Défi au sens commun

Défi au sens commun

Auteur : Sophie Coignard et Romain Gubert

 

Sophie Coignard et Romain Gubert dénoncent les dangers, pour l’intérêt général, de la collusion entre Etat et capitalisme débridé.

Le 10 octobre 2013, Richard Portes était invité à l’Université Paris-Dauphine. L’économiste enseignant à la London Business School avait réalisé pour le compte de la chambre de commerce islandaise un diagnostic sur son système financier, dont il chantait les louanges… à quelques mois de sa faillite : pas un mot sur cette désastreuse analyse. « Aujourd’hui, le conformisme admet que l’épisode le plus marquant de la vie professionnelle d’un économiste soit supprimé de sa biographie », relèvent les journalistes Sophie Coignard et Romain Gubert, scandalisés par cette « caste cannibale » dont même la crise de 2008 n’a pas réussi à briser l’omerta. « Il y a dans cette manière de fonctionner quelque chose qui rappelle le système stalinien, commentent les coauteurs de L’Oligarchie des incapables (Albin Michel, 2012). Une sorte de déni collectif qui se fracasse chaque jour davantage sur le mur de la réalité ». Leur enquête, en 23 chapitres centrés sur l’expérience française, dénonce les ravages produits par la collusion entre l’Etat et le capitalisme sans limite.

Les navettes incessantes entre le public et le privé tissent d’abord des liens dangereux entre décideurs politiques et banques d’affaires ou hedge funds : alors qu’hier, ces dernières « se contentaient de conseiller les Etats dans toutes leurs transactions ; demain, elles seront peuplées d’anciens ou de futurs ministres, chefs d’Etat et de gouvernement. L’équilibre des forces, désormais, penche de leur côté ». Des personnalités politiques (Sarkozy, Clinton, Aznar…) figurent désormais au catalogue du Washington Speakers Bureau, PME créée en 1979 en Virginie, offrant leurs services grassement rémunérés pour des conférences… Ces va-et-vient, renforcés par les effets de génération (promotions d’énarques et d’HEC) finissent par reléguer à l’arrière-plan sinon à occulter la notion d’intérêt général.

 

Entraves à l’action de l’Etat

Les auteurs déplorent la léthargie des pouvoirs publics face aux techniques (souvent légales) d’optimisation fiscale abondamment pratiquées par des entreprises comme Starbucks, Amazon, Google, Apple…, et notamment face à la domiciliation de sièges sociaux dans des paradis fiscaux, léthargie qui s’explique en partie « par le désir de chacun de chouchouter son paradis fiscal à lui ». Or cette question constitue un « enjeu économique majeur » pour les pays étranglés par la dette publique et noyés dans les déficits. De même, rien n’est fait pour lutter contre la pratique prédatrice mais légale du leverage buy out (LBO), qui consiste à racheter une entreprise sans rien dépenser et à la faire rembourser le crédit. « La liste des grands malades qui, sans l’intervention des prédateurs, seraient des entreprises tout à fait saines, est impressionnante ». Sophie Coignard et Romain Gubert s’indignent aussi que le Crédit impôt recherche soit employé à subventionner l’activité « trading haute fréquence » des banques françaises, « symptôme le plus évident de la dégénérescence du monde financier » puisqu’il s’agit d’un dispositif où des « supercalculateurs jouent les uns contre les autres en passant des centaines de milliers d’ordres de Bourse chaque seconde en fonction de logiciels qui n’ont plus aucun lien avec l’économie réelle »… Les auteurs doutent d’autre part de l’efficacité des Partenariats public-privé (PPP), qu’ils considèrent comment « l’antichambre de la corruption » quand il ne s’agit pas de pièges pour les Etats. Plus grave encore, l’idéologie du « fabless » ou de l’entreprise sans usine, prônée par Serge Tchuruk, ancien patron de Total et d’Alcatel, au bilan plus que contestable mais à la retraite dorée : « Plus d’usines, plus d’ouvriers, mais uniquement des sous-traitants auprès desquels on peut tirer sur les prix sans vergogne »… Ce système, qui dilue les responsabilités à l’infini, est abondamment pratiqué par Apple, qui ne produit pas un seul iPhone en direct – « Cela s’appelle le « branding », la gestion de marque, du marketing sans jamais mettre les mains dans le cambouis ») – mais sous-traite à Foxconn, son principal fournisseur, premier employeur de Chine avec 1,2 millions de salariés, qui réalise plus de 40 % de tous les produits électroniques dans le monde : dans son usine de Longhua, qui produit 150 000 iPhone par jour, 100 par minute, les salariés, logés dans des dortoirs, travaillent six jours sur sept pour un salaire qui ne leur permet pas d’acheter ce qu’ils fabriquent – « On est loin du modèle de Henry Ford ! » – et, face aux suicides à répétition, la direction a installé des filets pour les empêcher de sauter. Enfin, les auteurs dénoncent le « conflit d’intérêts permanent » à propos des agences de notations, puisque S&P, Moody’s et Fitch « sont payés directement par ceux qu’elles doivent juger », et le fait que la Banque centrale européenne ait renoncé à ses prérogatives en les hissant « au rang de quasi-régulateurs ».

Ce livre à charge dénonce le cynisme des tenants de cette doxa. Carlos Ghosn, numéro deux de Renault ? « Il emploie des mots neutres, dénués de tout caractère affectif pour décrire son action. Pas de charrette, pas de gestion par le stress, pas de gouvernement par la peur. Non, le propre du cannibale est de bien cacher son jeu » : des méthodes totalitaires, basées sur la paranoïa. Le désengagement de l’économie réelle, la disproportion entre la rémunération des patrons et celle des salariés, la captation des richesses[1], le soutien à des dictatures, l’absence de discrédit malgré les conséquences catastrophiques de diagnostics hasardeux ? Peu importe : « Qu’un grand patron fasse très bien ou très mal son travail, il touchera en moyenne plus de 3,5 millions d’euros chaque année. » Et quand Thomas Herdon, étudiant à l’Université du Massachusetts, montre que l’étude de Carmen Reinhart et Kenneth Rogoff qui inspire les politiques d’austérité depuis 2010 est basée sur des calculs tronqués, il n’a pas été entendu… Face à cette idéologie à la peau dure, quid du capitalisme sans risque ? se demandent les auteurs ? « Erreur 404 » ! En dénonçant l’impunité et la versatilité de ceux qui se souviennent de l’utilité de l’Etat uniquement quand ils ont des problèmes, ils lancent un appel à la lucidité et au sens des responsabilités.

 

Par : Kenza Sefrioui

 

 

La caste cannibale, quand le capitalisme devient fou

Sophie Coignard et Romain Gubert

Albin Michel, 336 p., 20 €

 

[1] « Les 1 % « d’en haut » ont capté à eux seuls 95 % des gains liés à la reprise survenue entre 2009 et 2012. Durant la même période, leurs revenus ont augmenté de 31,4 %, contre 0,4 % en moyenne pour les 99 % restants, autrement dit la quasi-totalité de la population américaine », selon les économistes Thomas Piketty et Emmanuel Saez.

 

Pistes pour l’auto-émancipation des dominés

Pistes pour l’auto-émancipation des dominés

Auteur : Alexis Cukier ET Fabien Delmotte ET Cécile Lavergne

Un collectif de chercheurs interrogent sous l’angle de la philosophie, de la sociologie et des sciences politiques une notion clef de la critique sociale : l’émancipation.

« Combattre les discours qui ont produit une forme d’impuissance collective à l’égard des politiques dominantes », tel est le propos des douze philosophes, sociologues et politistes réunis à l’initiative d’Alexis Cukier, Fabien Delmotte et Cécile Lavergue. Au cœur de leur réflexion, la notion d’émancipation, notion complexe et rendue suspecte par « son réinvestissement dans des discours néolibéraux ou managériaux ». Or, depuis une quinzaine d’années, les transformations des critiques sociales ont renouvelé l’approche de divers concepts, exploitation, précarité, domination de genre, de classe, de race, etc. : « Ces discours et pratiques multiples contribuent à redéfinir le contenu et l’horizon de l’émancipation ». Aujourd’hui, dans un contexte de triomphe des politiques néolibérales et de dégradation socio-économique, l’émancipation est mobilisée « dans une articulation à la critique et aux perspectives de transformations sociales », notamment chez le sociologue Luc Boltanski et le philosophe Jacques Rancière. Elle est une forme de libération, de déprise de rapports de domination, de conquête de nouveaux droits. Pour les auteurs, « la signification de l’émancipation ne peut pas être déconnectée des différents contextes historiques et sociaux dans lesquels les revendications d’émancipation sont formulées, et qui en informent directement le contenu », quitte à donner lieu à des désaccords théoriques, sociaux et politiques. L’ouvrage interroge donc l’émancipation « à partir des transformations récentes de la critique sociale théorique » (théorie critique, études postcoloniales, féminisme, marxisme, anarchisme, démocratie radicale) et, s’il n’est pas exhaustif puisqu’il ne traite ni d’écologie politique ni du cyberactivisme, a pour fil conducteur « une position théorique et politique engagée, qui est lié à sa construction pluraliste : celle de diverses formes, irréductibles les unes aux autres, mais dont des complémentarités et des alliances sont possibles, de l’auto-émancipation des dominés ».

 

Jamais hors contexte

La première partie évoque les tensions entre critique sociale et projets d’émancipation. Luc Boltanski rappelle que la liberté des sciences sociales critiques de l’après-68 était bien plus importante qu’aujourd’hui, à cause de l’« orientation « technocratique » visant à mettre la recherche sous une tutelle gestionnaire. Il plaide pour « donner à tous les moyens d’interpréter les règles et de défendre, par rapport aux autres, les interprétations qu’ils en donnent ». La philosophe et sociologue Irène Pereira explique les tensions entre critique et émancipation dans la confrontation entre marxisme et anarchisme. Voulant proposer une « grammaire politique contre-hégémonique reposant sur une analyse de l’articulation des différents rapports sociaux sans les réduire en définitive à un seul qui expliquerait tous les autres », elle évoque le sociologue et syndicaliste Georges Sorel qui légitimait, au début du XXème siècle, la violence révolutionnaire en proposant une « sociologie pragmatique critique ». Quant au philosophe Fabien Delmotte, il rappelle que l’« émancipation démocratique » subordonne la sphère économique « aux institutions exprimant les décisions collectives prises, dans l’intérêt public, par les membres de la société, aussi égalitairement que possible » et rappelle la valorisation par Montesquieu de la frugalité en vue de l’égalité.

La deuxième partie analyse les rapports entre émancipation, activité politique, capitalisme et travail. Jacques Rancière y défend « la logique politique de l’égalité » contre la répartition social inégalitaire des rôles et des places, et « l’hypothèse radicale de l’égalité et de la capacité de tou-te-s à prendre collectivement leur vie en main ». Stéphane Haber, professeur de philosophie politique, interroge l’émancipation du capitalisme et répond aux critiques qui ont nié la possibilité d’une société postcapitaliste, en évoquant les expériences d’organisation non capitalistes de la production et de la vie collective. Le philosophe Alexis Cukier, lui, rappelle la « centralité politique » du travail. Il plaide pour sa réorganisation radicale et la reconnaissance du salaire comme « capacité à produire de la valeur économique », afin que le travail « devienne effectivement une activité politique de transformation des institutions et d’exercice commun du pouvoir ».

La troisième partie se penche sur les notions de culture, d’identité et de violence. La philosophe et politiste Elsa Dorin revient sur la réflexion de Frantz Fanon sur la pratique de la violence comme mode de subjectivation politique. La philosophe Hourya Bentouhami défend un projet de démocratie éloigné « des formes managériales ou commerciales qui réduiraient la culture à un simple produit » tout autant que du libéralisme « comme culture hégémonique triomphante qui se fait passer pour un universalisme de bon sens », et propose un multiculturalisme négocié et critique des « nouveaux noms du racisme qui s’expriment à travers le réductionnisme culturel et l’assimilation de certaines minorités à une culture « spécifique » qui ne pourrait prétendre à l’universel ». Le sociologue Olivier Voirol rappelle l’héritage des Lumières allemandes où la culture avait un rôle de formation de l’individu, une « dimension libératrice ».

Enfin la dernière partie analyse la manière dont les luttes sociales, à travers leurs réussites et leurs échecs historiques, conditionnent aujourd’hui les théories critiques de l’émancipation. Le sociologue Razmig Keucheyan allie une position marxiste à la question de l’écologie politique. Le sociologue Christian Laval, lui, s’intéresse à l’apparente démobilisation des classes populaires face à des politiques néolibérales qui les affectent pourtant directement. Il s’interroge sur la contribution possible des intellectuels engagés : « Sont-ils condamnés à se substituer à la parole populaire ? Si non, dans quelle mesure et dans quelles conditions peuvent-ils renforcer la capacité d’action autonome des classes populaires ? »

Un livre dense et précis, qui pose clairement des questions de fond, important pour les chercheurs et militants désireux d’affiner leur analyse des rapports sociaux inégalitaires et de leurs mécanismes de reproduction, tout autant que des capacités de résistance et de libération.

 

Par : Kenza Sefrioui

 

Emancipation, les métamorphoses de la critique sociale

ss. dir. Alexis Cukier, Fabien Delmotte et Cécile Lavergne

Éditions du Croquant,  396 p., ? DH


Le développement autrement

Le développement autrement

Auteur : Mohamed Salahdine

Dès 1988, Mohamed Salahdine invitait à considérer l’économie dite informelle comme une alternative à l’économie étatique et à ses formes de distributions.

Les petits métiers clandestins, le business populaire est un plaidoyer. Spécialiste des problématiques de développement dans les pays émergents, Mohamed Salahdine (1946-1992) s’est penché sur l’économie informelle. Ce livre, né d’enquêtes réalisées entre 1983 et 1987 avec le concours de ses étudiants de l’Université Sidi Mohamed Ben Abdellah à Fès, appelle à ouvrir les yeux sur une réalité socioéconomique qui va « au-delà de l’exotisme » et d’un « discours mythique et illusoire ». Le chômage des arrivants de la campagne, la précarité et l’importance et la permanence des activités souterraines interpellent le chercheur : faut-il y voir « une composante durable et structurelle de l’économie urbaine » et « une réserve de qualification pour le secteur « moderne » en dispensant une formation sur le tas au sein de relations paternalistes complexes mais favorables » ? Mohamed Salahdine conteste l’opposition entre un secteur dit moderne et un secteur dit traditionnel, dualité essentielle dans la réflexion sur le développement économique : « La modernisation de l’économie n’a pas répondu aux espoirs de ses promoteurs, elle n’a pas abouti à la polarisation capital / travail, elle a donné naissance à des phénomènes économiques et sociaux complexes, multiformes et contradictoires ». En témoignent la difficulté à appréhender le champ de l’informel et le flou terminologique des différentes tentatives de catégorisation. « Le secteur informel est présenté comme un secteur refuge, fourre-tout où l’on classe de petites entreprises modernes, des affaires artisanales organisées et des établissements en marge des lois et des règlements. » En 1972, le Bureau international du travail avait retenu les critères de facilité d’accès, d’utilisation des ressources locales, de propriété familiale des entreprises, d’échelle restreinte des opérations, des techniques simples et du faible nombre de travailleurs, de qualification acquise hors du système scolaire et de marchés échappant à tout règlement. D’autres études ont avancé des critères par branche d’activité, ou selon le degré de complexité de la comptabilité. Philippe Hugon a souligné la multiplicité des situations recouvertes par ce « concept globalisant » et « la multiplicité des activités exercées par un seul individu ». L’informel est-il une forme de production non capitaliste ? Quels sont les rapports au capital marchand ? Mohamed Salahdine déplore la confusion entre secteur informel et artisanat, qui n’en est qu’« une des composantes les plus visibles » : pour lui, l’informel, c’est d’abord des « réponses de survie » pour  les émigrés ruraux en proie au chômage.

 

Des enjeux de survie

Pour souligner les enjeux sociaux et politiques, il propose une « promenade socio-économique » à travers trois catégories d’activités, pour lequel il propose une synthèse très documentée, suivie d’entretiens : organisation du métier, conditions d’accès, rôle du capital comme barrière à l’entrée, sources de financement du capital de départ, aspects réglementaires, formation des travailleurs, catégorie socioprofessionnelle des clients, taux de rotation, niveau des gains, persistance des lieux familiaux… Il y a d’abord les métiers de survie : gardiens de parking, transporteurs non mécanisés (à dos d’âne ou à charrette), cireurs et marchands ambulants. Il y a ensuite le travail à domicile, avec les diverses situations des employées de maison, l’artisanat rural à domicile précarisé représenté par les tisserands, et les barbiers-circonciseurs, qui font aussi petit commerce et service religieux… Il y a enfin les activités transitionnelles, avec les guides non officiels, encouragés par les bazaristes, ou encore les transporteurs non déclarés des marchandises. Mohamed Salahdine décrit en détail le circuit de l’habitat clandestin et les manœuvres spéculatives des lotisseurs, courtiers, petits constructeurs.

Pour tous, « l’installation en ville paraît définitive et traduit un rejet catégorique du mode de vie rural ». Mohamed Salahdine pointe les carences de l’Etat. Le cas est criant en ce qui concerne les employées de maison, exposées aux violences et exclues de la législation sur les accidents de travail, ou plus insidieux, avec une gestion des parkings qui profite à l’Etat et aux exploitants. Pour tous ces métiers, l’illégalité signifie pas d’accès au système de crédit ni à l’assistance technique ou sociale, pas de possibilité d’accroître la productivité, problèmes de gestion… L’auteur plaide pour l’organisation des métiers en coopératives ou en associations, assurant un fonds de formation et protégeant ses membres.

Cette réflexion sur l’informel pose la question du développement économique. Mohamed Salahdine dénonce « le mépris d’un secteur qualifié d’« informel », « clandestin » parce que non conforme à une certaine rationalité économique dogmatique » : « Sur quelles bases peut-on affirmer que le secteur informel qui fait vivre plusieurs milliers de personnes, est dépourvu de logique et de rationalité économique ? » Or ces métiers permettent aussi une socialisation. Mohamed Salahdine dénonce l’idéologie dominante qui place au centre la référence au secteur moderne. Le développement économique ne saurait se réduire à l’industrialisation de grande dimension, ni à une concentration spatiale de la production, ni non plus à la concentration des pouvoirs, autant d’axes qui ont généré exode rural, prolétarisation, clochardisation et bureaucratisme. « Pourquoi les autorités locales ne réservent pas un sort équivalent au secteur informel, alors qu’il est créateur d’emplois, formateur, générateur de revenus et plus performant pour la production d’un certain nombre de biens et de services que le secteur moderne » ? Il préconise de regarder les activités populaires comme une composante dynamique de l’économie marocaine : « L’esprit d’entreprise n’est-il pas finalement le produit d’une culture populaire et peut-il être réservé aux seuls détenteurs de gros capitaux ou d’une formation scolaire académique ? » Alternative à l’économie étatique, cela peut être « une condition fondamentale du développement économique et social », en permettant de faciliter le processus de décentralisation : les exemples taïwanais et italien prouvent que « c’est à partir de la prolifération de micro-unités que s’est affirmée une industrialisation rampante servant de relais aux grandes entreprises ». Cela permettrait surtout de favoriser l’intégration des différentes branches de l’économie et de sortir ces métiers de la précarité.

 

Par : Kenza Sefrioui

 

Les petits métiers clandestins : le business populaire

Mohamed Salahdine

EDDIF (1988), 272 p.


L’origine est aux frontières, les Aït Na’amran, un exil en terre d’arganiers (Sud Maroc)

L’origine est aux frontières, les Aït Na’amran, un exil en terre d’arganiers (Sud Maroc)

Auteur : Romain Simenel

S’ouvrir à l’autre pour rester soi

 

En réfutant le principe d’autochtonie, les Aït Ba’amran proposent un modèle de perpétuation de la société par l’intégration permanente d’étrangers.

« Dieu a maudit celui qui entre parmi nous et qui en sort sans parenté. » Cette expression des Aït Ba’amran, confédération tribale berbérophone de la région de Tiznit, a intrigué l’ethnologue français Romain Simenel, qui y a mené depuis 2002 des recherches très fines sur la façon dont un lien social se construit en référence à l’altérité. Il raconte avec beaucoup d’honnêteté son séjour dans l’hospitalité d’une famille et le « quiproquo ethnographique » qui lui a donné des clefs pour aborder la question. « J’avais été assigné d’emblée à une catégorie socio-territoriale vers laquelle la société avait l’habitude d’orienter les étrangers qui cherchaient à rester et en qui elle voyait des bannis » : au fond d’une vallée considérée comme un territoire sanctuaire, à la limite du territoire Aït Ba’amran. Il y fut d’abord choyé comme un hôte pendant plusieurs mois, mais « tout bascula le jour où la mère estima qu’en fait je parlais la même langue qu’eux » et comprit son nom « comme elle voulait l’entendre », en faisant un chérif Simlel. S’étant ainsi vu attribuer une origine prestigieuse, il perdit son statut d’étranger, fut plus étroitement associé à la famille et devint « un conjoint potentiel ». Mais, ayant refusé de se marier, ses relations avec sa famille d’accueil ne cessèrent de se dégrader, jusqu’à son départ.

Cette expérience l’a amené à réinterroger la question des origines. « On a, hélas, toujours cherché à interpréter [la] déconcertante diversité physique [des Berbères] en termes d’origine historique et non sociologique. Surtout, la question n’a jamais été posée de savoir ce que pouvait bien signifier la notion d’origine dans des sociétés auxquelles on attribue autant d’origines ». Romain Simenel évoque les nombreux témoignages sur la facilité pour un étranger à intégrer une société berbère, comme le Suisse Fridolin Zehnder d’Eriswill ou le Tchèque Konstantin Kousina. L’ouverture aux étrangers et l’hospitalité, motif essentiel des sociétés maghrébines, apparaissent ainsi comme « un véritable préliminaire à une possible adoption des hôtes de passage. » L’auteur s’est également interrogé sur le sens qu’avait le fait de lui attribuer, même symboliquement, « des origines déjà connues, issues d’une sorte de répertoire constitué par les origines prestigieuses des saints », comme s’il fallait « défaire et refaire les origines de l’étranger ». Cela l’a amené à parler de « tribu exil » : « une tribu se considérant constituée d’exilés d’origine diverses et qui définit son territoire comme une terre de refuge pour des étrangers en qui elle veut uniformément voir des bannis. » Sous cet éclairage, l’origine doit être cherchée « dans cette disposition à l’accueil incessant d’étrangers » bien plus que « dans un ailleurs perdu ».

 

Réconcilier l’histoire et la géographie

Ainsi se trouve reposée la question de l’articulation entre l’origine et la frontière, donc l’histoire et la géographie, indissociables dans la façon qu’ont les Aït Ba’amran de concevoir leur inscription au monde. Romain Simenel a en effet cherché à « insérer des données historiques et géographiques dans l’analyse de la dynamique du lien social » : « L’origine est une époque initiale autant qu’un point de départ au tracé historique et géographique jusqu’où remonte le passé idéel d’un individu ou d’un groupe ; quant à la frontière, elle est une limite autant qu’une œuvre fondatrice, puisque tracer une frontière revient à donner une perspective historique à un territoire, et donc à la mémoire d’un groupe ». Rappelant que « l’oubli est un pilier de l’histoire », il analyse le fait que les manuels d’histoire démarrent à Idriss Ier non pas comme une simple conséquence de la propagande panarabiste, mais d’une difficulté à « diachroniser le passé qui lui est antérieur ». Et de souligner l’importance primordiale des saints fondateurs au Maroc, donc de la figure de l’étranger, rappelant que, « contrairement aux idées reçues, dans le sud du Maroc, davantage qu’un statut qui se transmet de père en fils, être chérif est un statut qui s’acquiert ; ce statut se fonde avant tout sur un mode de gestion des terres, l’indivision, le plus souvent confié à des nouveaux arrivants. » Ainsi, le passé n’est pas un âge d’or à contempler. Au contraire, on le renie, car c’est le temps des chrétiens, « un univers mythique antéislamique ». De même, la permanence du tracé des frontières dans le territoire invite à les penser pas comme une simple limite géographique, mais comme « une catégorie territoriale et politique qui permet de distinguer le semblable du différent ». En territoire Aït Ba’amran, « les origines du territoire sont matérialisées le long des frontières sous la forme de traces du parcours des saints fondateurs et de batailles contre les chrétiens colonisateurs », faisant ainsi de l’espace lui-même le support de l’histoire collective et de ses perceptions mouvantes. C’est donc une société qui réfute le principe d’autochtonie et situe la mémoire de la fondation de son territoire à ses frontières. « La frontière précède donc l’occupation du centre ».

De cette observation essentielle, Romain Simenel développe son étude, très richement documentée à partir de témoignages oraux et de sources savantes, sur les rapports pratiques et symboliques que peut avoir sur l’environnement une société qui valorise la conquête fondatrice du territoire. De très belles pages concernent l’apprentissage de la langue par les enfants dans la forêt, les saints, les rituels. Enfin, l’ethnologue se penche avec une grande précision sur la dynamique des relations sociales dans le rapport au sol et à la généalogie, sur les logiques de distinction entre catégories sociales, les logiques matrimoniales et d’héritage. L’autochtonie chrétienne étant niée, ce sont les derniers arrivés qui sont dotés d’un statut religieux valorisé, comme s’ils réactivaient l’arrivée des premiers occupants musulmans, comme si le statut musulman de la société devait être « constamment revigoré » et l’origine sans cesse refondée. Si Romain Simenel souligne l’ambiguïté de la situation des étrangers, assignés à résider aux frontières de la confédération et obligés de réussir à séduire une femme pour fonder leur lignage et pouvoir libérer à leur tour leurs fils de cette assignation en captant de nouveaux étrangers, il retient la belle philosophie d’une société qui a moins le souci de se définir dans sa manière d’être que dans sa manière de devenir.

 

Par : Kenza Sefrioui

 

L’origine est aux frontières, les Aït Na’amran, un exil en terre d’arganiers (Sud Maroc)

Romain Simenel

CNRS éditions, éditions de la Maison des sciences de l’Homme, 328 p., 32 €

 


Ficher la botte de foin pour y trouver une aiguille

Ficher la botte de foin pour y trouver une aiguille

Auteur : Antoine Lefébure

La surveillance généralisée, rendue possible par les technologies, est une grave menace pour la démocratie. Synthèse.

Special Collection Service pour le « contact chaining », Accumulo pour repérer les comportements inhabituels dans une masse de données, Follow the Money pour intercepter les paiements par carte et les virements bancaires, Disposition Matrix, base de données permettant des assassinats ciblés par drones… Non, ce n’est pas de la science fiction. Tout cela est bel est bien fonctionnel, comme l’a révélé Edward Snowden en juin 2013, et comme le présente de façon synthétique Antoine Lefébure, historien des médias, expert des technologies de la communication et pionnier des radios libres en France. En cause, les rêves de contrôle total du cyberespace de la National Security Agency (NSA) américaine. « 14 gigaoctets intègrent quotidiennement la base de données de la NSA et 50 teraoctets chaque année, soit l’équivalent de… 25 milliards de pages de texte ». Le projet One-End Foreign Solution, basé à Buffdale dans l’Utah filtre déjà 75 % du trafic Internet mondial et « son alimentation en électricité équivaut à celle d’une ville de 20 000 habitants ». La NSA, c’est aujourd’hui « le premier employeur de mathématiciens des Etats-Unis », 960 agrégés, 4 000 ingénieurs informatiques, 33 000 employés, un budget de 10,8 milliards de dollars en 2013 (+ 54 % par rapport à 2004), dont 5,2 milliards dédiés à la logistique et 1,5 pour l’analyse de données. C’est plus de 500 stations d’interception à travers le monde,  et une multitude de programmes de surveillance dont Antoine Lefébure dresse un terrifiant inventaire. Il y a le désormais célèbre Prism, pour extraire les données à partir des géants de l’Internet (Microsoft, Google, Facebook, Yahoo !, Paltalk, YouTube, Skype, AOL, Apple, qui « ont obtenu de la NSA des millions de dollars » pour leur collaboration active). Automatisation des flux de trafic (Pintaura) et du traitement des données (United Targeting Tool, référençant au 5 avril 2013 111 675 noms de personnes qui seraient liées à une activité terroriste), rédaction de rapports, surveillance en temps réel des courriels et de l’utilisation des réseaux sociaux dans le monde entier… il y a des programmes pour tout. Sans oublier les programmes au cœur de la cyberguerre : Bullrun, qui insère des vulnérabilités dans les systèmes de chiffrements commerciaux, les virus Stuxnet et Flame…

C’est cette frénésie de collecte qui a scandalisé Edward Snowden : « Nous avons réussi à survivre à de bien pires menaces dans notre histoire que quelques groupes terroristes désorganisés et des Etats voyous sans faire appel à ce type de programme. Ce n’est pas que je ne donne aucune importance au renseignement, mais je m’oppose à une surveillance de masse omnisciente et automatique, qui est selon moi une plus grande menace pour les institutions de la société libre que de produire des rapports de renseignement erronés ». Antoine Lefébure retrace le parcours de cet autodidacte de l’informatique, sa conscience des risques et son choix stratégique des journalistes à qui il a confié le scoop : Glenn Greenwald, à l’époque bloggeur au Guardian et la documentariste Laura Poitras, tous deux membres de la Freedom of the Press Foundation. Il retrace la chronologie des révélations, son exil à Moscou, les pressions des Etats-Unis pour l’arrêter, les tensions diplomatiques, l’ambigüité des dirigeants européens.

 

Compromission des multinationales de l’Internet

Ce n’est pas la première fois que la NSA est épinglée sur la question des libertés. Déjà en 2008, le programme StellarWind, « première tentative de surveillance généralisée de la population, associant l’Etat et les grandes entreprises privées pour mettre au point les technologies susceptibles de rendre ce grand projet possible » et découvert par le journaliste James Risen (State of War, 2006), avait été jugé inconstitutionnel. Mais aujourd’hui, l’espionnage à grande échelle révélé par Edward Snowden tient à l’hégémonie stratégique des Etats-Unis sur Internet (eux-mêmes représentant 80 % du trafic mondial) : « tous les câbles sous-marins en fibre optique existant autour de la planète sont connectés aux trente-deux câbles transitant par les Etats-Unis ». Lesquels s’assurent « les conditions d’une interception permanente » des réseaux, quitte à faire pression sur les entreprises qui travaillent dans ce domaine. L’ingénieur Mark Klein a révélé en 2009 les dispositifs spéciaux de la NSA pour intercepter les câbles du géant de la téléphonie mobile AT&T. Antoine Lefébure insiste sur la compromission des multinationales de l’Internet dans cette surveillance : « La plupart des entreprises collaborent de bon cœur avec la NSA. Il faut dire qu’elle est un excellent client et un intermédiaire privilégié pour accéder à l’énorme marché public de la sécurité. » Quant aux récalcitrants, ils sont piratés et font l’objet de harcèlement judiciaire, comme Ladar Levison, obligé de fermer son service de cryptage.

Cette obsession de la surveillance est dangereuse pour la démocratie. La « privatisation des activités de l’agence » rend poreuse la frontière entre des prérogatives d’Etat et des intérêts privés. Le harcèlement et les menaces dont ont fait l’objet les lanceurs d’alerte, depuis Bradley Manning et Julian Assange, ainsi que les journalistes d’investigations, est une atteinte aux droits à l’information. La course au renseignement génère des dérives répressives contraires aux principes des grandes démocraties : Barack Obama a eu recours six fois à l’Espionage Act de 2010 à 2012, contre trois fois en neuf ans sous l’administration Bush. Pour Bruce Schneier, expert de la sécurité, « ces abus de la NSA légitiment ceux pratiqués en Chine, en Russie, en Iran et ailleurs ». L’affaire Snowden a fait réagir l’opinion internationale et bien sûr la société civile : Electronic Frontier Foundation, ONG de défense des droits dans le monde numérique, compte 140 000 membres. La Finlande et le Brésil ont adopté des lois punissant l’espionnage et la détension de données concernant leurs citoyens. Une réflexion sur les dangers de la « servitude volontaire » entretenue par l’illusion sécuritaire, et une bataille pour la transparence sont désormais engagées. Grâce à Edward Snowden, qui a permis de poser la question de la protection d’Internet, bien commun de l’humanité, contre les appétits des acteurs privés et étatiques.

 

Par : Kenza Sefrioui

 

Pour aller plus loin :

Article de Charles Seife, NSA domestic spy : mathematicians, why are you not speaking out ? www.slate.com, 22 août 2013

Bruce Schneier, NSA surveillance : a guide to staying secure, The Guardian, 6 septembre 2013 : ainsi que notre document « Comment protéger sa vie privée sur Internet », disponible à www.antoinelefébure.com

www.eff.org

 

L’affaire Snowden : comment les Etats-Unis espionnent le monde

Antoine Lefébure

La Découverte, Cahiers libres, 276 p., 19 €


Sortir l’économie des modèles abstraits

Sortir l’économie des modèles abstraits

Auteur : Michael Goodwin

Contre la pensée néolibérale et l’omniprésence du management, Michael Goodwin plaide pour l’équilibre entre pouvoir public et pouvoir privé.

« Ne soyez pas surpris s’il devient un jour la première bande dessinée à valoir à son auteur le prix Nobel de sciences économiques », s’enthousiasme en introduction le professeur de droit Joel Bakan (auteur de The Corporation : The Pathological Pursuit of Profit and Power). Et ce serait mérité, tant Michael Goodwin, passionné d’histoire et d’économie, propose une synthèse limpide d’une documentation immense, servie par les remarquables illustrations de Dan E. Burr. Son point de départ, des questions simples : « Pourquoi je ne vis pas aussi bien que mes parents ? Aurai-je encore un travail l’année prochaine ? » Cherchant à comprendre, Michael Goodwin s’est d’abord plongé dans les manuels d’économie. Il s’est ensuite attaqué aux classiques : tous les grands économistes, depuis Adam Smith, Thomas Malthus et David Ricardo, jusqu’à John Maynard Keynes, Alfred Marshall et Paul Samuelson, en passant par Friedrich Engels et Karl Marx. Son but ? Proposer une vision globale claire de l’économie : « Si le tableau était compliqué dans son ensemble, aucune de ses parties n’était difficile à comprendre… Les gens doivent savoir ça ! » C’est en effet un enjeu essentiel de démocratie car « la plupart des sujets à propos desquels nous votons relèvent de l’économie. C’est notre responsabilité de comprendre ce pour quoi nous votons ». Tout au long des 300 pages, Michel Goodwin et Dan E. Burr dépouillent l’économie du jargon technique. Ils rappellent que cette discipline est inextricablement liée à la politique étrangère, à la science environnementale, à la psychologie, à l’histoire militaire, aux inventions technologiques, etc. Et avant tout, au pouvoir : « Essayer d’expliquer l’économie sans mentionner le pouvoir revient à essayer d’expliquer la politique sans mentionner l’argent ».

Cela donne un livre passionnant et très riche. On suit, selon une trame chronologique, l’histoire politique et militaire (centrée sur l’Europe et les Etats-Unis), l’évolution des technologies et leurs conséquences sociales, les problématiques qui se sont posées à chaque époque et ont interpellé les penseurs. Ces concepts, à commencer par celui de capitalisme, ainsi que toutes les notions en usage dans le monde de l’économie, sont expliquées par des exemples concrets, souvent humoristiques : risque, monnaie, avantages comparatifs, économie mixte, bulle, spéculation, obligations pourries, haut risque, intérêt élevé… Ainsi, pour expliquer l’approche néoclassique de l’offre et de la demande, avec ses notions de rendement décroissant et d’utilité décroissante, Michael Goodwin cite Shakespeare : « Mon royaume pour un cheval ! »

 

Mises au point

Le récit souligne surtout les enjeux de pouvoir et les débats politiques que chaque situation a suscité. Michael Goodwin ne se contente pas de situer les penseurs dans leurs contextes mais rappelle comment ils sont relus à la lumière des enjeux contemporains. D’où quelques mises au point. A propos d’Adam Smith, il affirme : « On a parfois l’impression que les gens passent plus de temps à vénérer Adam Smith qu’à le lire. » A côté de l’idée selon laquelle le marché peut s’autogérer sans que personne ne donne des ordres (qui est, depuis, au cœur de la pensée économique), Adam Smith insistait sur le rôle du gouvernement dans la gestion des biens publics et sur la nécessité de plafonner le taux d’intérêt pour éviter les paris délirants. Il estimait aussi qu’« aucune société ne peut prospérer et être heureuse, dans laquelle la plus grande partie des membres (les travailleurs) est pauvre et misérable ». Ainsi, « le grand message oublié de la Richesse des nations est « prenez garde aux capitalistes ! »

Michael Goodwin rappelle qu’« un modèle ne prouve rien » dans le monde réel, car c’est le contexte et les rapports de force en présence qui sont à prendre en compte. A propos de l’économie mixte, mise en œuvre par Bismarck, l’auteur rappelle qu’il s’agissait au départ d’une « expérimentation socialiste » mais qu’« aujourd’hui, la question n’est pas de savoir si certains secteurs de l’économie doivent être contrôlés par l’Etat ; non, la vraie question, c’est lesquels, comment et dans quel but ». Possession de la terre, lien entre taxation et représentation, pouvoir de négociation, sont des problématiques hautement politiques. Et de contester les thèses de l’Université de Chicago, conduisant à des profits privatisés et des pertes socialisées, et la gestion par les chiffres imposée par le management.

L’argumentation de Michael Goodwin éclaire les limites de la pensée néolibérale et constitue un plaidoyer pour un équilibre entre pouvoir public et pouvoir privé, pour des régulations garantissant l’intérêt général. L’auteur applaudit la loi antitrust (1914), l’impôt sur le revenu (1913) les avancées dans le droit du travail, les programmes sociaux, la loi Glass-Steagall (1933) séparant banques d’investissements et banques commerciales : « un parfait exemple de la manière dont devraient être faites les réglementations : non pas des réglementations complexes appliquées par des armées d’inspecteurs, mais des règles simples qui alignent les avantages privés avec l’intérêt public ». Et de rappeler, chiffres à l’appui, que « l’inflation est gênante, mais le chômage tue ». Le dernier chapitre fait le bilan sur la crise de 2008, le mouvement Occupy Wall Street, les questions environnementales de plus en plus pressantes… Deux citations invitent à éclairer la réflexion sur l’avenir. D’une part, cet avertissement si actuel du président Dwight Eisenhower « Cette  conjonction d’une immense institution militaire et d’une énorme industrie de l’armement est nouvelle dans l’expérience américaine… Le risque potentiel d’une désastreuse ascension d’un pouvoir illégitime existe et persistera ». De l’autre, L’ère de l’opulence, le bestseller de Galbraith (1958) qui dénonçait la pression à la consommation amenant les gens à se considérer « comme des consommateurs plutôt que, disons, des travailleurs ou des citoyens ». Sans conclure, Michael Goodwin invite à consulter ses sources, des hypothèses complémentaires et une bibliographie triée en fonction des recommandations de l’auteur, sont sur www.economixcomix.com. Un livre d’utilité publique.

 

Par : Kenza Sefrioui

 

Economix, la première histoire de l’économie en BD

Michael Goodwin et illustrations de Dan E. Burr, traduit de l’anglais par Hélène Dauniol-Remaud

Les Arènes, 304 p., 21,90 €


Rendre sa juste valeur au travail des femmes

Rendre sa juste valeur au travail des femmes

Auteur : Rachel Silvera

Rachel Silvera propose de réviser les critères d’évaluation du travail afin de combattre les inégalités de salaire.

En France, les femmes gagnent 27 % de moins que les hommes. Elles occupent 80 % des emplois à temps partiels, pas toujours par choix. Elles subissent une double ségrégation, verticale, en occupant peu d’emplois qualifiés dans un même secteur, et horizontale, en étant concentrées dans peu de métiers et de secteurs : 50 % des femmes se retrouvent dans 12 familles professionnelles sur 87, alors que les 12 familles les plus masculinisées n’occupent que 35 % des hommes. Leurs métiers sont sous-évalués ne correspondent pas à leur niveau de formation, ce qui génère un phénomène de déclassement professionnel, qu’elles ont plus de mal à rattraper que les hommes. Elles peuvent passer des années à un échelon sans aucune promotion, ce qui a une incidence lourde sur leur niveau de retraite. Et pourtant, seules 3,3 % des saisines de la justice concernent les discriminations en raison du sexe. Pendant longtemps, les avocats ont plaidé la discrimination syndicale plutôt que la discrimination femmes-hommes. Pourtant, des plaignantes ont eu gain de cause etont reçu des sommes importantes en compensation. « Le risque pour les entreprises de se voir condamner est à présent bien réel. »Rachel Silvera, économiste et membre du réseau de recherche « Marché du travail et genre », a interviewées ces plaignantes. Ces « autobiographies de femmes au travail » lui permettent de poser le problème de l’égalité des salaires en des termes nouveaux. Comme le résume en préface l’historienne Michelle Perrot, « la question de la valeur, de l’évaluation, est centrale ».

La première partie du livre fait l’histoire decette discrimination ancienne.« Les femmes ont toujours travaillé et ont toujours été moins payées » à cause d’une idée selon laquelle « pour une femme, travailler en échange d’un salaire relève de l’accident de parcours » ; la normalité serait le mariage et l’entretien par le mari, en contrepartie d’un travail « caché, invisible, non rémunéré » : le travail domestique. Rachel Silverarappelle les résistances à l’arrivée massive des femmes sur le marché du travail. Une histoire émaillée de clichés et de mauvaise foi : les femmes seraient incapables de s’assumer seules, elles seraient naturellement dociles et résignées, elles auraient moins de besoins que les hommes, leur arrivée dans un secteur nivellerait les salaires par le bas, elles feraient le jeu du patronat pour casser les revendications syndicales, n’auraient pas de conscience collective… La pierre angulaire de ce système était le salaire d’appoint, qui a imposé pendant des décennies un rabais, quelle que soit la situation personnelle des femmes et le travail réalisé. Bref, « logique patriarcale et logique patronale se confortent » et « il n’est pas question de penser le travail des femmes comme une nécessité vitale ou un droit, un moyen d’accéder à l’indépendance économique ». Si le salaire d’appoint a été supprimé en France dans les année 1950, son spectre plane toujours, avec le « relatif consensus autour de la féminisation du temps partiel », et le fait que les femmes soit très peu recensées parmi les « travailleurs pauvres »alors qu’elles « représentent une forte majorité des salariés à bas et très bas salaire »…

En 1950, la loi Croizat clamait « A travail égal, salaire égal ». La loi du 22 décembre 1972 affirme que « Tout employeur est tenu d’assurer, pour un même travail ou pour un travail de valeur égale, l’égalité de rémunération entre les hommes et les femmes ». Mais la loi est en avance sur les pratiques. Rachel Silverafait l’inventaire des nouveaux avatars de la discrimination. Premier blocage : l’évolution. Aux femmes les « carrières d’appoint ». 30 % des femmes déclarent n’avoir jamais été augmentées, contre 24 % des hommes, et 34,6 % pensent n’avoir aucune perspective d’évolution, contre 21,8 % des hommes. Alors que grimper un échelon est perçu comme plus valorisantqu’une augmentation,leur« droit à la carrière »peine à être reconnu.A Maria, ouvrière modèle, « on a « oublié » de proposer la moindre promotion »… Il y a aussi la discrimination entre le « cœur de métier » vu comme « productif » et les emplois périphériques vus comme « improductifs ».Sans oublier les représentations sexistes : «Au nom de « qualités innées », si « naturelles » qu’il n’est besoin ni de les apprendre ni de les payer », on cantonne les femmes à des secteurs « qui correspondraient à leur soi-disant nature. » Des emplois moins bien couverts par les conventions collectives, moins bien définis dans les classifications et donc moins bien payés. Enfin, le « soupçon de maternité » impose aux femmes une discrimination statistique, celles qui n’ont pas l’intention d’interrompre leur carrière étant traitées comme si elles étaient « susceptibles de sortir du marché du travail pour raisons familiales ».

 

Pour en finir avec le spectre du « salaire d’appoint »

Pour Rachel Silvera, il est donc urgent de redéfinir la valeur véritable du travail des femmes, de revoir de façon positive les critères identifiant des emplois dits « féminins » et de « mieux reconnaître le travail souvent invisible».Loin d’être non-qualifiés, ces emplois mobilisent de vraies compétences. La notion de technicité doit englober des savoir-faire comme le relationnel, la gestion de tâches multidimensionnelles, lapolyvalence. Il faut reconnaître les critères de responsabilité et d’encadrement autant pour « la prise en compte des responsabilités sur des tiers (jeunes, malades, équipes, personnes âgées…), les responsabilités de communication, d’assistance ou de protection du caractère confidentiel des dossiers » que pour les responsabilités matérielles et budgétaires. Et bien sûr, « neutraliser réellement l’effet du congé maternité sur la carrière des femmes », comme le service militaire a été reconnu dans celle des hommes, et œuvrer à un meilleur partage des responsabilités familiales et professionnelles entre les deux sexes.

Pour beaucoup de femmes, la priorité est donnée au sens du travail et à sa reconnaissance comme tel, parfois plus qu’au salaire – ce qui contribue à sa sous-valorisation. Rachel Silvera propose d’« oser se comparer », de briser les tabous concernant les augmentations faites individuellement, d’améliorer la négociation de l’égalité en entreprise… Un défi pour les syndicats, pour l’Etat qui doit appliquer une action coercitive, mais aussi pour l’ensemble de la société. Car c’est une redéfinition globale de la hiérarchie des valeurs que cette revendication propose, en voulant « donner une véritable place dans la société aux emplois qui se consacrent au « souci des autres » ».

 

Par : Kenza Sefrioui

 

Pour aller plus loin : Un salaire égal, pour un travail de valeur égale. Guide pour une évaluation non discriminante des emplois à prédominance féminine.A télécharger sur : http://www.defenseurdesdroits.fr/sites/default/files/upload/guide-salaire-egal-travail-valeur-egale.pdf

 

Un quart en moins, des femmes se battent pour en finir avec les inégalités de salaires

Rachel Silvera

La Découverte, 240 p., 16 €


L’argent est mort !

L’argent est mort !

Auteur : Jean-Claude Carrière

Il nous sert 300 pages de lecture délicieuses ! Jean-Claude Carrière qui nous a habitué à la fiction théâtrale et cinématographique, s’illustre en écrivant un essai. Une véritable enquête avec un personnage principal (ou un accusé principal) : l’argent.

Dans un style concis et imagé à la fois, il nous raconte la vie supposée de celui-ci de la naissance jusqu’à la mort.

Pour commencer, l’auteur nous emmène en ballade dans le monde de la littérature et des arts. Le point de départ  de cette enquête est une mutation que Carrière ne pouvait ignorer. «L’argent a posé sa griffe sur l’art, comme pour dire : cela ne m’échappera plus. C’est l’argent maintenant qui décide et lui seul. Les sentiments, les émotions, les idées qu’une peinture ou une sculpture pourraient nous apporter n’ont désormais, et depuis plus d’un siècle déjà, qu’une importance secondaire, de plus en plus grignotée et réduite. Qui oserait parler encore de beauté, d’harmonie, de travail, de sens cachés, d’allégories… » s’interroge  l’auteur !

Pour mieux cerner la problématique de l’argent, Carrière nous emmène à ses origines. L’auteur a fait appel à sa formation d’historien, fouillant dans la genèse de la monnaie, son invention, son évolution. Ce livre est une invitation à relire l’histoire de l’argent et une réflexion sur son rôle.

Comment l’argent s’est-il senti après la révolution bolchévique ? Et comment après la chute du Mur de Berlin est-il devenu : Le roi du monde ? Des questions qu’il serait certainement utile de se poser aujourd’hui.

L’humanité a vécu pendant des centaines de siècles sans argent et un jour (vers le deuxième millénaire avant notre ère) l’argent est arrivé! Il était au départ un outil au service des échanges commerciaux. Mais que s’est-il passé  depuis ?

L’argent notre invention, notre ami qui nous a facilité énormément  de choses, est passé à la fin du moyen âge de simple outil à seigneur.  Aujourd’hui il est célébré, adulé « Tous les acolytes, sacerdotes et prophètes qui, aujourd’hui l’entourent, et qui le célèbrent en des rites simples et répétitifs (ainsi les applaudissements qui saluent la clôture des bonnes séances à Wall Street), semblent joindre leurs efforts, leurs courbettes, et aussi leurs pensées, leurs invocations, leurs exorcismes (peut être même leurs oraisons) pour nous convaincre de cette existence métallique. Une puissance moderne, lucide et aguerrie d’expériences, protège notre portefeuille et guide nos pas vers notre banque ».

L’argent est devenu notre maître. D’ailleurs, l’évolution du lexique monétaire le prouve.

Adam Smith ne parlait-il pas déjà au XVIII siècle de main invisible !

 

L’argent est-il mort ?

L’argent on l’a aimé, vénéré et insulté. Nous avons développé envers cet outil métallique  des  rapports passionnels et passionnés. Et comme il en a eu assez de nous, il est mort, d’épuisement, de lassitude !

Ces dernières années les signes de fatigue se sont multipliés. On a vu, par exemple, s’installer des monnaies parallèles. « En Angleterre dans une ville du Devon qui s’appelle Totnes, et même, plus près du centre de Londres, à Brixton, des monnaies parallèles circulent, que la plupart des commerçants acceptent. Le Brixton pound est à l’effigie de David Bowie. Touche-t-il des royalties sur chaque billet ? »

Ce cas, n’est pas isolé. Des monnaies complémentaires et d’autres virtuelles telles les bitcoins, existent  aussi. Chaque communauté informatique va-t-elle finir par avoir sa propre monnaie ?

Le troc se renouvelle, également. L’argent est-il en train d’agoniser sous nos yeux ?

L’argent on y a cru pendant longtemps. Il nous a accompagné, nous a permis de traduire nos désirs en réalité. Sa symbolique est de plus en plus forte.  Pourtant certains l’ont combattu avec férocité. Marx en est l’illustration. Toutefois, les pays qui se sont inspirés de sa doctrine telle la Russie, ou encore la Chine, sont obsédés par l’argent. Aujourd’hui on compte plus de milliardaires à Moscou qu’en Europe de l’Ouest. Le communisme n’a-t-il été finalement qu’une étape indispensable au retour à l’argent ? à son triomphe ? A partir des années 80, le changement a été palpable. L’argent-fou, l’argent-roi fait son apparition. Le règne de l’argent est bel et bien là. Il a droit partout, l’argent semble avoir toujours raison « L’argent nous imbibe. Il pénètre jusqu’à nos systèmes invisibles, jusqu’à nos nerfs les plus furtifs, jusqu’à nos vaisseaux capillaires. Il nous habitue à ses hausses brutales, ses foucades, ses caprices et à ses abandons aussi. Nous croyons l’avoir gagné, nous croyons le tenir, pourtant, c’est lui qui nous possède ».

Aux Etats-Unis, l’idée qui dit que mourir riche augmente les chances d’aller au paradis, poursuit son chemin chez certains républicains. Les prophètes de l’argent continuent de divulguer la bonne parole… de l’argent, maître du monde.

Aujourd’hui, la pauvreté n’est pas seulement un malheur mais une honte. De seigneur et maître, l’argent s’est transformé en Dieu impitoyable !   

Après ce bilan –disons-le- catastrophique, Carrière nous prédit l’avenir. « La baisse du chômage la création  de l’emploi, la reprise économique, la compétitivité retrouvée, on nous les promet depuis quarante ans. Illusions stériles et tenaces c’est la récession seule et froide qui nous attend ».

Et si l’argent n’y était pour rien ? Au final, n’est-il pas l’expression la plus concrète de notre cupidité et nos pertes de valeurs ?  

 

 

Par : Amira Géhanne Khalfallah

 

L’argent. Sa vie, sa mort

Jean-Claude Carrière

Odile-Jacob

275 pages. 274 DH. 


Sortir de la tyrannie du court terme

Sortir de la tyrannie du court terme

Auteur : Groupe de réflexion dirigé par Jacques Attali

Après l’économie sociale et solidaire, l’économie participative, l’économie d’échelle, la nouvelle économie… Jacques Attali ajoute sa pierre à l’édifice et nous parle d’économie positive !

Mais qu’est-ce donc ? Pour l’auteur, cette désignation correspond à une économie qui prend en considération les générations futures, leurs besoins. Il nous propose de sortir de la préoccupation de l’immédiat pour aller vers le long terme en adoptant une vision générationnelle.

L’économiste nous explique tout simplement qu’il est grand temps d’arrêter de penser à générer seulement de l’argent et nous propose de trouver une place à l’humain. Cette nouvelle économie « vise à réorienter le capitalisme vers la prise en compte des enjeux de long terme. Beaucoup d’initiatives positives existent déjà, de l’entreprenariat social à l’investissement socialement responsable, en passant par la responsabilité sociale des entreprises ou encore le commerce équitable et l’action de l’essentiel des services publics".  Mais ces quelques exemples ne suffisent pas pour nous faire basculer dans l’économie positive. Il faut un véritable mouvement qui va révolutionner notre économie et avant tout cela, il s’agit de changer les mentalités.  

Il nous faudra, d’abord, sortir de l’idéologie des libertés individuelles n’en déplaise à certains ! L’auteur modère ses paroles et explique les dangers de la dictature de la liberté individuelle : celle qui donne le droit de changer d’avis, celle de la précarité, l’instabilité et qui devient au final : l’idéologie de la réversibilité et même celle de la déloyauté. C’est ce que l’on constate d’ailleurs au niveau des entreprises et des nations….d’où selon lui « la crispation ». Il faut se méfier de la dictature de la liberté individuelle même si on ne peut pas faire l’apologie de l’inverse. La liberté individuelle doit être pondérée par celle des générations futures, estime Attali.

Il s’agit, également, de préserver l’environnement, éviter les dettes…  Un équilibre nécessaire à trouver à l’intérieur de la démocratie à la faveur du long terme.

 

Sauvés par les nouvelles technologies

La vague des technologies est en train de  changer radicalement notre monde. Mais il ne s’agit pas seulement des technologies de l’information -dont internet est un sous ensemble- mais aussi les biotechnologies, les nanotechnologies, les neurosciences….etc…Ces technologies vont nous faire  basculer d’une société fondée sur l’individualisme (qui a fondé le capitalisme en faisant l’apologie du «  moi d’abord », le « moi, maintenant »), à une prise de conscience de l’interdépendance pour dire : j’ai intérêt au bonheur de l’autre. L’altruisme aux générations suivantes, l’altruisme intéressé ou rationnel… c’est ce que Jacques Attali nous propose à travers son concept d’économie positive.  Car dans ce monde de partage et d’échange nous avons tout intérêt à ce que les autres aient le même technologie que nous pour pouvoir communiquer. Ces technologies peuvent n’être qu’un moyen d’accélérer les choses et de nous sortir du dictat de l’immédiat, du court terme et du capitalisme. 

Le partage n’est pas source de compétition et il n’est pas source de bataille et encore moins dans une société de réseau. Dans le monde de la rareté matérielle, la chose vendue n’appartient plus à celui qui la possédait. Dans l’univers des idées, ou de l’information, on peut donner sans rien perdre et c’est bien là sa force. Nous entrons dans une économie révolutionnaire qui  est celle de la gratuité.

Un peu partout dans le monde, des entreprises, des administrations mettent en place des outils plus pérennes. « En, effet, l’économie positive n’est pas un concept totalement nouveau : celui-ci se rapproche d’autres concepts plus étroits, qui lui sont intrinsèquement liés, tels que le développement durable, le conscious capitalism, le triple bottom line, ou encore l’idée de valeur partagée chère à Michael Porter. L’économie positive existe déjà dans de nombreuses entités, administrations, entreprises, coopératives, associations, et, en particulier, dans certaines activités : microfinance, commerce équitable, entreprenariat social. Elle produit déjà de la valeur, financière mais aussi humaine, sociale, culturelle et environnementale ».

D’ailleurs, de plus en plus de personnes se dirigent vers les ONG. On voit, également, apparaître des modèles alternatifs entre entreprise et ONG….Les coopératives se restructurent avec l’idée de servir autre chose que le seul intérêt des patrons et des actionnaires. Cela donne du sens aux employés qui ont l’impression de faire quelque chose pour les autres et de ne pas générer de l’argent seulement.

A titre d’exemple, Planète finance qui utilise les moyens de l’économie pour lutter contre la pauvreté. Il ne faut pas perdre de vue, par ailleurs, que le mouvement ONG prend une ampleur considérable, il représente aujourd’hui entre 10 et 15% du PIB mondial et c’est en train d’augmenter.

L’échec du capitalisme financier nous a conduit à trouver des solutions ailleurs, de voir la vie autrement. Les moyens de collaborer avec les générations suivantes sont déjà là. Ce n’est pas si compliqué à faire, les initiatives se multiplient. Mais encore faut-il changer les idées. Et c’est plutôt à ce niveau que se situe la bataille.  

 

 

 

Par : Amira Géhanne Khalfallah

 

Pour une économie positive

Groupe de réflexion dirigé par Jacques Attali

Fayard. La documentation française

251 pages. 18 euros


La mondialisation est-elle finie ?

La mondialisation est-elle finie ?

Auteur : François Lenglet

Après avoir encensé le libre-échange et la doxa libérale, le journaliste français François Lenglet plaide pour le retour au protectionnisme.

Après La crise des années trente est devant nous (2007), La fin de la mondialisation confirme la désillusion de François Lenglet, qui rejoint la cohorte d’économistes qui ont changé d’avis sur les vertus du libéralisme. Le livre s’ouvre en prédisant « un gigantesque retournement idéologique » remettant en cause la mondialisation. Signes avant-coureurs ? Une mondialisation financière en panne, avec des flux de capitaux internationaux en chute (baisse de 60 % depuis 2007), une baisse du nombre de fusions-acquisitions, les difficultés du commerce international. Même le très libéral Forum économique mondial de Davos « consacre une partie substantielle de son programme aux thèmes qui étaient naguère traités chez les altermondialistes » ! On découvre les « coûts cachés de la délocalisation » et, « selon une étude du Boston Consulting group, 37 % des entreprises dont le chiffre d’affaires est supérieur à 1 milliard de dollars ont l’intention de rapatrier une partie de leur production. » Pour François Lenglet, la tendance est désormais à la « relocalisation » des activités économiques. En cause, le désendettement universel « qui contracte la part de la finance dans la richesse mondiale » et le rééquilibrage économique des Etats – pas une ligne sur ce qui a conduit à leurs déséquilibres – le retour de l’intérêt national, avec en France Arnaud Montebourg interdisant l’achat de Dailymotion par Yahoo et une « chasse mondiale aux riches » impliquant la lutte contre la fraude et l’évasion fiscale. Autant d’éléments que l’auteur interprète comme un « désir de frontières ». Rien que de très normal, puisque cette mondialisation s’est mise « à fonctionner au seul profit des élites mondiales ».

S’ensuit un réquisitoire contre les « trois vices » de celle-ci. « Machine à inégalités », elle dynamite les classes moyennes et bloque l’ascenseur social. « Le niveau de formation initiale conditionne le point d’entrée sur le marché du travail, qui détermine lui-même l’évolution des revenus durant toute la vie. On ne passe plus d’une classe à l’autre que difficilement : celui qui débute avec des tâches subalternes a de très faibles chances de grimper les degrés de l’échelle sociale ». Elle repose sur des préjugés racistes, où « Les Chinois fabriquent des T-shirts, et [les Français] des centrales nucléaires », rêvant d’un « Yalta des temps modernes »… François Lenglet fait un tour d’horizons des penseurs qui ont interrogé les limites de la mondialisation, et dont la crise de 2008 a confirmé les appréhensions : l’économiste turc Dani Rodrik, le Français Maurice Allais, prix Nobel d’économie en 1988, l’Américain Paul Samuelson, prix Nobel d’économie en 1970, pour qui « il est « absolument faux » de prendre pour acquis que les bénéfices sont supérieurs aux destructions d’emplois et aux pertes de revenus. » La mondialisation est d’autre part une « grande illusion » : celle de la disparition des nations avec les réseaux de télécommunications, qui ne font que renforcer une interdépendance, exalter « les rivalités de classes et d’intérêt », et permettre « la revanche du capital » : « La libéralisation des mouvements de capitaux a donc affaibli les Etats face aux contribuables et restreint le champ de la politique économique. » C’est l’âge du « moins-disant fiscal ». Ainsi, Apple, domiciliant ses profits en Irlande, a payé en impôts moins de 2 % de ses bénéfices entre 2009 et 2012… François Lenglet s’en prend aux technocrates des banques centrales et souligne les dangers pour la démocratie que génère cette perte de souveraineté, tout en rappelant que l’idée d’une incompatibilité entre mondialisation et démocratie « aurait semblé incongrue lorsque le mur de Berlin est tombé, et que libéralismes économique et politique semblaient aller de pair ». Et de reprendre à son compte l’intuition de Dani Rodrik, qu’« il n’est pas possible d’avoir simultanément la démocratie, l’indépendance nationale et la mondialisation économique », en rappelant que la mondialisation ne progresse « que lorsque le rapport de force s’infléchit en faveur des possédants, en particulier les détenteurs du capital, au détriment des classes populaires et moyennes. » Enfin les crises répétées, en Thaïlande, au Mexique, en Suède etc. montrent que la responsabilité incombe au système financier mondialisé lui-même.

 

Pensée cyclique

La deuxième partie du livre se veut historique. Pour François Lenglet, « mondialisation et libéralisme économique sont toujours indissociables » et deux phases alternent : une phase libérale où les frontières s’effacent, où le périmètre d’intervention de l’Etat se restreint face aux initiatives privées, où la propriété est transférée du public vers le privé, la prolifération de produits « baroques » comme les titrisations ; un krach, qui constitue un « retour brutal et souvent non désiré du bon sens », suivi d’une phase de repli sur les frontières, avec des « épisodes de nationalisme aigu », où l’Etat intervient comme actionnaire et comme régulateur. Ce cycle se reproduirait indéfiniment, et l’auteur compare la crise de 2008 à celle de 1930. Si la mondialisation s’est étendue à la fin du XXème siècle à la faveur d’une « conjoncture exceptionnellement favorable […] sous l’effet d’une puissance vague idéologique libérale, d’une période de calme géopolitique inédite, d’une révolution technologique et de deux décisions de politique monétaire, en Chine et en Europe, qui contrarient le bon sens », et comme « on ne change pas la mondialisation, on ne peut guère que lui fermer la porte », François Lenglet se lance enfin dans l’apologie du protectionnisme.

Il démonte d’abord les idées reçues, notamment sur la création de « rentes injustifiées », en rappelant que « le libre-échange a aussi ses rentiers ». Cependant ses propositions concrètes sont bien rapides : relèvement des droits de douanes sélectif selon les pays et les produits ; politique industrielle européenne et redomestication de l’industrie bancaire… Et quand François Lenglet conclut : « Il ne s’agit pas de refermer l’Europe, mais de trouver le bon équilibre entre le marché et la règle, entre l’ouverture et la protection », on voit mal quel est le bon dosage de ce curieux libéral-protectionnisme… Un livre utile pour documenter ces revirements à la mode.

 

Par : Kenza Sefrioui

 

La fin de la mondialisation

François Lenglet

Fayard, 264 p., 15 €

 

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