Fouad Ammor

Najib Akesbi

Raymond Benhaim

Sonia Benjamaa

Adil El Mezouaghi

Pour dialoguer avec les philosophes oubliés

Pour dialoguer avec les philosophes oubliés

Auteur : Ali Benmakhlouf

 

Le philosophe Ali Benmakhlouf se penche sur l’héritage oublié des philosophes arabes médiévaux à la lumière de la philosophie contemporaine.

Al-Fârâbî, Al-Ghazâlî, Al-Kindî, Al-Râzî, Averroès, Avicenne, Ibn Bâjja, Ibn Khaldûn, Ibn Ridwan, Al-Shafi’î, Sohrawardî, Ibn Taymiyya ou encore Ibn Tufayl… Ces grands noms de la pensée classique de langue arabe sont aujourd’hui trop souvent cantonnés à des études spécialisées. Ali Benmakhlouf entend les sortir de ce cloisonnement tant géographique qu’historique.« [Leur] engagement s’inscrit dans une vaste histoire commune à tous les hommes : non pas celle des Arabes ou des musulmans seulement, mais une histoire qui intègre des Anciens, des païens, des non-Arabes, des non-musulmans. La langue arabe a unifié durant plus de sept siècles une production philosophique que la « tradition de l’humanité », autrement dit la transmission d’un legs commun de l’humanité, n’a pas toujours intégrée en tant que tel. » Philosophe spécialiste de logique, qui enseigne à l’Université Paris-Est et à Sciences Po Pariset a consacré plusieurs ouvrages à Averroès, Al-Fârâbî, Montaigne et aux logiciens Russell et Frege, il estime en effet que ces penseurs appartiennent au patrimoine de l’humanité et, en tant que tels, doivent être relus dans un dialogue avec la pensée contemporaine.

Pourquoi lire les philosophes arabes est un essai stimulant qui adopte un cheminement thématique. Ali Benmakhlouf a voulu en effet se démarquer des anthologies et des ouvrages d’histoire de la philosophie.Philosophie politique, médecine, droit, histoire, vérité, religion sont en effet des thèmes qui ont interpellé les penseurs d’hier comme d’aujourd’hui. Aussi l’auteur propose-t-il un rapprochement entre les travaux anciens et contemporains, afin de déceler les points communs de doctrine et de méthode. Les classiques sont donc relus dans un dialogue avec Ali Abderrazek, Mohammed Arkoun, Muhsin Mahdi ou Mustapha Safouan, pour les penseurs arabes, mais aussi avec Michel Foucault, Henri Corbin, Jean Jolivet, Paul Ricoeur ou encore Paul Veyne. Il est question de l’art d’organiser la cité, de penser la civilisation, de légiférer, de gouverner et de conseiller les princes. Plus loin, on se penche sur les pratiques de santé, la connaissance du corps humain, la médecine en ce qu’elle porte de « souci de soi et soin des autres ». « Civilité et histoire », porte sur les « rationalités historiques et discursives », avec de belles analyses sur la « méthode sceptique et continuiste » d’Ibn Khaldûn. Un autre chapitre est consacré à la philosophie du droit, aux fondements du droit et aux fondements du pouvoir, aux rôles respectifs du philosophe et du jurisconsulte. Ali Benmakhlouf développe à ce sujet les enjeux contemporains de la charia, dont le terme même« porte avec lui un ensemble de déterminations fantasmatiques : régimes de terreur où les mains sont coupées, les femmes répudiées, revendications extrémistes de groupes terroristes, droit archaïque des premiers âges de l’islam, ensemble de sanctions incompatibles avec les droits de l’homme, etc. », alors que « en dehors des rapports de pouvoir, comment peut-on véritablement dire ce qu’est la charia ? » Et d’appeler à sortir de cette indétermination du mot, prétexte à « l’immuniser contre tout changement historique », pour refaire le travail critique d’Ibn Khaldûn, Ali Abderrazek, Mohammed Arkoun et Wael B. Hallaq.

 

Réfuter les préjugés

Ali Benmakhlouf insiste, dans les deux premiers chapitres du livre, sur l’« engagement en vérité » des philosophes arabes médiévaux. Un engagement non univoque : « Si tous insistent pour dire que la vérité est une et la même, ils reconnaissent cependant que les accès à une telle vérité sont multiples et stratégiques. » Au cœur de ce rappel, la volonté de réfuter un préjugé fortement ancré par Ernest Renan à l’égard de ces philosophesen qui il voyait une « pâle copie de la philosophie grecque », en opposition avec la charia. « D’un côté, dans le domaine de la pensée, les Arabes n’auraient rien inventé, d’autre part, ils auraient des normes à part, trop spécifiques pour être comparables aux autres normes, et leur tradition philosophique ne les inscrirait pas dans l’histoire commune de l’humanité. Ce stéréotype revient à penser que la charia, conçue comme spécifique, est anhistorique, et que la philosophie arabe, vue comme imitative, n’a servi que de relais à la philosophie grecque pour passer d’Athènes à Paris, puis à Oxford et Padoue ». Argument infondé, symptomatique de la réception de la philosophie arabe au XIXème siècle… Or, rappelle Ali Benmakhlouf, « la contradiction qui se construit alors entre philosophie et religion est un produit de l’histoire, elle est purement contingente ». Il insiste sur le fait que la philosophie arabe s’est constituée « comme une parole argumentée et non comme une parole inspirée » et s’est donc appuyée sur la poétique et la rhétorique pour « valider ses raisons philosophiques », faisant de ces disciplines un enjeu autant cognitif que religieux.Si la vérité « ne saurait être multiple, ce sont les accès à la vérité qui le sont », d’où le double effort de conciliation qui oriente les travaux de ces penseurs : « d’une part une conciliation de la loi divine avec les philosophies païennes de Platon et d’Aristote, d’autre part une conciliation de ces philosophies païennes entre elles ». Ainsi, la dualité entre la foi et la raison est construite a posteriori, et ce qui prime, ce sont les multiples moyens que la connaissance offre d’accéder à la vérité.

À propos d’Al-Fârâbî, Ali Benmakhlouf conclut : « Si humanisme il y a, dans cette philosophie, il est d’abord rapporté à la manière dont l’homme prend place au sein d’un monde qu’il se doit de connaître ».Certes, les catégories modernes ne recoupent pas exactement les catégories médiévales, explique-t-il : « Notre recherche s’inscrit dans une optique délibérément non subjectiviste de la connaissance, où l’intelligence scientifique d’un Charles Sander Peirce, le trésor des pensées d’un Gottlob Frege ou le réseau des intelligibles d’un Averroès sont convoqués en lieu et place de la réflexivité d’un sujet, fût-il transcendantal. On ne s’étonnera pas de voir se relativiser dans ce travail le parti pris subjectiviste de la philosophie moderne. Au « je pense », notre perspective substitue un « ceci est pensé ». Et le médiéval se trouve rejoindre le contemporain ».Au final, ce livre est une belle et érudite invitation à replonger dans les classiques.

 

Par : Kenza Sefrioui

 

Pourquoi lire les philosophes arabes

Ali Benmakhlouf

Albin Michel, 208 p., 210 DH


Tourisme : l’envers du décor

Tourisme : l’envers du décor

Auteur : Rodolphe Christin

 

Le tourisme, un des avatars de la mobilité, idée néolibérale par excellence, induit un rapport conformiste et consumériste au monde.

Je voyage, donc je suis libre ? Pour Rodolphe Christin, rien n’est moins sûr. Le sociologue français est l’auteur de L’imaginaire voyageur ou l’expérience exotique (L’Harmattan, 2000) et du Manuel de l’antitourisme (Ecosociété, 2014), ouvrages dans lesquels il s’intéresse à la contradiction entre le mythe du voyage et les réalités touristiques. Dans L’Usure du monde, il met en question l’adéquation, dans les discours contemporains, entre mobilité et liberté.« Avec la télévision, les antidépresseurs, le football, la fête de la musique et les somnifères, le départ en vacances a rejoint la panoplie des anesthésiants et des défouloirs institutionnels que la société de consommation administre à ses citoyens. Une rétribution compensatoire, à la manière de la permission concédée au soldat pour supporter le casernement. Nécessité plutôt que liberté. »Si le voyage est un élément structurant pour l’humanité, « engageant la pensée pratique autant que l’imaginaire, le mouvement physique autant que la conscience symbolique », le tourisme, lui, estla « dégradation de la portée symbolique du voyage » : mettant l’accent sur sa portée économique, il est « la réponse que la culture du capitalisme apporte afin de canaliser le fond subversif à l’origine de la recherche d’une transformation de sa condition. »

Rodolphe Christin rappelle que la mobilité a pendant longtemps été imposée par les circonstances économiques – d’où l’exode rural – et que les voyageurs qui s’aventuraient hors des sentiers battus, comme London ou Cendrars, étaient des exceptions, tant ils prenaient de risques. Du reste, c’est bien parce que le voyage était l’exception qu’il méritait d’être raconté. Aujourd’hui, la mobilité est devenue un « modèle comportemental », une norme, voire « une manière de contenir chacun dans une fonction ou dans des espaces sociologiquement prédéfinis ». Les avancées sociales qui ont marqué l’histoire du salariat, telles que les congés payés, ont libéré un temps vite devenu la cible de « nouvelles formes de contrôle social » : d’où « la normalisation touristique du temps libre », jetant les fondations d’un mode de vie « consubstantiel à la société de consommation ». C’est ainsi que le touriste est devenu « le type même de l’individu moderne « libéral », la version en mode loisir du techno-nomadisant professionnel », « un « nomade » sans territoire, technologiquement connecté et affectivement seul », allant chercher à l’autre bout du monde une convivialité qu’il peine à construire chez lui, bref, un consommateur dans un monde organisé en gigantesque magasin. Un être dont « l’apparente liberté de mouvement » a deux contreparties : « les « clouds » virtuels supposés briser les amarres du lieu au profit de liens technologiques étrangement passés sous silence » d’une part, et de l’autre, la nécessité de sans cesse passer à la caisse.

 

Fausses libertés

Cette idéologie de mobilité généralisée demeure pourtant un slogan « au regard des processus de néosédentarité et de relégation d’ordre économique, social et culturel ». Le voyage d’agrément suppose en effet un niveau de richesse hors de portée du plus grand nombre, puisque « le tourisme concerne moins de 5 % de la population mondiale ». Malgré la faiblesse de ce chiffre, les dégâts sont immenses. La mobilité induit en effet un rapport destructeur au monde, par une standardisation déshumanisante des lieux et des rapports entre les gens. Le monde du tourisme obéit en effet aux lois du management de multinationales « peu sensibles aux modèles culturels vernaculaires ». Résultat : « Lieux de loisirs et lieux de commerce tendent toujours à se confondre, pris sous la pression de la modélisation managériale associée à la surenchère du marketing ». Le tourisme et les loisirs sont devenus une industrie dont le pouvoir d’enchantement est précisément de faire oublier son caractère industriel. « La plupart du temps, le touriste ignore la main invisible des managers des dispositifs touristiques ; cette inconscience est d’ailleurs la condition pour que fonctionne l’enchantement des lieux. »

Rodolphe Christin analyse l’articulation, dans la galerie commerciale, entre les fonctions de consommation et de déambulation. Il salue dans les œuvres de Michel Houellebecq la peinture lucidede ces êtres dépourvus de leur dimension de citoyen et réduits à des consommateurs blasés et opportunistes, profitant, comme en revanche sur son milieu, « d’un statut économique revalorisé par la différence des niveaux de vie ». Car le tourisme, surtout dans le cas du tourisme sexuel, tend à « masquer les rapports asymétriques et les contraintes, économiques notamment, qui sous-tendent et animent les relations humaines en jeu » : « les coulisses doivent rester dans l’ombre ». Par cette dissimulation s’élabore une réalité artificielle. L’enjeu du tourisme n’est plus la découverte de l’autre, mais l’échange calibré, qui a pour conséquence de mettre fin à la tradition d’accueil, « ce don coutumier » réservé à l’étranger. Là où il y avait des hôtes, il y a à présent des interlocuteurs professionnelsgarantissant un service calibré, et un monde ravalé « au rang de simple décor ». La réalité vernaculaire s’en trouve « muséographiée, folklorisée, réhabilitée ou sauvegardée, imitée même, c’est-à-dire transformée en signes standardisés renvoyant à des usages et un temps révolu. » Même la nature est enrôlée dans ce projet, tant le tourisme s’avère être « une entreprise de déracinement à des fins de conversion du réel à l’économie marchande ».

Cette virulente critique de l’homo touristicus est une invitation à reconsidérer nos rapports aux gens et aux lieux, pour restaurer des relations plus dignes et plus responsables, et retrouver ce qui donne sens à la vie et au voyage.

 

Par : Kenza Sefrioui

 

L’usure du monde, critique de la déraison touristique

Rodolphe Christin

Éditions l’Échappée, 112 p., 10 €


Plus vrai que la légende

Plus vrai que la légende

Auteur : Kathy Kriger

 

Kathy Kriger témoigne du parcours du combattant qui a été le sien pour donner une existence réelle au Rick’s Café à Casablanca.

Il n’avait existé que dans les studios de la Warner Bros, lors du tournage du film de Michael Curtiz, Casablanca, sorti en 1942. Depuis 2004, le Rick’s Café est une réalité à Casablanca, grâce à la volonté de fer de Kathy Kriger. Cette femme d’affaires, qui avait tenu une agence de voyages avant de se lancer dans la diplomatie et a été conseillère commerciale au consulat des États-Unis à Casablanca, a en effet eu ce rêve d’ouvrir « un « vrai » Rick’s Café ». Mais du rêve à la réalité, c’est un véritable parcours du combattant qu’elle a mené avec obstination. Ce livre, d’abord écrit en anglais à destination d’un public anglophone, puis adapté en français sans épargner au lectorat marocain certaines généralités, est le témoignage brut d’une entrepreneuse aux prises avec les réalités économiques et sociales du Maroc.

Le projet, d’abord. Du film que Kathy Kriger appréciait à un projet qui a constitué pour elle une « obsession » au point de renoncer à sa carrière diplomatique, il a fallu un déclic : le choc provoqué par les attentats du 11 septembre 2001 à New York. « Je fus saisie par la peur de voir les Américains – effrayés et incertains de l’avenir, comme les réfugiés dans le café de carton-pâte – retomber dans l’intolérance et la xénophobie, puis une réaction anti-arabe engloutir cette ville que j’aime. […] L’ouverture d’un Rick’s Café pourrait peut-être rappeler aux Américains les vertus dont ils avaient su faire preuve, au cours de la Deuxième Guerre mondiale : sacrifice pour le bien général, sympathie pour l’opprimé, volonté de prendre position. » Marquée par l’esprit cosmopolite de la Casablanca des années 1940, l’ouverture d’un tel endroit était pour elle le symbole d’un vivre ensemble et du refus de l’intolérance. Les attentats de Casablanca le 16 mai 2003 l’ont renforcée dans cette vision. Autre élément du storytelling : une femme étrangère seule dans un pays arabe et musulman peut faire revivre le lieu mythique et donner une réalité à un film devenu classique qui a fait connaître la ville, et le Maroc, dans le monde entier. Cette dimension culturelle a amené Kathy Kriger a s’intéresser de près, en plus des aspects directement liés à la restauration, aux aspects esthétiques : décoration d’intérieur, ameublement, lampes, mais aussi musique.

 

Storytelling et pragmatisme

Puis il a fallu convaincre des investisseurs de s’associer à ce projet. Kathy Kriger rend un hommage appuyé à Driss Benhima, alors wali de Casablanca : « Il m’a appris énormément sur la façon dont les affaires se font – ou ne se font pas – au Maroc. » Ce dernier la dissuade d’installer son restaurant sur la Corniche et l’oriente vers l’Ancienne Medina, pour laquelle il a des projets de réhabilitations qu’il formule crument : « ça attirera d’autres investisseurs, et nous aurons une chance de plus de nettoyer cet endroit ». Si assez rapidement, le local est trouvé, la maison Ghattas, réunir les financements nécessaires à son acquisition, à sa rénovation et aux transformations nécessaires s’est avéré plus compliqué. « Ici, l’entrepreneuriat individuel est rare, explique Kathy Kriger, et la plupart des banques accordent leur préférence aux amis ou aux clients familiaux. En l’absence d’un sponsor au sein de la banque, autant oublier son projet ». Forte de son carnet d’adresses tissé dans les réseaux diplomatique, elle a pu approcher plusieurs personnes, mais s’est heurtée à leur indifférence, voire à leur incompréhension de la dimension artistique. Jusqu’à l’idée d’inviter ses amis à prendre des parts dans une société, nommée toujours d’après le film, The Usual Suspects. S’ensuit la question de l’enregistrement du nom « Rick’s Café » auprès de l’Office marocain de la propriété industrielle et commerciale (OMPIC) et des négociations pour son rachat – le nom était en effet déjà enregistré. C’est ensuite le dossier des garanties pour obtenir un prêt bancaire, du non classement de la maison pour obtenir l’autorisation d’y faire des transformations, puis celui des négociations pour en faire partir les locataires, puis encore des interlocuteurs incompétents ou de mauvaise foi à la banque, puis les sociétés de capital risque… Kathy Kriger cite une expression de ses anciens collègues pour désigner les accords qui capotent et les signatures qui ne se font jamais : « se faire couscousser ». Sic. Le livre prend du reste parfois des allures de règlement de compte.

Viennent ensuite les travaux. Si Kathy Kriger salue le travail de l’architecte Bill Willis, elle abonde surtout sur les procédés des sous-traitants, des artisans incompétents laissant le puits de lumière de la coupole centrale non étanche ou branchant l’aération des toilettes dans la prise d’air de la climatisation… et autres « vautours » en quête de bakchich. Les pages consacrées aux procédures administratives pour l’obtention de la licence d’alcool, avec tentatives d’extorsion d’argent et prétextes fallacieux, sont rocambolesques.

Enfin elle raconte la mise en route et la vie du restaurant : la recherche d’un personnel qualifié et fiable pour les différents postes : celui, stratégique, de chef, mais aussi l’équipe de cuisine, l’équipe de salle. Kathy Kriger salue le rôle décisif de Issam Chabâa, recruté comme pianiste et devenu directeur général. Là encore, c’est le récit d’aléas allant parfois jusqu’au tribunal. Droit du travail, protection sociale, négociations salariales, hygiène, éducation, relations avec les comptables plus ou moins compétents et honnêtes, ainsi qu’avec des clients indélicats… la légende s’incarne dans des aspects très concrets. Outre ce récit détaillé d’une aventure nécessitant autant de pragmatisme que de pugnacité, Kathy Kriger partage quelques recettes, ouvre son album photo, et raconte même la rançon du succès : en 2012, quelques mois avant la sortie de son livre aux Etats-Unis, elle a été approchée par un agent et un producteur pour la réalisation d’un film sur son aventure. Mais elle a refusé leur relecture, qui aurait abouti, 63 ans après Michael Curtiz, à « une tentative inepte de retour à la fiction ».

 

Par : Kenza Sefrioui

 

Le Rick’s Café, donne vie au film légendaire Casablanca

Kathy Kriger, adapté de l’anglais par Jean-Pierre Massaias et Natasha Bervoets

Senso Unico, 304 p., 280 DH


Le don comme méthode de management

Le don comme méthode de management

Auteur : Alain Caillé et Jean-Edouard Grésy

Le don comme méthode de management

C’est un livre né d’une rencontre, celle du sociologue et économiste Alain Caillé et de l’anthropologue et juriste Jean-Edouard Grésy. Une rencontre improbable à priori mais qui a fait un livre généreux et original. C’est autour de la pensée de Marcel Mauss que se sont réunis les deux auteurs de ce livre intitulé : La révolution du don .Il y est question de donner, recevoir et rendre.

Neveu et héritier scientifique d’Emile Durkheim, Mauss publie en 1925 le texte : Essai sur le don, dans lequel il explique que dans « les sociétés archaïques, dans ce qu’on pourrait appeler

« La société première », les rapports sociaux ne reposent pas sur le contrat, le marché, le troc ou le donnant-donnant, mais «sur le don/contre-don», c’est en acceptant de donner et de se donner les uns aux autres, et donc d’entrer dans le cycle du donner, recevoir et rendre que les humains façonnent leurs sociétés, en attestant par le don qu’ils se font, se reconnaissent mutuellement et s’accordent leur confiance. ».

Contrairement donc aux idées reçues ce n’est pas seulement le commerce qui a tissé les relations humaines mais davantage le don. Le but de ce livre est d’exposer aux lecteurs/lectrices « les lois de l’efficacité organisationnelle, respectueuse de la dignité des salariés, en montrant comment elles s’étayent sur un substrat anthropologique ».

On n’a malheureusement pas l’habitude d’aborder la question du don et encore moins de la développer dans le monde du travail. Même si notre société s’est construite sur la troïka : donner, recevoir et rendre.  Autour du don ont évolué les sociétés, se sont maintenues. Le don est au centre de nos vies mais encore faut-il y prêter attention ! N’est-il pas d’ailleurs au cœur de tous les sports collectifs ? L’exemple du football peut être le plus concret. « Un bon joueur, à l’avant, est celui qui fait des appels. Sans cesse en mouvement, il demande la balle. Encore faut-il que les autres la lui donnent, au lieu d’ignorer le partenaire démarqué qui a couru comme un fou afin de se mettre en état de recevoir. Après des dizaines de courses inutiles, d’appels faits en vain, il est probable que, lorsque celui-ci aura enfin le ballon, il ne sache pas le recevoir et ne le donne plus ou ne le rende pas. A son tour, il sera tenté de jouer « perso ». Et ce, d’autant plus que, comme l’équipe joue mal, qu’elle est en train de perdre et que rien ne semble pouvoir permettre d’éviter la défaite». Voici donc une métaphore que l’on pourrait transposer à toute la société et surtout au monde du travail. Si chaque individu « jouait » seul, toute la société perd la partie !

L’efficience est basée sur ce trio. Mais selon Mauss « le contre-don doit être plus important ou de plus grande valeur que le don initial ». Une équation pas toujours facile à tenir. Quel est le dosage parfait ? Comment rendre à la hauteur de ce qu’on a reçu ?

Il ne s’agit pourtant pas de tenir des comptes ou un rapport de réciprocité mais plutôt d’équilibre et de pérennité des rapports. Cet équilibre n’est pas une recherche d’égalité mais d’équité, disait Mauss. « Le don part certes d’un élan de générosité sincère où l’intention porte sur la création , l’entretien du lien et où il serait très mal vu de vouloir tirer profit ou marchander des éventuels biens qui circulent dans les dons et contre-dons »

 

Peut-on donner sans rien attendre en retour ?

S’il est une notion indissociable de celle du don, ce serait celle de la liberté.

« Le principe de Mauss éclaire l’énigme de la bonne volonté, l’essence de la convivialité dans les organisations. ». Les entreprises fidèles aux principes de Mausse sont celles qui font confiance à leurs employés. Des modèles se déploient un peu partout dans le monde. Chez L’Oréal par exemple, chaque nouvelle recrue se voit octroyé « quatre semaines de formation rémunérées au terme desquelles une prime de départ de 2000 dollars est offerte à ceux qui ne partagent pas la vision de l’entreprise ».

En Belgique on ne se plaint pas : on innove. On ne travaille pas : on se fait plaisir, on ne motive pas : on accorde sa confiance.

Au Brésil, (Semco) on a plutôt joué sur les privilèges. « Tous les privilèges ont été abolis afin que chacun soit traité sur pied d’égalité ». La plus belle expression du don entreprise a été résumée par Isaac Getz &Brian Carney. Il s’agit de passer de : comment motiver les gens à comment élaborer un environnement où les salariés s’automotivent. 

Finalement, « il n’y a pas de one best way en matière de don et d’abonnement, et donc pas de solution miracle en terme de management , ni de recette immuable… il est possible d’atteindre une productivité avec des systèmes de répartition des tâches, de pouvoir et d’autorité extrêmement différents. En privilégiant le contrat (la négociation) aux Etats-Unis, le consensus aux Pays-Bas et l’honneur du travail en France ».

La confiance et la liberté demeurent les maîtres mots. Comme dirait Jonathan Hait dans son livre, La redécouverte de la sagesse ancienne dans la science contemporaine : « retirez-leur (les employés), leurs réseaux sociaux (facebook, Linkedin, Twitter…) et ils deviennent malheureux car ils ont compris que le bonheur n’est pas en « soi » mais entre « soi » ».

 

 

Par : Amira Géhanne Khalfallah

 

La révolution du don

Alain Caillé et Jean-Edouard Grésy.

Le Management repensé

Economie humaine

Le seuil

249 pages.

238 dirhams.


Pour repenser l’universel

Pour repenser l’universel

Auteur : Kenza Sefrioui

 

Le dernier essai de Sophie Bessis montre que le tout marchand comme le fondamentalisme religieux sont deux versions d’une même idéologie reposant sur la haine de l’individu.

Ce sont deux images présentées comme opposées. « D’un côté, Prométhée s’est placé au service de Mercure, dieu du commerce et des voleurs, pour asseoir le règne d’une dictature marchande mondialement vendue sous l’étiquette de civilisation technique. De l’autre, en écho plutôt qu’en réponse, les troupes du Dieu unique, qui ordonne et punit, veulent replacer le monde sous sa coupe. » Pour l’historienne tunisienne Sophie Bessis, il n’en est rien. « Les deux tiennent en horreur cet individu libre forgé par la modernité, capable de s’agréger en collectif politique. Le marché lui préfère un individualiste solitaire et glouton prêt à suivre à la lettre son injonction à la consommation. Le gouvernement terrestre organisé autour du religieux a toujours tenté, pour sa part, de fondre la personne dans un corps organique dont il serait impossible de se déprendre ». Ce qui est en cause, c’est donc la possibilité pour l’individu de faire ses choix, d’exister en tant qu’individu – ce qui est un acquis de la modernité et de toute la pensée des Lumières.

Sophie Bessis analyse ces questions tout à fait contemporaines à travers l’expérience du monde arabe, où les débats sont d’une acuité particulière. En cause, la question de l’universel, à une époque où les discours différentialistes font florès et où « se revendique sur tous les tons et parfois dans les formes les plus virulentes un droit en quelque sorte inaliénable à la spécificité ». Or, rappelle l’auteure, la tradition n’existe plus qu’à l’état résiduel, vu les évolutions sociales, et ce terme ne désigne plus que « la nostalgie du passé » : il n’y a plus d’opposition entre tradition et modernité, mais entre « des identités reconstruites par la postmodernité » et « des aspirations trouvant leur argumentaire dans des lectures nouvelles de l’universel ». Le monde arabe, qui est le lieu d’un vif affrontement entre « défenseurs du spécifique et ceux d’une appropriation des universaux de la modernité », vit en effet dans « trois temporalités simultanées » : celle de la tradition, souvent réinventée, et servant de soubassement à des expressions politiques et sociétales ; celle de l’islam politique, idéologie postmoderne ; et celle de la modernité à laquelle aspirent des populations qui en souhaitent une autre version que celles, dévoyées, de la domination coloniale ou de la modernisation instrumentale par les régimes postcoloniaux.

 

Revaloriser l’individu

L’enjeu de cet essai est de définir la possibilité d’un projet d’émancipation. Or, pour Sophie Bessis, la mondialisation, qu’elle soit néolibérale ou religieuse, vise à « présenter sous un jour acceptable des servitudes d’un genre nouveau ». Fondamentalisme marchand et fondamentalisme religieux sont donc des ennemis complémentaires, qui s’affrontent mais surtout qui s’accordent sur le fait que « le destin des hommes est d’obéir à des lois indiscutables, l’une révélée par Dieu, l’autre par un dogme économique lui aussi érigé en théologie ». Dans l’un comme dans l’autre, il n’est pas question de se battre pour « une société égalitaire ou, au moins, attentive à l’humain ». Chez les évangélistes comme chez les djihadistes, pas de « prophètes des pauvres » dans un monde « où l’argent ne s’oppose pas au salut mais y contribue » : la religion est devenue un marché mondialisé. Quant à la civilisation technique, qui ne propose comme horizon qu’une « accumulation infinie de biens », elle s’oppose à quiconque réclame un partage des richesses plus juste et une gestion plus prudente.

Dans la première partie, Sophie Bessis relève le rétrécissement du champ de l’action politique et l’invasion des logiques marchandes, faisant du centre commercial « l’espace « culturel » des nouvelles couches moyennes urbaines » de Dubaï à Casablanca. Dans une passionnante deuxième partie intitulée « Révolutions et contre-révolutions », elle revient sur l’histoire complexe de la modernité dans le monde arabe, générant « une modernisation sans repères, aux références puisées dans le passé » et non « une modernité ouvrant le champ des libertés et porteuse d’un nouveau sens collectif ». L’auteure met notamment en cause l’usage de la religion comme source de légitimation, le mythe de « l’islam des Lumières » comme « modernité arabo-musulmane philosophiquement autarcique », reposant sur ce qu’Arkoun appelait une « clôture dogmatique » et réduisant la modernité occidentale non à une histoire de la pensée, mais à une évolution purement technique. Par cette synthèse sur l’impasse de la pensée contemporaine arabe, elle explique les ambiguïtés des révolutions de 2011, avec la convergence un temps des modernistes et des islamistes, puis avec les tensions entre islam national et islam mondialisé, tensions ouvrant sur le débat de la démocratisation et des libertés. « L’inachèvement du processus d’individuation se lit dans cette tension entre le désir de liberté collective et la difficulté de consentir à celle de la personne », remarque Sophie Bessis, qui éclaire cette problématique à la lumière d’un contexte complexe, « où le culturalisme postmoderne a succédé aux ambitions émancipatrices de la modernité et où le mondial a remplacé l’universel comme horizon de l’humanité ». La troisième partie du livre met en cause vertement le rôle de l’Occident, qui émet en direction du monde arabe des messages ambigus : « une assignation identitaire prenant le religieux pour seul paradigme, mais un religieux compatible avec la mondialisation, et une injonction à la démocratie se déployant à l’intérieur du cadre marchand qui en est la négation. » Néo-orientaliste dans sa propension à figer les réalités en stéréotypes, il adopte lui-même des attitudes opposées à ses principes dès que ses intérêts sont en cause, qu’il justifie au nom d’une « lecture relativiste du monde ». Or, martèle Sophie Bessis, « le regard différentialiste dit de l’Occident deux choses qu’il refuse de voir de lui-même. D’abord que, réduite au discours, privée de son versant émancipateur par le triomphe du Dieu marchand auquel tout est sacrifié, sa modernité se noie dans un monde où tout se vaut. Ensuite que, s’il n’est plus le centre du monde, alors l’universel pour lui n’existe plus, il sombre avec la puissance perdue ». Conséquences : le retour de pensées réactionnaires, visant à réprimer les femmes « une fois de plus sommées de porter à elles seules les marques de l’identité du groupe », les démocrates, les libéraux, les universalistes… tous ceux qui, refusant les « identités closes », « s’obstinent à vouloir ouvrir les prisons ». Un ouvrage essentiel.

 

Par Kenza Sefrioui

 

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