pas source de bataille et encore moins dans une société de réseau. Dans le monde de la rareté matérielle, la chose vendue n’appartient plus à celui qui la possédait. Dans l’univers des idées, ou de l’information, on peut donner sans rien perdre et c’est bien là sa force. Nous entrons dans une économie révolutionnaire qui  est celle de la gratuité.

Un peu partout dans le monde, des entreprises, des administrations mettent en place des outils plus pérennes. « En, effet, l’économie positive n’est pas un concept totalement nouveau : celui-ci se rapproche d’autres concepts plus étroits, qui lui sont intrinsèquement liés, tels que le développement durable, le conscious capitalism, le triple bottom line, ou encore l’idée de valeur partagée chère à Michael Porter. L’économie positive existe déjà dans de nombreuses entités, administrations, entreprises, coopératives, associations, et, en particulier, dans certaines activités : microfinance, commerce équitable, entreprenariat social. Elle produit déjà de la valeur, financière mais aussi humaine, sociale, culturelle et environnementale ».

D’ailleurs, de plus en plus de personnes se dirigent vers les ONG. On voit, également, apparaître des modèles alternatifs entre entreprise et ONG….Les coopératives se restructurent avec l’idée de servir autre chose que le seul intérêt des patrons et des actionnaires. Cela donne du sens aux employés qui ont l’impression de faire quelque chose pour les autres et de ne pas générer de l’argent seulement.

A titre d’exemple, Planète finance qui utilise les moyens de l’économie pour lutter contre la pauvreté. Il ne faut pas perdre de vue, par ailleurs, que le mouvement ONG prend une ampleur considérable, il représente aujourd’hui entre 10 et 15% du PIB mondial et c’est en train d’augmenter.

L’échec du capitalisme financier nous a conduit à trouver des solutions ailleurs, de voir la vie autrement. Les moyens de collaborer avec les générations suivantes sont déjà là. Ce n’est pas si compliqué à faire, les initiatives se multiplient. Mais encore faut-il changer les idées. Et c’est plutôt à ce niveau que se situe la bataille.  

 

 

 

Par : Amira Géhanne Khalfallah

 

Pour une économie positive

Groupe de réflexion dirigé par Jacques Attali

Fayard. La documentation française

251 pages. 18 euros


La mondialisation est-elle finie ?

La mondialisation est-elle finie ?

Auteur : François Lenglet

Après avoir encensé le libre-échange et la doxa libérale, le journaliste français François Lenglet plaide pour le retour au protectionnisme.

Après La crise des années trente est devant nous (2007), La fin de la mondialisation confirme la désillusion de François Lenglet, qui rejoint la cohorte d’économistes qui ont changé d’avis sur les vertus du libéralisme. Le livre s’ouvre en prédisant « un gigantesque retournement idéologique » remettant en cause la mondialisation. Signes avant-coureurs ? Une mondialisation financière en panne, avec des flux de capitaux internationaux en chute (baisse de 60 % depuis 2007), une baisse du nombre de fusions-acquisitions, les difficultés du commerce international. Même le très libéral Forum économique mondial de Davos « consacre une partie substantielle de son programme aux thèmes qui étaient naguère traités chez les altermondialistes » ! On découvre les « coûts cachés de la délocalisation » et, « selon une étude du Boston Consulting group, 37 % des entreprises dont le chiffre d’affaires est supérieur à 1 milliard de dollars ont l’intention de rapatrier une partie de leur production. » Pour François Lenglet, la tendance est désormais à la « relocalisation » des activités économiques. En cause, le désendettement universel « qui contracte la part de la finance dans la richesse mondiale » et le rééquilibrage économique des Etats – pas une ligne sur ce qui a conduit à leurs déséquilibres – le retour de l’intérêt national, avec en France Arnaud Montebourg interdisant l’achat de Dailymotion par Yahoo et une « chasse mondiale aux riches » impliquant la lutte contre la fraude et l’évasion fiscale. Autant d’éléments que l’auteur interprète comme un « désir de frontières ». Rien que de très normal, puisque cette mondialisation s’est mise « à fonctionner au seul profit des élites mondiales ».

S’ensuit un réquisitoire contre les « trois vices » de celle-ci. « Machine à inégalités », elle dynamite les classes moyennes et bloque l’ascenseur social. « Le niveau de formation initiale conditionne le point d’entrée sur le marché du travail, qui détermine lui-même l’évolution des revenus durant toute la vie. On ne passe plus d’une classe à l’autre que difficilement : celui qui débute avec des tâches subalternes a de très faibles chances de grimper les degrés de l’échelle sociale ». Elle repose sur des préjugés racistes, où « Les Chinois fabriquent des T-shirts, et [les Français] des centrales nucléaires », rêvant d’un « Yalta des temps modernes »… François Lenglet fait un tour d’horizons des penseurs qui ont interrogé les limites de la mondialisation, et dont la crise de 2008 a confirmé les appréhensions : l’économiste turc Dani Rodrik, le Français Maurice Allais, prix Nobel d’économie en 1988, l’Américain Paul Samuelson, prix Nobel d’économie en 1970, pour qui « il est « absolument faux » de prendre pour acquis que les bénéfices sont supérieurs aux destructions d’emplois et aux pertes de revenus. » La mondialisation est d’autre part une « grande illusion » : celle de la disparition des nations avec les réseaux de télécommunications, qui ne font que renforcer une interdépendance, exalter « les rivalités de classes et d’intérêt », et permettre « la revanche du capital » : « La libéralisation des mouvements de capitaux a donc affaibli les Etats face aux contribuables et restreint le champ de la politique économique. » C’est l’âge du « moins-disant fiscal ». Ainsi, Apple, domiciliant ses profits en Irlande, a payé en impôts moins de 2 % de ses bénéfices entre 2009 et 2012… François Lenglet s’en prend aux technocrates des banques centrales et souligne les dangers pour la démocratie que génère cette perte de souveraineté, tout en rappelant que l’idée d’une incompatibilité entre mondialisation et démocratie « aurait semblé incongrue lorsque le mur de Berlin est tombé, et que libéralismes économique et politique semblaient aller de pair ». Et de reprendre à son compte l’intuition de Dani Rodrik, qu’« il n’est pas possible d’avoir simultanément la démocratie, l’indépendance nationale et la mondialisation économique », en rappelant que la mondialisation ne progresse « que lorsque le rapport de force s’infléchit en faveur des possédants, en particulier les détenteurs du capital, au détriment des classes populaires et moyennes. » Enfin les crises répétées, en Thaïlande, au Mexique, en Suède etc. montrent que la responsabilité incombe au système financier mondialisé lui-même.

 

Pensée cyclique

La deuxième partie du livre se veut historique. Pour François Lenglet, « mondialisation et libéralisme économique sont toujours indissociables » et deux phases alternent : une phase libérale où les frontières s’effacent, où le périmètre d’intervention de l’Etat se restreint face aux initiatives privées, où la propriété est transférée du public vers le privé, la prolifération de produits « baroques » comme les titrisations ; un krach, qui constitue un « retour brutal et souvent non désiré du bon sens », suivi d’une phase de repli sur les frontières, avec des « épisodes de nationalisme aigu », où l’Etat intervient comme actionnaire et comme régulateur. Ce cycle se reproduirait indéfiniment, et l’auteur compare la crise de 2008 à celle de 1930. Si la mondialisation s’est étendue à la fin du XXème siècle à la faveur d’une « conjoncture exceptionnellement favorable […] sous l’effet d’une puissance vague idéologique libérale, d’une période de calme géopolitique inédite, d’une révolution technologique et de deux décisions de politique monétaire, en Chine et en Europe, qui contrarient le bon sens », et comme « on ne change pas la mondialisation, on ne peut guère que lui fermer la porte », François Lenglet se lance enfin dans l’apologie du protectionnisme.

Il démonte d’abord les idées reçues, notamment sur la création de « rentes injustifiées », en rappelant que « le libre-échange a aussi ses rentiers ». Cependant ses propositions concrètes sont bien rapides : relèvement des droits de douanes sélectif selon les pays et les produits ; politique industrielle européenne et redomestication de l’industrie bancaire… Et quand François Lenglet conclut : « Il ne s’agit pas de refermer l’Europe, mais de trouver le bon équilibre entre le marché et la règle, entre l’ouverture et la protection », on voit mal quel est le bon dosage de ce curieux libéral-protectionnisme… Un livre utile pour documenter ces revirements à la mode.

 

Par : Kenza Sefrioui

 

La fin de la mondialisation

François Lenglet

Fayard, 264 p., 15 €

 

Où sont les femmes ?

Où sont les femmes ?

Auteur : Muriel de Saint Sauveur

Et si nous sortions des stéréotypes, des schémas convenus ? Quelle serait réellement la place de la femme dans le monde? Pour répondre à cette question, Muriel de Saint Sauveur, directrice de la diversité chez Mazars (groupe international d’audit et de conseil), a fait le tour du monde à la rencontre de femmes aux origines, aux aspirations et aux cultures différentes.

Pour amorcer la discussion ou lancer la polémique, elle choisit un titre provocateur : Un monde au féminin serait-il meilleur ?

La soixante-huitarde ne semble pourtant pas se poser vraiment la question. Pour elle pas de doute, un monde au féminin serait forcément meilleur !  

L’auteur n’y va pas de main morte. Elle entame un dialogue avec 100 femmes de 33 pays différents dont la célèbre écrivaine chinoise Xiao Hui Wang ou alors la française Najat Valaud Belkacem ou la marocaine Fathia Bennis… Des femmes venant de milieux divers, vivant dans des codes et des cultures différentes : chefs d’entreprise, journalistes, économistes, professionnelles de la santé et d’éducation….Au final, ce que ces femmes ont en commun est leur penchant envers l’empathie et la solidarité : elles font de la santé leur priorité et sont plus souples en organisation. « L’entrée des femmes dans la vie publique a des conséquences immédiates sur la gestion du monde : même si elles ne perdent pas de vue l’importance des chiffres, elles sont capables d’introduire une variante émotionnelle qui s’avère source de réussite pour les entreprises…les femmes adoptent les codes masculins mais dès lors qu’elles acquièrent un peu de pouvoir, en cours d’ascension, elles imposent rapidement leur regard humaniste ».

Dès les premières pages, l’essayiste entre dans le vif du sujet. Partant de l’expérience professionnelle de son groupe (présent dans 60 pays), elle se rend bien compte que la diversité a ses limites. Même si  Mazars s’attelle à recruter 50% d’hommes et 50% de femmes, lorsqu’on atteint le niveau des associés, il ne reste plus que 14% de femmes !

Pourtant, la diversité apporte une meilleure rentabilité. La féminisation influe sur les performances de l’entreprise. La preuve ? Une étude menée par le chercheur Michel Ferry au sein des entreprises du CAC 40, conclut que « la féminisation des entreprises influence leurs performances économiques et financières : les entreprises du CAC 40 qui comptent plus de 35 % de cadres féminins ont connu une croissance de 23,54 % sur la période 2002-2006, contre 14,61 % dans les sociétés qui en comptent moins de 35 %. Ce seuil que Ferry nomme le « seuil de féminisation ». Les entreprises qui dépassent ce seuil sont plus performantes, affichent une meilleure productivité et créent davantage d’emploi ».

 

Dénigrer pour mieux régner !

Qui d’entre nous n’a pas entendu la phrase : mais ce n’est pas un chef, lorsque un homme loue les performances de sa collègue femme.   

Selon l’auteur « Les femmes ont apporté la vie privée dans l’entreprise et c’est ce qui a perturbé les hommes ». Aussi bizarre que cela puisse sembler à ces messieurs, la porosité entre la vie professionnelle et la vie privée, ça marche. Cet élément humanise les entreprises et  la flexibilité des emplois du temps, permet davantage de rentabilité. Mais les clichés ont la peau dure.

Dans le monde de la politique, les femmes ne sont pas mieux loties. « Les femmes sont fatalement soupçonnées d’incompétence, sous prétexte que leur passé politique est bref : si l’on excepte l’histoire des reines, régentes et impératrices, il aura fallu attendre 1960 pour qu’une femme soit nommée chef de gouvernement. Il s’agissait de la Sri Lankaise Sirimavo Bandaranaike, qui a dirigé plusieurs équipes politiques entre 1960 et 2000. En Inde, Indira Gandhi fut à la tête du gouvernement de 1967 jusqu’à son assassinat en 1984. En Israël, Golda Meir a gouverné de 1969 à 1974. Il faut aussi nommer Margaret Thatcher en Grande-Bretagne, Gro Harlem Brundtland en Norvège, Benazir Bhutto au Pakistan, Édith Cresson en France – en 1991 seulement – et Mame Madior Boye au Sénégal, en 2001 », ces quelques exemples suffisent pour montrer à quel point les femmes ont de tout temps été marginalisées, stigmatisées.  Et des femmes chefs d’État, comme Isabel Perón en 1974 (Argentine), Mary Robinson en 1988 (Irlande) ou Michelle Bachelet en 2006 (Chili), demeurent des exceptions historiques.  

Notre monde serait-il différent si les femmes prenaient les commandes ? Il suffit de prendre les chiffres que nous possédons au sein des entreprises et de remonter à l’échelle d’un pays.  

En voici la démonstration pour les plus rétifs : Le forum de Davos qui a examiné 114 pays pour voir le résultat d’une politique égalitaire, conclut que ceux qui les appliquent sont plus rentables économiquement !

Cela est dû, entre autres, au fait que les femmes travaillent davantage sur le moyen terme. Les hommes, en revanche, concentrent leur énergie sur le court terme. De toute évidence, les répercussions de ces deux stratégies ne sont pas les mêmes.  

Malgré toutes ces études et ces évidences, le G20 d’aujourd’hui ne compte qu’une seule femme. Comment peut-on espérer une avancée si nous restons dans cette configuration ? Partout dans le monde, des femmes s’organisent pour mettre en place un G20 au féminin. Mais ceci et une autre histoire !

Les entreprises « féminisées » ont mieux résisté à la crise et ce n’est certainement pas par hasard. Toujours pas convaincus ? Laissez les femmes prendre les commandes, vous verrez !

 

Par : Amira Géhanne Khalfallah

 

Un monde au féminin serait-il meilleur ?

Muriel de Saint Sauveur.

Edition l’Archipel

246 pages / 260 DH 


Libérer Internet

Libérer Internet

Auteur : Pierre Bellanger

Pierre Bellanger tire la sonnette d’alarme sur les données informatiques personnelles et propose une législation pour récupérer une souveraineté sur Internet.

« L’Internet ne vient pas s’ajouter au monde que nous connaissons. Il le remplace. L’Internet siphonne nos emplois, nos données, nos vies privées, notre propriété intellectuelle, notre prospérité, notre fiscalité, notre république et notre liberté », s’alarme Pierre Bellanger, fondateur de la radio française Skyrock et expert d’Internet. Pour lui, la mainmise américaine sur la toile est une menace pour le modèle économique et social français et pour le monde. Il déplore l’inconscience des millions de citoyens qui ont partagé en ligne carnets d’adresses, listes d’amis, messages personnels et photos « sur des serveurs répondant de la compétence du tribunal de Sacramento », faisant de la France un des « premiers exportateurs mondiaux de vie privée ». L’affaire Snowden a montré les dangers de cette dépendance, en faisant apparaître l’ampleur du pillage et les risques de manipulation. Pour lui, il s’agit d’un dangereux renoncement à la « souveraineté numérique ». La souveraineté, rappelle-t-il, est « pour une nation démocratique, l’expression sans entrave sur son territoire de la volonté collective de ses citoyens, […] sans subordination ni dépendance envers une autorité étrangère ». Or Internet obéissant aux tribunaux américains, les autres Etats ne peuvent garantir à leurs citoyens des droits élémentaires dans le réel : protection de la vie privée, secret de la correspondance, loyauté de la concurrence économique… De la même manière que la Grande Bretagne a assis autrefois son hégémonie sur le contrôle des voies maritimes, les Américains pratiquent « l’internetocratie » en contrôlant la circulation, censément sans entrave, dans l’espace extraterritorialisé du réseau.

C’est que la logique de multiplicateur exponentiel qui fonde les réseaux a aujourd’hui fait naître, par l’agrégation de logiciels, de réseaux de services et de réseaux de télécommunication, des résogiciels, matrices de « super-entreprises » transcendant la division fonctionnelle du travail et qui vont dominer l’ensemble du système économique, tous secteurs confondus : l’industrie automobile sera une « branche spécialisée de la robotique » ; les marques seront « un réseau social transactionnel »… La culture collaborative des pionniers et la base mutualiste universelle n’ont pas pu se développer, faute d’un environnement favorable en Europe, et les normes américaines se sont mondialement imposées puisque les firmes de la Silicon Valley bénéficiaient d’une réglementation, d’une tradition de coopération entre recherche universitaire et entreprises et d’un véritable soutien public, notamment de l’armée et des services de renseignement : loin de la « mythologie de l’entrepreneur numérique armé seulement de son bit et de son couteau », Internet aujourd’hui est inextricablement lié au « complexe militaro-numérique » américain, qui ne manque pas une occasion de peser sur la vie politique du monde. Ainsi, « les grandes entreprises de l’Internet, et notamment les résogiciels, doivent être considérées tout autant comme des entreprises commerciales que comme des armes de numérisation massive », et la neutralité de la toile est un leurre.

 

Tutelle prédatrice

Or tout ce système n’existe que par les données informatiques personnelles. Ce sont elles en effet qui permettent d’ajuster l’offre et de diminuer les coûts. « La ville de Philadelphie a divisé par six les sorties de son service de déchet » grâce à des poubelles en réseau, informant quand elles sont pleines. Mais aujourd’hui, en droit, ces données sont res nullius : « c’est celui qui collecte l’information qui en dispose. » D’où le « pillage effréné » au détriment des utilisateurs. C’est d’abord une question de protection de la vie privée, car les dérives sont nombreuses : tentation d’ajouter au données les codes génétiques, datamafias, effacement des données… Les conséquences : une humanité dégradée, réduite à des chiffres, une culture dictée par les majors du Net – Pierre Bellanger s’alarme de la « sexophobie anglo-saxonne » et de « la promotion de la violence comme forme majeure de divertissement » : « Facebook a maintenu en ligne plusieurs semaines la vidéo de la décapitation d’une femme mexicaine jusqu’à l’intervention du Premier ministre britannique, tandis qu’il a éliminé une reproduction du tableau de Gustave Courbet, L’Origine du monde » ! D’autre part, cette hégémonie est grave pour la compétitivité économique et de la sécurité nationale du monde. Les données sont une richesse, dont la valeur, estimée pour la France en 2012 à 75 milliards d’euros, est captée à 80 % par des acteurs américains. Lesquels pratiquent amplement l’évitement fiscal : Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft ont payé 37,5 millions d’euros d’impôt sur les sociétés en France, au lieu de 830 millions. Ce pillage s’apparente à des « actes de guerre ». La menace, grave sur le plan de la propriété intellectuelle, a aussi des conséquences sociales dramatiques : Internet détruit quatre emplois pour un de créé, et crée surtout des emplois peu qualifiés : Depuis 2009, aux Etats-Unis, 69 % des emplois créés l’étaient à des salaires très bas. Inutile d’attendre d’un résogiciel étranger qu’il supporte la charge du chômage là où il se développe. Ne rien faire, c’est « devenir un territoire de l’empire numérique d’autrui – qui ne vaudra que par ce qu’il y reste à prendre ».

Pierre Bellanger plaide pour que la France et l’Europe deviennent « les patries juridiques de l’Internet démocratique, des droits des citoyens, ainsi que des logiciels libres et collaboratifs ». Il rappelle que le pluralisme doit prévaloir pour l’Internet comme pour l’économie de marché et la liberté de la presse. Il propose de protéger par un vrai dispositif législatif les données informatiques personnelles, en s’appuyant à la fois sur le droit à la propriété de soi-même (qui encadre par exemple le don de sang) et sur la propriété intellectuelle. « Il est paradoxal que le droit de l’auteur à la protection de son œuvre sur l’Internet mobilise plus les pouvoirs publics que le droit du citoyen ordinaire à la protection de sa propre vie. » Les individus eux-mêmes s’approprieraient les données informatiques qu’ils génèrent pour « en recueillir la valeur, les utiliser, en interdire l’usage, les céder ou les détruire ». Les données seraient accompagnées de métadonnées les protégeant et définissant les conditions d’usage, elles-mêmes intégrées à des « agents logiciels transactionnels », services informatiques permettant de circuler anonymement sur la toile. Elles devront être soumises au droit national, suivant le principe « à marché local, serveur local », et encadrées par une dataxe et une digidouane. Pierre Bellanger nous invite à apprendre le code pour en comprendre l’objectif et le sens. Sinon, on n’arrivera pas à faire de l’Internet « un moteur d’émancipation plutôt que d’asservissement ».

 

Par : Kenza Sefrioui

 

La souveraineté numérique

Pierre Bellanger

Stock, 264 p., 18 €


Quand les anciennes colonies perdent la mémoire

Quand les anciennes colonies perdent la mémoire

Auteur : Benjamin Stora

C’est toujours à travers une écriture hybride et fluide que Benjamin Stora nous livre l’Histoire. L’historien-voyageur, entame une série de déplacements en Algérie, Maroc et Viêt Nam de 1995 à 2002 et nous livre une histoire vivante, toujours en mouvement.

Il a choisi ces trois pays qui ont en commun, l’héritage de la colonisation française.

Dans son écriture basculant tour à tour entre intime et images publiques, Benjamin Stora nous donne à lire l’histoire autrement.  

En 1998, le chercheur retourne en Algérie, cette terre qui l’a vu naître. Il y va pour voir et vivre le quotidien des Algériens dans ces années meurtries par le terrorisme. Une guerre complexe, comme toute guerre civile : « Le régime et les islamistes se déplacent sans cesse sur l’échiquier politique, modifiant leurs actions, changeant de programmes, de rôles. Dès lors, à qui se fier ? Et comment s’y reconnaître ? L’invisible de cette guerre vient aussi de son impossible identification à l’un ou l’autre des acteurs qui s’opposent férocement. Et comment trouver cette majorité silencieuse qui résiste au monde truqué qui l’entoure ».

Pourtant, cette Algérie désorientée -qui n’a toujours pas réglée ses comptes avec la colonisation française-  a trouvé son expression dans le cinéma. L’œil de l’historien se fait caméra et tente une rétrospection. Il analyse six films produits entre 1993 et 1998 pour suivre l’évolution du pays et essaye de cerner son histoire. Il commence par L’autre côté de la mer de Dominique Cabrera qui revient sur la guerre de libération 1945-1962 et le met en écho de Sous les pieds des femmes de Rachida Krim. Un film qui fait déplacer les lignes narratives et se réfère à cette première guerre. « Sous les pieds des femmes est à la fois une analyse critique de la guerre d’indépendance algérienne à l’aune de la tragédie contemporaine et un regard sur le statut des femmes dans le monde musulman », analyse l’auteur. On y retrouve aussi Nadir Moknèche  qui, lui, a choisi l’allégorie dans Le harem de Madame Osman (1998) « Nadir Moknèche s’est construit un monde en mélangeant souvenirs, fantasmes et images prélevées du réel. Un monde troué d’absences, celle des hommes partis à la guerre, dans les champs pétroliers ou en France, celle de l’Algérie réelle (le film a été tourné au Maroc), celle des engagements idéologiques, et celle du sang de la guerre ».

Pendant que la guerre tuait en Algérie, le Maroc vivait une transition politique importante.

De 1998 à 2001, Stora s’installe au royaume pour vivre cette période charnière, celle du passage du règne de Hassan II à celui de Mohammed VI. « On voyait apparaître une presse indépendante, animée par de jeunes journalistes, en particulier avec Le Journal et Assahifa. Qui commençaient jusque là à briser les tabous. On y trouvait des enquêtes sur les conditions de la mort de Mehdi Ben Barka en 1965, ou sur les circonstances de coup d’Etat fomenté par Oufkir au début des années 1970. Ces articles audacieux étaient autant de défis lancés à Driss Basri, dont les journaux réclamaient la démission. Donc, avant même la mort de Hassan II, les prémices d’une remise en cause existaient ».

C’est ce Maroc en mouvement que nous retrace Stora dans ce livre.

L’auteur va s’intéresser à la berbérité du pays à travers un personnage clé : Mohamed Chafik. « En écoutant Mohamed Chafik, dit-il, et en suivant son chemin politique, je vois mieux les ruptures et continuités de l’idéologie marocaine… ».

Malgré ses mouvements internes, sa jeunesse en éveil, le Maroc souffre selon l’historien de repli à cause de la fermeture de ses frontières,  avec l’Algérie, avec l’Europe, et à cause  du Polisario au Sud. Cette situation insulaire imprègne le quotidien des Marocains, cela se voit dans « le rapport des Marocains aux grandes familles. Cette véritable aristocratie est très difficile d’accès. Elle se comporte comme si elle possédait un savoir propre ». La surprise fut de taille pour l’historien qui venait souvent au Maroc mais qui a du y vivre pour se méfier du discours qu’on tenait en France « on parlait d’un pays aux larges horizons, carrefour stratégique de plusieurs civilisations, très ouvert au monde, accueillant de nombreux touristes et favorisant les échanges commerciaux comme la circulation des élites. Le contraire, en quelque sorte de l’Algérie, que je connaissais bien mieux. Ce n’est donc pas si vrai que cela… ».  

Comparer l’Algérie et le Maroc, c’est ce qu’il faut  absolument éviter, recommande-t-on à  l’historien !  Pourtant Stora va s’adonner à cet exercice non pas par provocation mais pour rappeler des faits, les liens  irréductibles  entre Algériens et Marocains et cette mémoire commune que l’on a voulu occulter.

Aujourd’hui dans le constantinois, on commémore tous les ans le 20 août « mais les jeunes, déplore-t-il, ne font pas le lien entre ce soulèvement et la déposition par les autorités coloniales françaises du sultan, le futur roi du Maroc, Mohamed V… »

La mémoire se perd, les idéologies ont la peau dure et continuent d’alimenter les conflits.  Pourtant « ce sont les mêmes jeunes que je vois à Alger ou à Casablanca, habillés de la même manière, chantant les mêmes chansons…et voulant partir, les uns comme les autres », compare  l’auteur.

Bien plus loin, le ViêtNam. Ce pays comme l’Algérie et le Maroc a connu les affres de la colonisation française et tout autant qu’eux, il ne se rappelle plus de son histoire. Toutefois, le cas du Viêt Nam demeure différent, cette perte de mémoire provient plutôt d’une guerre qui a duré quarante ans et qui a « « enlevé » beaucoup d’hommes. Ceux de mon âge sont rares. On voit surtout des femmes, de jeunes et des personnes âgées dans les ruelles……et la première question qui me vient est celle-ci : avec un tel trou générationnel, comment se transmet la mémoire, familiale ou étatique, dans ce pays », conclut Stora.  

La mémoire de Hanoi se construit peu à peu dans un imaginaire cinématographique déformant comme Voyage au bout de l’enfer de Michael Cimino, ou Platoon d’Oliver Stone en attendant que les Vietnamiens prennent possession de leur histoire.

 

Par : Amira Géhanne Khalfallah

 

Voyage en post colonies

Viêt Nam, Algérie, Maroc

Benjamin Stora

Editions Stock / 133 pages

230 DH 


Mobilité socioprofessionnelle en question /Cas des femmes médecins

Mobilité socioprofessionnelle en question /Cas des femmes médecins

Auteur : Cesem (Centre de recherche de HEM)

L’étude  « Mobilité socioprofessionnelle féminine » s’inscrit dans le cadre général d’un programme de recherche du Cesem sur les classes moyennes marocaines. Le secteur de la santé, traditionnellement investi par les femmes, est le premier de cette série. Réalisé dans le cadre d’un partenariat avec L’Onu-femmes au Maroc, il porte sur la mobilité sociale et professionnelle des femmes dans les mondes médicaux, les représentations qu’elles se font de leur métier et de leur carrière, les moments et les valeurs qu’elles ajustent.

Selon l’OMS, il y aurait en 2010 au Maroc 19 250 médecins, dont 10 933 exerçant dans les établissements publics, 8317 dans un établissement privé. 3857 chirurgiens-dentistes, la majorité d’entre eux exerçant dans des cabinets privés (environ 350 exerceraient dans un établissement public, selon les données du Ministère de la Santé en 2009), 8452 pharmaciens, et 27 786 personnes exerçant une profession qualifiée par l’OMS de « paramédicale. Le Maroc compterait aujourd’hui 380 cliniques et établissements hospitaliers privés. Un peu moins de 9000 généralistes et spécialistes exercent en statut privé. 55% des médecins en exercice ont moins de quarante ans.

En 2007, toutes spécialités confondues, le taux de répartition entre hommes et femmes était de 60% pour les hommes, 40% pour les femmes, avec une variation significative entre public et privé. Les femmes sont à cette date, 48% dans le public, tandis qu’elles ne sont que 30% dans le privé ;un discriminant qui donne aux hommes une priorité dans l’accès aux ressources économiques. Une analyse plus fine des spécialités semble  renforcer encore cette hypothèse, notamment dans les domaines les plus lucratifs du secteur privé, telle la chirurgie plastique (dite esthétique), dont les professionnels disent eux-mêmes qu’elle est presque exclusivement masculine.

L’enquête est fondée sur l’exploitation des données cumulables sur des cohortes d’étudiants inscrits dans les deux principales universités de médecine du pays (Rabat et Casablanca). 2382 dossiers ont ainsi été passés au crible depuis l’ouverture des universités jusqu’à aujourd’hui. Dans un second temps, l’enquête a procédé par entretien auprès d’un échantillon de femmes exerçant dans l’ensemble des secteurs et spécialités des mondes médicaux ; recueillant ainsi une soixantaine d’entretiens de type biographique (57 utilisables en totalité), dans la même région urbaine de Rabat-Casablanca. 70% des personnes enquêtées exercent dans le secteur public hospitalier, 30% dans le secteur libéral privé, un tiers en alternance privé-public. Au plan géographique, toutes les praticiennes interrogées exercent dans les régions urbaines de Casablanca et Rabat.

Les chiffres nous apprennent que les femmes qui accèdent aux études sont majoritairement de très bonnes élèves dès le lycée. Les femmes qui font des études de médecine sont donc certainement dans une stratégie d’ascension sociale par l’école - volonté familiale ou individuelle, cela restera à déterminer.

Les études de médecine sont peu discriminantes, le taux de filles s’élève légèrement en dentaire (43%), et la proportion des garçons est évidemment supérieure à celle des filles, pour la première inscription en médecine, puisqu’environ six étudiants sur dix sont des garçons pour quatre filles. les discriminants relevant strictement de la « compétence scolaire », jouent plus fortement que les déterminants relevant de critères externes (sexe, âge, position).

L’âge moyen d’inscription en études de médecine est 20 ans pour la médecine et 19 pour la branche de médecine dentaire. Il n’existe pas de grande différence sexuée pour l’âge moyen d’inscription. Pour la médecine dentaire, les femmes obtiennent en moyenne leur diplôme plus précocement que les hommes, un an avant exactement. La durée moyenne des études en médecine est de l’ordre de 8,18 années, sans grande variation là encore en fonction du sexe : elle est de l’ordre de 8,03 années pour les femmes et 8,17 années pour les hommes.97, 7% des inscrits sont célibataires contre seulement 2,3% qui sont mariés. Les étudiants mariés au moment de leur inscription ont une moyenne d’années d’études plus élevée que les célibataires, elle est de l’ordre de 10 années pour les mariés contre 8,07 années pour les célibataires.

Le paysage sociodémographique du Maroc urbain semble faire  des étudiants en médecine, les prototypes d’une classe moyenne urbaine. 75,8% des inscrits sont originaires de mondes urbains, sans grande différence entre les sexes. Une grande partie des inscrits vient des villes de Casablanca (21,9%), Rabat (16,6%) puis de Fès (11,6%).les femmes sont majoritairement originaires de Casablanca (19,7%), Rabat (19,2%) et Fès (12,3%).La concentration des universités de médecine dans l’axe métropolitain Rabat - Casablanca produit un autre facteur d’ inégalité structurelle.

 

Femme médecin : choix imposé ou vocation ?

Le poids de l’institution familiale apparaît très concrètement dans les choix de carrière et même dans la structuration de l’espace imaginaire où se forme le sens que les professionnels donnent à leurs engagements. 53% des personnes rencontrées parlent de « vocation » et de choix personnel, tandis que 47% optent pour l’option « choix contraint ».Mais la famille est bien l’univers de référence, une « famille en mouvement », engagée dans un cycle transgénérationnel de mobilité sociale. Nos praticiennes de santé sont très massivement filles de fonctionnaires.

Conscientes certainement qu’accéder aux études supérieures, pour une femme, est moins évident que pour un homme, elles ont préparé cette ascension plus tôt dans leur scolarité. Le type de profession exercé par les parents des étudiants en médecine nous renseigne, d’abord, sur les d. milieux dont sont majoritairement issus les étudiants, hommes et femmes confondus. Il apparaît que les professions du secteur moderne (les catégories « ouvriers » et « employés-fonctionnaires ») fournissent le plus de futurs étudiants en médecine, les deux sexes confondus. Tandis que les catégories rurales (« fellah »10 et « propriétaire terrien ») sont beaucoup moins représentées. On constate également que c’est dans la catégorie « employé-fonctionnaire » que nous sommes le plus proche d’un rapport d’égalité entre hommes et femmes entreprenant des études de médecine.

70% des femmes médecins qui ont des enfants en ont un (30,1%) ou deux (39,9%).une majorité des femmes lorsqu’elles sont mariées, le sont à des médecins. On peut constater que la part du privé augmente puisque près de 30% des maris exercent une profession dans le secteur privé, pour moitié d’entre eux comme cadres et ingénieurs, pour l’autre moitié en tant que patrons ou professions libérales (hors médecine : notaires, avocats, architectes). Ils sont 30% aussi dans le secteur public, mais la part des enseignants devient infime, par différence aux univers familiaux, tandis que les ingénieurs dominent ce groupe.

Voilà donc des mondes sociaux de classe moyenne où  on progresse en combinant carrière professionnelle et parcours matrimonial et familial, est-ce seulement spécifique aux femmes ? Il est important de noter que ce processus commence, soit par le choix des conjoints et les stratégies matrimoniales (signalons d’ailleurs qu’une part notable des maris médecins exerce en libéral), soit encore dans les projections personnelles des carrières. Le fait sociologiquement notable est de voir s’éloigner radicalement l’horizon des pères, celui de la fonction publique. L’activité ludique régulièrement citée comme passe-temps, possible ou actif, est la broderie traditionnelle marocaine. Absence ou rareté d’une implication dans la vie sociale et politique. Trois des femmes rencontrées disent appartenir à un parti politique même si elles n’y ont aucune activité, une dizaine participe, de façon très régulière, au travail d’associations caritatives, deux seulement disent fréquenter des cercles syndicaux ou associatifs liés à leur profession, notamment dans le cadre de séminaires et programmes de formation continue. La proportion de célibataires augmente, une option qui écarte les femmes non pas de leur « devoir familial » mais plutôt d’avoir à se penser double et de négocier leur statut personnel par l’ajustement de deux «carrières ».

Par : Bachir Znagui

Rapport sur " Mobilité socioprofessionnelle en question /Cas des femmes médecins "

ONU Femmes et le Cesem, centre de recherche de HEM.


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