L’économie désirable. Sortir du monde thermo-fossile Seuil, La République des idées

Auteur : Pierre Veltz

Introduction

La crise liée au Covid 19 montre que sans changements profonds de nos organisations économiques et de nos façons de vivre, nous courons à la catastrophe. Ce livre ouvre des perspectives autour de quatre propositions de départ :

                1° La première est que nous n’avons pas d’autre choix que de composer avec le monde tel qu’il est. Il est impératif que nos démocraties puissent se construire en une pluralité de mondes qui évoluent en parallèle. La radicalité est la meilleure ennemie du changement ;

                2° Il existe des marges de manœuvre, y compris dans le cœur de l’économie dominante. Une nouvelle grammaire productive se met en place: passage d’une économie des choses vers celle des usages et des expériences, d’une économie de la possession à une économie de l’accès. C’est le virage engagé du monde manufacturier vers un mode « serviciel » ;

                3° Il est crucial de retrouver une perspective positive et de construire une économie désirable. Entre le tecno-pessimisme occidental et la dérive orwellienne de la Chine, il y a tout un immense champ d’extension des capacités des individus autour de la santé et de l’éducation, notamment au niveau de nos espaces de vie (villes nouvelles, organisations collectives et territoriales permettant des vies plus saines et autonomes. La santé, l’éducation, la culture, l’habitat… ne sont pas des charges, mais les moteurs essentiels de la créativité.

                4° Ce qui manque est une boussole et une méthode pour déclencher et structurer les projets permettant d’orienter et de coordonner les investissements privés ou publics atomisés.

Ce dont il s’agit, c’est de préparer la bifurcation en demeurant réaliste et près du quotidien : nos sociétés doivent définir les cadres transformateurs nécessaires.

La structuration du livre (6 chapitres)

Les chapitres 1 et 2 exposent les enjeux de la transition : l’efficacité et la question de la sobriété, en référence au personnage de la Reine rouge de Lewis Carroll, ou comment éviter de faire courir les gens sans qu’ils avancent d’un pouce.

Le chapitre 3 présente les perspectives d’une économie désirable pour un recentrage de nos modèles de développement vers une économie « humano-centrée ». Celle-ci met en avant la centralité de l’individu et la revalorisation des métiers du lien interpersonnel (concernant les domaines de la santé, de l’éducation, de l’alimentation, de la culture, etc.)

Les chapitres 4 et 5 décrivent et interrogent le « tournant local » de nos sociétés aux multiples facettes, en partant d’un même postulat : face à l’impuissance des États, seul le niveau local est désormais capable de dessiner des perspectives mobilisatrices. Il ne ‘agit pas de localisme mais d’un retour à la proximité, tout en cultivant l’interdépendance des territoires.

Le chapitre 6 aborde les grandes voies macrosociales de ce changement avec la question de savoir si nos États, qui ont d’abord été les garants des marchés, en sont encore capables, sans pour autant retomber dans des formes centralisées d’un autre temps.

I Efficacité/Sobriété(s)

Quelles réponses à la crise ? Elles relèvent de deux registres.

1° Le premier versant regarde l’offre et concerne l’efficacité. Des marges de manœuvre existent pour faire évoluer la productivité des ressources.

Un double passage s’opère : celui des objets à une économie des usages et des expériences ; celui d’une économie de la propriété à une économie de l’accès. Elle s’accompagne d’une dématérialisation et d’une évolution vers une économie circulaire. Tout ceci pour aller vers une économie plus écologique.

2° Le deuxième versant regarde la demande. Aucune réponse au grand défi de l’offre n’est possible sans des évolutions substantielles du côté de la demande (l’effet Jevons[1])[2]. C’est le registre de la sobriété. --à La seule issue est de combiner la voie de l’efficacité avec celle de la sobriété, c’est-à-dire transformer la consommation.

Une image très pédagogique empruntée à J. M. Jancovici [3]permet de comprendre la problématique. L’énergie déployée par un homme fournissant un travail musculaire intense est de l’ordre de 100 KWh/an. Or, un humain mobilise en moyenne 20 000 kWh/an, 60 000 pour la France, soit une situation équivalente à celle d’une personne qui a en permanence 600 esclaves à sa disposition.

Avec nos 600 esclaves, vivons-nous 6 fois mieux qu’à l’époque où nous n’en avions que 100 ? (années 1950).

Ce phénomène, qualifié par l’auteur de course à la profondeur technologique, traduit un développement débridé de notre système lié à la globalisation et au « made in monde ». Le développement exponentiel du numérique avec ses solutions de plus en plus baroques en est un exemple éloquent. Tout cela milite pour une sobriété dans sa double dimension : celle de la sobriété d’usage et de la sobriété de conception.

Des évolutions nécessaires

                - Économie des usages, économie de l’accès. Le basculement engagé d’une économie des objets (possédés) à une économie des usages (accessibles) ouvre une piste prometteuse, souvent qualifiée d’économie de la fonctionnalité (Michelin, qui ne vend plus des pneus mais des kilomètres parcourus). On vend du confort plutôt que du gaz, de la mobilité plutôt que des voitures. Dans cette affaire, le numérique peut jouer un effet dans cette évolution par un développement incontrôlé de l’usage (Jevons n’est pas mort !). L’économie de la fonctionnalité est une piste intéressante. Laissée au libre jeu du marché, elle n’est en rien une solution miracle. Elle n’a un pouvoir transformateur que si elle est couplée à des politiques publiques régulatrices déterminées.

                - Pour maîtriser l’effet Jevons, il n’y a pas d’autre solution que la « sobriété d’usage » : vivre avec beaucoup moins d’esclaves jancoviciens ne signifie pas retourner à l’Âge de pierre.

Ce chemin vers une sobriété de masse reste à inventer. La voie coercitive ou celle du rationnement sont socialement inacceptables. Le renvoi au défit sur les comportements individuels n’est pas suffisant. Il s’agit d’un problème hautement systémique renvoyant à l’organisation de nos sociétés.

II Une économie humano-centrée

1 Un changement global : vers une « économie humano-centrée »

L’adieu au monde thermo-fossile va entraîner des turbulences fortes inévitables pour conduire à ce que l’auteur appelle une « économie humano-centrée ».

                - On passe de l’économie « garage-salon-cuisine » façonnée durant les Trente glorieuses à une économie de l’individu avec la montée spectaculaire des dépenses liées à la santé, au bien-être, à l’alimentation de qualité, au divertissement, à la sécurité, à la mobilité et à l’éducation. L’économie ancienne n’est pas morte, mais elle a été progressivement débordée/englobée par cette économie que Veltz qualifie d’humano-centrée, et qui touche de plus en plus directement à notre intimité.

                - Ce que n’est pas « l’économie humano-centrée » : ce n’est pas un ensemble sectoriel nouveau qui vient s’ajouter à d’autres secteurs. On est dans le cadre de paramètres essentiels bousculés dès lors que la création de valeur concerne l’intimité de l’individu plutôt que le stock de possessions. On n’est plus dans la rationalité économique traditionnelle coût-bénéfices.

- Une autre ambiguïté à éviter : « l’économie humano-centrée » n’est pas ipso facto « humaniste », signifiant le basculement de l’aliénation marchande vers une économie recentrée enfin sur les besoins essentiels des humains. Elle constitue – c’est le cœur de la thèse de l’auteur – une piste privilégiée pour bâtir une économie à la fois plus riche en valeurs positives pour les personnes, plus coopérative et plus écologique, plus économe en ressources matérielles et énergétiques (p. 50).

Le grand paradoxe de cette économie recentrée sur l’individu est qu’elle appelle une dimension collective beaucoup plus forte que l’économie marchande traditionnelle. On n’est plus dans une économie marchande des objets massifiés et organisés en silos juxtaposés

Considérer le virage vers l’économie de l’individu demande de nouvelles infrastructures physiques, logicielles et normatives faisant appel aux systèmes informatiques (pas forcément sophistiqués), et nécessite de développer l’économie de lien, de l’échange et de la solidarité vécue. Sous ces deux angles, la dimension territoriale est essentielle. C’est le territoire, à des échelles variées, qui va constituer le référentiel pertinent pour concevoir et exploiter les nouvelles solutions.

Individus, systèmes/liens, territoires : tel est le triangle autour duquel on doit repenser la base productive

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2 La santé comme base hyper-industrielle        

Pierre Veltz considère la santé comme un champ spécifique de politiques publiques, comme un service public et un « bien commun », car la santé des uns conditionne celle des autres. De ce fait, elle doit être considérée comme création de valeur et un facteur de développement. Tout ceci en fait une véritable base industrielle[4] qu’on peut saisir au niveau de deux branches :

                - l’industrie du médicament historiquement venue de la chimie est désormais pénétrée par les biotechnologies ;

                - celle des dispositifs médicaux (DM), encore appelés « medtechs » compte 200 000 emplois par exemple, en Allemagne.

L’auteur insiste sur deux dimensions de cette réalité complexe :

                - la santé est le lieu de convergence entre les sciences de la vie et les sciences de l’ingénieur et qui, avec les questions environnementales, va être le moteur le plus puissant d’innovation pour les décennies à venir. Le monde universitaire et de la recherche doit jouer un rôle essentiel dans cette hybridation en créant des structures dédiées à celles-ci ;

                - la dimension territoriale qui, en étant au plus près de l’individu, se voit avec ses structures de soins être à part entière une base productive, matrice de développement social, économique et technologique.

 

III Le tournant local

Et si les maires gouvernaient le monde ? Telle est la question de départ de cette partie.

En effet, les pouvoirs urbains et territoriaux, confrontés à la réalité du terrain, seraient moins enclins que les États à fonctionner en silos et à découper les problèmes en tranches sectorielles. Il y a un foisonnement créatif au niveau local qui contraste avec la morosité nationale et avec la majestueuse mais stérile mécanique des multiples schémas directeurs par lesquels l’État tente de décliner la transition.

Que faut-il penser de ce néo-localisme ? Deux aspects se dessinent :

                - la question des liens complexes entre les échelles territoriales et l’écologie ; 

                - les dimensions sociales et politiques de ce tournant local.

1 Le salut par le local ?

                                1.1 Relocaliser l’industrie

La question est la maîtrise des grandes chaînes de valeur mondialisées. Elle a trois grandes dimensions : écologique, industrielle et géopolitique.

                La première renvoie aux dégâts écologiques du « made in monde » et moins-disant environnemental qui en découle.

                La deuxième dimension est technico-industrielle et regarde la dissociation spatiale de toutes les phases productives, notamment entre la conception et la production. Or, l’hyper-industrie appelle au contraire la proximité et l’interaction constante entre la fabrication et les autres fonctions dont la recherche. L’économie émergente tend pour cette raison à se structurer en écosystèmes.

                La troisième dimension est géopolitique et montre qu’il ne s’agit ni de néomercantilisme consistant à attirer et à fixer le plus possible les ressources et emplois internationalement mobiles, ni de protectionnisme honni. Il s’agit d’une voie étroite où on tente de réguler une mondialisation modérée préservant un espace national tout en respectant des formes de réciprocité.

1.2 La préférence pour la proximité

 

Le néo-localisme postule, comme allant de soi, le lien entre les grands défis écologiques et la proximité (pour manger, consommer, recycler, inventer). Pour Pierre Veltz, cette évidence doit être questionnée. La proximité comme principe absolu est discutable, surtout si on s’en tient aux arithmétiques techniques. L’enjeu de la proximité est social et sociologique avant tout. Il est de recréer du lien concret dans un univers devenu abstrait et impersonnel.

2 Proximités et interdépendances

2.1 Une révolte contre l’abstraction

L’action locale est irremplaçable pour créer l’énergie du changement[5]. Mais, ce tournant local est éloigné des paradigmes précédents (du développement endogène des années 1980 ou des districts industriels). Les acteurs ne sont pas les mêmes et les enjeux se sont déplacés de l’économie à l’écologie.

L’auteur interprète ce mouvement comme une révolte (celle des nouvelles générations) contre l’abstraction : celle des grandes organisations publiques et privées, où le travail n’est plus qu’un maillon dans de longues chaînes, et où les parcours sont bâtis autour d’une compétition sans fin pour les places et les pouvoirs. L’écologie est devenue l’un des langages privilégiés dans lequel s’exprime cette révolte.

En même temps, il y a la recherche de l’autonomie, du contrôle de sa vie. On ne veut plus être les « offres de service d’Excel et de PowerPoint ».

2.2 Oublier les métropoles ?

La révolte contre l’abstraction coïncide souvent avec le rejet de la grande ville (fortement exprimée avec la crise du Covid 19) au profit des villes petites et moyennes.

Que va-t-il se passer après la pandémie ? Un scénario possible est que les urbains les plus connectés seront de plus en plus nomades, profitant des formes de flexibilité offertes par la télé-activité. Mais un bouleversement global des structures territoriales paraît peu probable.

L’analyse écologique montre que c’est l’ensemble complémentaire formé par les villes avec leur arrière-pays rural ou forestier, avec les puits de carbone, qu’il faut considérer.

                On va plutôt vers des modèles distribués. La raison principale en est que les économies d’échelle toujours décisives nécessitent de moins en moins la concentration physique et peuvent se marier de diverses manières avec les économies de réseaux spatialement distribués. Ceux-ci sont plus résistants aux chocs que les systèmes centralisés et hiérarchiques. La tendance serait une géographie des villes s’organisant de plus en plus sous formes d’archipels connectant des pôles de tailles diverses (cf. les villes de la Hanse, réseau des villes italiennes et flamandes), limitant en même temps la concentration physique dans les métropoles. Cela fait penser aux cités grecques qui étaient   ̶ selon l’image de Platon, comme des grenouilles autour d’une mare  ̶ des « sous-systèmes » largement autonomes échangeant entre eux. Ce n’est plus du tout le cas de nos territoires. Ceux-ci sont plutôt comme des nœuds au sein d’un vaste système de flux qui les traversent et les relient. Les voir comme des entités autonomes relève d’une illusion d’optique.

Cela veut dire que les solidarités nationales invisibles qui se traduisent par des redistributions sociales et territoriales de grande ampleur sont essentielles, à condition que les États cessent d’être hiérarchiques et de brider ces dynamismes qui ne demandent qu’à s’exprimer.

IV L’État et la bifurcation écologique

1 Des États défaillants

Le localisme ne suffira pas à nous tirer d’affaire sans des transformations structurelles nécessaires au niveau global.

L’auteur examine trois pistes : la fiscalité (la taxe carbone), le verdissement de l’investissement (désinvestir des secteurs thermo-fossiles) et la finance.

Ces trois pistes ont en commun de reposer in fine sur le jeu des marchés. Elles plaisent aux économistes, mais elles ne mènent pas loin et ne permettent pas de retrouver une boussole. En effet, nous vivons dans un capitalisme qui ne sait plus donner de prix au futur.

Où sont les États ? Ils ne sont pas au rendez-vous sauf la Chine[6].

2 Retrouver une boussole

Le constat est imparable : ni les marchés financiers, ni le darwinisme de la technologie, ni la multiplication des projets verts à l’échelle des villes ne sont aujourd’hui capables d’embarquer nos économies et nos sociétés dans un véritable changement de modèle.

Il faut oser voir large et loin. Il faut oser parler planification, mais pas de planification à l’ancienne conçue comme un déploiement technocratique de solutions élaborées par les seuls échelons centraux des États. Nous vivons dans des sociétés où dominent les schémas de pouvoir distribués en réseau où les citoyens interviennent de façons multiples et à de multiples niveaux. Nos économies sont des économies mixtes (public/privé) où les compétences sont très largement diffusées dans le corps social. Ces compétences doivent être mobilisées, d’autres aussi par un État pilote qui doit laisser une grande place à la créativité des communautés locales et professionnelles.

Celle-ci consiste en la construction d’un monde désirable. L’émergence de l’économie humano-centrée constitue à cet égard un levier privilégié. Mais, afin que cette économie de l’individu ne soit pas une proie d’une économie marchande exacerbée, l’État (puissance collective et démocratique) doit prendre le contrôle. Ceci de deux manières :

  • en réduisant les inégalités par le jeu de la redistribution ;

mais surtout en sortant de l’atonie des débouchés de l’économie réelle en impulsant et encadrant ce grand chantier de la bifurcation écologique : éradiquer les maladies, créer des villes respirables, renouveler l’agriculture… et garder notre terre habitable.

 

[1] Économiste britannique (1835-1882) qui montre que le progrès technique n'est pas (forcément) la solution à l'épuisement des ressources (source : énergétiques.https://www.pourleco.com/la-galerie-des-economistes/stanley-jevons).

[2] Quand l’efficacité-ressource d’un produit augmente, son prix diminue et sa demande augmente.

[3] Ingénieur français , créateur en France du bilan carbone, un militant contre le réchauffement climatique

[4] Selon l’auteur, la santé dans le monde représenterait 40 trillons de § conte 30 pour l’industrie manufacturière.

[5] Latour, B. (2017). Où atterrir ? Comment s’orienter en politique. Paris : La découverte.

[6] Dès 2010, l’investissement de la Chine dans les énergies propres était supérieur de 50 % à celui des USA. Aujourd’hui, ce pays est le leader mondial dans les investissements industriels pour les énergies renouvelables (56 % des capacités mondiales en 2017) et son écosystème de strart-up est impressionnant.

 

Pierre Veltz

L’économie désirable. Sortir du monde thermo-fossile

Seuil, La République des idées, janvier 2021, 110 p.


[Pause_R] Penser depuis l’Afrique : Que disent nos cultures sur l’homme et la nature ?

Dans cet épisode de Pause_R, Murtada Calamy reçoit Séverine Kodjo-Grandvaux, philosophe, chercheuse à l’université Paris 8 et responsable du Laboratoire Économie du vivant de la Fabrique de Suza (Cameroun) et Matthieu Duperrex, chercheur au Laboratoire INAMA (Investigations sur l’histoire et l’actualité des mutations architecturales) et Maître de conférences à l’école nationale d’architecture de Marseille.

En transit. Les Syriens à Beyrouth, Marseille, Le Havre, New York (1880-1914)

Auteur : Céline Regnard

Dans l’entre-deux

Si les migrations sont très étudiées, les lieux et les acteurs du transit le sont moins. L’historienne française Céline Regnard en analyse les relations et l’économie.

C’est une somme magistrale, qui se dévore tant elle est rédigée de façon vivante. Le livre s’ouvre sur un fait divers : la découverte en 1908 d’un cadavre dans une malle à Marseille et les aveux du criminel – l’un et l’autre étant originaires du Mont Liban. Retracé avec le style dynamique qui sied à ce genre, l’événement, confie Céline Regnard, n’est pris pas immédiatement en résonance avec ses recherches d’alors. Ce n’est que plus tard, en plongeant dans les archives de police de l’émigration du port et du chemin de fer de Marseille qu’elle recroise d’autres Syriens de passage dans la ville et se plonge dans « le monde du transit migratoire dans toutes sa complexité et sa noirceur ». Maîtresse de conférence à l’université d’Aix-Marseille, Céline Regnard est historienne, spécialiste de l’histoire des migrations, et ouvre un champ de recherche jusqu’ici peu étudié et pourtant fécond, nourri de faits divers, d’enquêtes de police, de lettres, de photos, de témoignages, d’articles de presse. « Plus qu’une histoire de la migration syrienne ou des villes traversées, c’est celle des conditions de leur passage par des territoires vers d’autres territoires qui m’intéresse », explique-t-elle, sensible à l’entre-deux des lieux et des temporalités, à l’écart entre les faits et leur représentation. Et de noter le retard des historiens, plutôt attachés à l’histoire des installations, par rapport aux géographes, aux politistes, aux sociologues ou aux anthropologues qui ont « tôt fait du transit migratoire et des “migrants transitaires” des objets scientifiques classiques, sans doute en raison des répercussions du contexte international sur leurs terrains d’études ».

Une catégorie de la pratique

Céline Regnard rappelle l’ancienneté des migrations en Méditerranée, et l’importance de la France comme zone de transit pour les migrants venus de l’empire ottoman en raison des liens politiques, économiques et culturels existants. Elle s’intéresse aux routes terrestres et maritimes, aux compagnies, dont les Messageries maritimes, au développement des transports. Elle évoque rapidement en introduction les raisons du départ des Syriens : causes économiques, démographie, exode rural, crise de la sériculture… mais aussi goût de l’aventure et surtout volonté d’améliorer les conditions de vie pour soi et sa famille. « Les migrants ne sont donc pas les plus pauvres », rappelle-t-elle : « Le voyage a un coût, qu’il faut assumer, pour lequel ils hypothèquent leurs terres, empruntent à leur famille, vendent des bijoux ou obtiennent des prêts. » C’est donc cette économie du voyage et donc des lieux et des figures du transit, qui intéresse Céline Regnard, qui tâche de dégager de ces milliers d’histoires singulières les grandes lignes d’un système. « Le transit, qui n’est pas une catégorie en soi mais une catégorie de la pratique, se prête à une histoire à hauteur des individus qui le vivent », explique-t-elle, insistant sur le défi à mettre en avant le caractère collectif de l’expérience tout en tenant compte des trajectoires individuelles, dans toute leur dimension aussi émotionnelle : « On saisira bien sûr entre les lignes les échos de cette histoire avec celles des migrants ou exilés de notre temps : un transit entre ombre et lumière, quand le provisoire dure, que le passage est entravé, que la route est détournée, que le désespoir guette, mais aussi quand un prochain ouvre sa porte, guide dans la ville, fournit du travail, prête de l’argent, traduit, informe ou rassure. »

La démarche se déroule en cinq temps. Il faut d’abord « Habiter le transit ». Céline Regnard s’intéresse aux lieux où dormir, aux réseaux de l’hospitalité, notamment dans le quartier syrien de New York. Il y a aussi les meublés, pensions et hôtels, les lodging houses, « prolongements des conditions collectives d’inconfort expérimentées dans l’entrepont des bateaux ». À Beyrouth, ville de départ et de retour, l’offre hôtelière explose, témoin de « l’industrie de l’émigration » et du tourisme. L’Italie met en place un système unique de gestion des flux en exigeant des compagnies qu’elles prennent en charge les migrants dans des établissements et à ne pas les faire attendre. Traversés ou investis, les lieux de transits sont donc vécus différemment.

Le transit, c’est ensuite « Vivre le contrôle » : passeport, visa à obtenir, présenter, faire valider, passer les frontières, répondre à un fonctionnaire sont autant d’expériences, tant pour les migrants que pour les fonctionnaires eux-mêmes, en charge d’examiner en quelques minutes une situation. Aux États-Unis, « la principale cause de rejet parmi les Syriens est la pauvreté »… À ce contrôle administratif, s’ajoute le contrôle médical, dans des lieux dédiés à l’examen, puis le cas échéant à l’observation. C’est aussi le premier lieu de confrontation à l’altérité.

Confrontation à l’inconnu, mobilisation de ressources

Dans « Un monde d’escrocs », l’historienne s’attache aux figures ambigües des passeurs, racoleurs, rabatteurs, pisteurs, bateliers, vendeurs de billets et autres « pourvoyeurs de services » qui profitent de l’ignorance ou de la crédulité des migrants pour « développer une économie informelle et illicite » à leurs dépens. Les contrôles ne font que les repousser un peu plus loin, et la durée de l’attente est l’extension de leur champ de manœuvre.

Le transit n’a pas que ces aspects dangereux : c’est aussi « Un univers de ressources », car c’est le lieu où une expérience du voyage, de la rencontre et de l’altérité s’acquiert et se transmet. Céline Regnard étudie ces modalités d’apprentissage qui régissent la dynamique circulatoire : organisation de groupes, accompagnement de jeunes filles ou de femmes seules par des migrants expérimentés, « tactique vestimentaire » – on change de vêtements pour passer les mesures de désinfection ou ne pas attirer l’attention – ou encore mobilisation des réseaux. L’autrice s’attache aussi aux recours en justice en cas d’escroquerie, démarche souvent collective.

La dernière partie, « Au miroir du transit », s’intéresse aux représentations des personnes en transit et plus généralement de l’Autre : « elles sont la réalité », insiste Céline Regnard : « Il s’agit davantage d’en montrer la pluralité ». Le stéréotype domine, oscillant entre commisération et mépris du « primitif » « spectateur de la modernité ». Le racisme le plus ordinaire insiste sur la saleté, la maladie, la malhonnêteté. Inversement, on salue « des commerçants nés », on admire l’exotisme. « Le transit contribue à l’élaboration d’identités hybrides, différentes, modernes. »

Le livre de Céline Regnard renvoie à un monde qui semble ouvert, un monde de possibles devenus  lointains depuis que les frontières n’ont cessé de se fermer, les contrôles de se renforcer et le transit de devenir « des impasses ». Surtout pour ceux qui ne sont pas considérés comme « acceptables ». On lira à ce sujet le petit manifeste que vient de publier la même maison d’édition, On ne peut pas accueillir toute la misère du monde : En finir avec une sentence de mort, par Pierre Tevanian et Jean-Charles Stevens, un réquisitoire implacable contre le refus et la restriction opposés aux migrants, pour « revaloriser l’hospitalité ».

 

Kenza Sefrioui

En transit. Les Syriens à Beyrouth, Marseille, Le Havre, New York (1880-1914)

Céline Regnard

Anamosa, 456 p., 26 €


Monocultures de l’esprit

Auteur : Vandana Shiva, traduit de l’anglais (Inde) par Marin Schaffner

Une culture, mille destructions

La militante altermondialiste et écoféministe indienne Vandana Shiva s’alarme de l’appauvrissement généralisé lié à une conception du développement fondé sur la monoculture.

Maximiser une production, c’est éliminer mille formes de vies. La monoculture, qui est au cœur de la conception occidentale du développement, a pour conséquence l’appauvrissement généralisé de tous les écosystèmes, qu’ils soient biologiques ou humains, s’inquiète Vandana Shiva. Physicienne de formation, la militante altermondialiste indienne, directrice de la Fondation de recherche pour la science, la technologie et l’écologie, est l’initiatrice de l’ONG Navdanya pour le développement de l’agriculture biologique et l’autrice d’une vingtaine d’ouvrages qui sont autant de sonnettes d’alarmes sur les ravages causés, dans les pays du Sud notamment, par la mise en œuvre de ce modèle de développement. Lauréate du prix Nobel alternatif en 1993 pour avoir remis les femmes et l’écologie au cœur du discours sur le développement, elle poursuit dans ce bref ouvrage son travail d’analyse et de plaidoyer pour la remise en cause de cette vision dominante et pour une véritable démocratisation des savoirs fondée sur la diversité.

Monocultures de l’esprit est composé de cinq brefs essais rédigés entre 1983 et 1993, et présentés dans le cadre de mouvements pour la protection de la diversité « naturelle et culturelle » – les deux étant en effet indissociables – dans l’Himalaya, en Inde, etc. Témoin de la disparition de la diversité et consciente de la nécessité de la protéger, l’autrice souligne le danger structurel consistant à s’habituer à cette disparition et à « penser en termes de monocultures ». « La disparition de la diversité est aussi une disparition des alternatives », ou plutôt leur exclusion. « Passer à la diversité en tant que mode de pensée, en tant que contexte pour l’action, permet à une multiplicité de choix d’émerger. » L’enjeu est très clairement un enjeu de démocratie.

Contre la production d’uniformité

Vandana Shiva appelle à voir un aspect occulté de la monoculture : le discours qui la présente en effet comme une méthode moderne de croissance et de planification, grâce au fleuron de l’industrie de la biotechnologie, tait le fait qu’il s’agit surtout d’un redoutable outil de « production d’uniformité » et de destruction à grande échelle. Face à ce phénomène, elle appelle à la sauvegarde autant des semences natives que des savoirs ancestraux qui, eux, ont fait la preuve de leur durabilité. Au cœur de sa réflexion, la déconstruction du mythe selon lequel « les monocultures sont essentielles pour résoudre les problèmes de pénurie et qu’il n’y a pas d’autre option que de détruire la diversité pour augmenter la productivité ». Pour l’autrice, c’est plutôt l’inverse : « les monocultures sont, en réalité, une source de pénurie et de pauvreté, à la fois parce qu’elles détruisent la diversité et les alternatives, et aussi parce qu’elles détruisent le contrôle décentralisé sur les systèmes de production et de consommation ».

Le premier essai, qui donne son titre à l’ouvrage et a été rédigé pour le programme de l’université des Nations unies sur « Les systèmes de connaissances comme systèmes de pouvoir », explique qu’il s’agit d’abord d’un problème épistémologique. Pour Vandana Shiva, les monocultures « habitent d’abord l’esprit, puis sont transposées sur les sols ». Il s’agit bien entendu d’un enjeu de pouvoir, étayé par un discours de légitimation construit sur les arguments du progrès, de la croissance et de l’amélioration, alors que les faits font apparaître le « déclin des rendements et de la productivité » dans la durée. Révolution verte, révolution génétique, biotechnologies sont de même des enjeux politiques et de contrôle.

Dans « La biodiversité vue du Tiers-Monde », texte écrit en vue de la Conférence des Nations unies sur l’environnement et le développement dans le cadre de ses activités aux côtés du Third World Network, réseau œuvrant à une meilleure articulation des besoins et des droits des peuples des Suds, Vandana Shiva démontre que la biodiversité ne saurait être considérée comme une simple « matière première » qui acquerrait de la valeur grâce à la biotechnologie : cette approche est clairement, selon elle, le reflet d’une vision extractiviste et raciste, dénigrant « la nature et le travail des populations du tiers-monde comme étant sans valeur » et n’attribuant de valeur qu’aux « hommes blancs en blouse blanche ». Elle remet au contraire en avant les concepts de « valeur intrinsèque » et de « valeur d’usage » pour les premiers concernés.

Dans « Biotechnologies et environnement », rédigé dans les mêmes conditions que l’article précédent, Vandana Shiva alerte contre l’idée que la biotechnologie serait la solution miracle aux problèmes environnementaux. Elle émet l’hypothèse qu’elle n’en crée plus qu’elle n’en résout. Elle s’insurge également contre l’injustice créée par le fait de « traiter la biodiversité et ses produits comme un patrimoine libre et commun de l’humanité lorsqu’ils proviennent du tiers-monde, tout en traitant les produits de la même biodiversité comme une propriété privée brevetée lors qu’ils sont légèrement modifiés dans les laboratoires du Nord ».

Dans « La graine et le rouet », contribution à l’ouvrage Conservation of Biodiversity for Sustainable Development (Oslo, Scandinavian University Press, 1992), l’autrice revient sur la notion d’obsolescence. Loin d’être le fait de la biodiversité vivante, elle est bien au contraire la conséquence des « droits monopolistiques sur le contrôle de la biodiversité » inhérente à la monoculture. Les semences natives ont vocation à être l’outil de résistance pour maintenir un écosystème durable, mais aussi pour lutter contre la centralisation économique et politique.

Enfin dans « Évaluer la Convention sur la diversité biologique depuis les Suds », Vandana Shiva relève que ce texte, adopté en 1992 à l’initiative du Nord, vise en fait à « “mondialiser” le contrôle, la gestion et la propriété de la biodiversité », majoritairement située au Sud, et qu’il n’inclut pas la réglementation de la biotechnologie, en raison des pressions des Etats-Unis pour protéger les brevets. « Il est ironique qu’une convention pour la protection de la diversité ait été déformée en une convention pour l’exploiter ». Et l’autrice de détailler les graves conséquences de ce texte, qualifié par les commentateurs de « vol légalisé » pour « notre survie et notre civilisation ».

Cet essai, appuyé sur une forte argumentation scientifique, et étayé de nombreux schémas et chiffres, est une virulente remise en question d’une science instrumentalisée par la politique hégémonique de l’Occident. Au-delà de la réflexion technique, c’est un puissant réquisitoire philosophique, épistémologique et éthique, formulé avec éloquence pour défendre ce qui est aujourd’hui un enjeu majeur, non seulement pour l’environnement mais aussi pour l’humanité.

Kenza Sefrioui

Monocultures de l’esprit

Vandana Shiva, traduit de l’anglais (Inde) par Marin Schaffner

Wildproject, collection Le Monde qui vient 208 p., 20 €


Flux, comment la pensée logistique gouverne le monde

Auteur : Mathieu Quet

Pour en finir avec le tout logistique

Pour le sociologue français Mathieu Quet, le monde est aujourd’hui structuré par une certaine conception logistique qui répond à l’hégémonie managériale.

Personnes, marchandises, données… la logistique est au cœur de l’organisation de la circulation de tout. Pour le sociologue français Mathieu Quet, directeur de recherche à l’Institut de recherche pour le développement (CEPED-IRD) et auteur entre autres de Politiques du savoir (Éditions des archives contemporaines, 2013), il s’agit désormais d’un « mode d’organisation incontournable des sociétés contemporaines », qui façonne nos modes de vie et nos imaginaires. Le « monde logistique » – à ne pas confondre avec le monde de la logistique – est en effet le reflet d’un capitalisme hégémonique et de l’idéologie libre-échangiste. C’est donc dans cette acception large que l’auteur propose d’envisager ce champ, en ce qu’il révèle une mise en œuvre d’une vision du monde inégalitaire et coloniale.

Des racines militaires

Les trois premières parties sont essentiellement descriptives. La première donne à voir « un monde de flux » : mondialisation oblige, notre quotidien est plein d’objets venus des quatre coins du monde, qu’il a bien fallu acheminer à travers des conteneurs de plus en plus nombreux, imposant la conception de mega-ships – ce qui n’est pas sans poser des problèmes au passage des canaux ou dans les ports –, mais aussi transformant les paysages à coup d’entrepôts gigantesques : 80 millions de m2 en France sont ainsi dédiés à des plateformes logistiques de plus de 5 000 m2. Ces besoins appellent la création de nouveaux outils (c’est le monde du chariot élevateur et de la palette), mais aussi de systèmes informatiques de plus en plus performants. Si le commerce international est très ancien, aujourd’hui « la logistique nourrit une obsession de la science économique libre-échangiste, qu’elle pousse à son paroxysme : la théorie de l’avantage comparatif », d’autant plus poussée que le système d’interdépendance est très développé, au point qu’on peine à déceler ce qui relève de la production et ce qui relève de l’échange. Mathieu Quet rappelle l’origine militaire de la logistique répandue dans le civil, dans le champ du commerce, à partir des années 1960. Au cœur de ce rapprochement, la volonté de contrôler l’information, de paramétrer les intrants et extrants (coût de travail, utilisation des outils…), bref, d’établir « une théorie générale de la logistique ». Ce processus aurait-il abouti à une « militarisation de la société » ? Pour l’auteur, il y a surtout eu un glissement qui a transformé cette discipline d’appui en générateur d’une modélisation de la société, considérant l’entreprise moins comme un lieu de contrat ou un moteur économique, que comme « une unité qui traite des substances entrantes pour en faire des produits finis, mettant ainsi en relation une demande avec une offre » et le marché comme « le lieu d’échange et d’ajustement de l’ensemble des flux de substances susceptibles d’être échangés économiquement », avec un souci constant d’optimisation des flux.

Dans la seconde partie, Mathieu Quet souligne l’extension du domaine de la logistique, au-delà de l’approvisionnement en biens, à la politique, domaine de l’ordonnancement des idées et de la société. Sa réflexion s’appuie ici sur la gestion de la logistique humaine (migrations, parcours de soin ou éducatifs et professionnels), où les personnes sont considérées comme des « ressources » interchangeables. Cette « fluidification » de la santé, de l’environnement, etc. est en fait la manière dont le capitalisme s’approprie des champs pour mieux les contrôler. Mathieu Quet s’intéresse aux implications sémiotiques de ce phénomène, qui « redéfinit notre manière d’user des signes et de les percevoir », dans le sens d’une réduction à leur fonction pratique aboutissant, dans l’exemple des vidéos virales sur Youtube, au paradoxe qu’une vidéo fasse des vues est plus important que d’être regardées par un public réel… S’appuyant sur les travaux de Shoshana Zuboff (L’âge du capitalisme de surveillance), il insiste aussi sur « l’uniformisation dans un objectif de manipulation et d’optimisation » de l’humain par la captation de ses données.

Le troisième chapitre revient sur « Le management des circulations », qu’il resitue – Foucault à l’appui – dans l’histoire du contrôle des populations et de la fabrique des indicateurs de performance à ces fins. La captation des flux de biens, de personnes ou de signes tend à leur conversion en flux d’argent, avec une extension de la mise en concurrence du monde, quelles qu’en soient les conséquences sur le travail, la société et l’environnement.

Revoir les priorités

Le livre de Mathieu Quet a pour propos central de montrer l’envers de cette hégémonie des flux, qu’il est loin d’encenser. Le quatrième chapitre s’intéresse en effet aux « zones d’ombre » : les circulations informelles (dont le système du hawala, réseau informel de paiement transnational) qui peuvent ouvrir sur une « indistinction entre opérations capitalistiques et activités criminelles » comme le trafic de drogue, l’extraction illégale de coltan… Il s’inquiète de la saturation du monde par les flux, dont on ne peut avoir qu’une « maîtrise de façade ».

Dans les trois derniers chapitres, l’auteur ouvre des pistes de sortie du tout logistique et sont de ce fait plus ouvertement engagés. Le cinquième chapitre, « Vers la crise logistique », l’auteur repense l’articulation entre les notions d’abondance et de pénurie à la lumière de la pandémie. « Rien de plus éloigné du régime logistique que la notion de “bien essentiel” », estime-t-il, nous invitant à reconsidérer nos priorités en termes de besoins. « Faire barrage » relève que « la période contemporaine manifeste une multiplication et un renouvellement très important des luttes liées aux circulations » de la part des travailleurs, de plus en plus nombreux, qui « occupent souvent des positions subalternes » et dangereuses malgré leur position stratégique, « et sont parmi les derniers à bénéficier de l’enrichissement engendré par l’économie mondiale ». Et l’auteur d’énumérer les « logistiques de résistance », pour contourner les brevets, permettre l’auto-organisation et raccourcir les flux, bref, lutter contre la marchandisation du monde. Enfin, dans le dernier chapitre, Mathieu Quet poursuit sa réflexion sous la forme d’un appel à inventer un autre imaginaire que celui du capitalisme, pour penser la mobilité sans qu’elle soit au détriment ni de l’Homme ni de l’environnement, et pour réancrer la modernité dans les chemins ancestraux. À taille humaine.


Kenza Sefrioui

Flux, comment la pensée logistique gouverne le monde

Mathieu Quet

La Découverte, Zones, 158 p., 16 


Nos vies valent plus que leurs crédits. Face aux dettes, des réponses féministes

Auteur : Camille Bruneau et Christine Vanden Daelen

Dette : remettre la vie au centre

Dans un essai documenté à travers le monde, Camille Bruneau et Christine Vanden Daelen montrent comment la dette affecte particulièrement les femmes.

« Sur quels corps atterrissent les dettes publiques et des ménages ? », s’interrogent en préface trois grandes figures du féminisme, Silvia Federici, Veronica Gago et l’Argentine Luci Cavallero, rappelant que les discours économiques prennent trop souvent les femmes pour des « variables d’ajustement », une « main d’œuvre d’appoint », bref « des pourvoyeuses non rémunérées de la reproduction sociale ». L’accélération actuelle du capitalisme est en fait, constatent-elles, celle de la précarité : « la dette est devenue la plus grande machine à accumuler des richesses et, simultanément, une forme de contrôle social au niveau micropolitique ».

La chercheuse en sciences politiques Chrisitine Vanden Daelen et la sociologue Camille Bruneau sont toutes deux membres du comité pour l’abolition des dettes illégitimes et leur travail s’inscrit dans une histoire de recherche engagée pour une économie féministe, plus juste, plus inclusive et plus écologique. « Les politiques économiques imposées au nom du remboursement de la dette (à savoir l’austérité aux Nords et les plans d’ajustements structurels aux Suds) s’attaquent justement, de façon spécifique et disproportionnée, aux personnes se situant du “côté perdant” de chacun des rapports sociaux : les personnes racisées, celles faisant partie des classes populaires, les minorités de genre ou sexuelles, les personnes porteuses de handicaps et, bien entendu, les femmes. » Pour elles, la dette et le féminisme sont les défis majeurs de notre époque et il est essentiel de souligner le lien qui existe entre eux. Leur approche s’attache à tout ce qui fait obstacle à l’émancipation individuelle et collective, et elles s’intéressent aux femmes en tant que travailleuses, usagères des services publics, personnes assignées au care, au ménage et aux besoins des proches, productrices et agricultrices notamment dans l’informel et cibles des violences sexistes.

De l’État social à la mère sociale

La première partie établit le lien entre dette et patriarcat. L’approche est ici historique, et retrace la dévalorisation, depuis le Moyen-Âge, du travail des femmes, et leur dépossession des communs[1] dans le cadre des enclosures. Les colonisations et l’esclavage ont aggravé la situation des femmes non blanches et, avec l’industrialisation, s’est imposé le contrôle sur les ouvrières et le cantonnement des femmes dans quelques activités sous-payées, voire gratuites. Aujourd’hui, les logiques de domination se maintiennent surtout par le biais de la dette publique, moyen principal de financement des États, remboursée par l’argent public tiré d’impôts inéquitablement répartis et par le maintien de politiques d’austérités qui contraignent les ménages et notamment les femmes à s’endetter pour faire face à leurs besoins élémentaires, comme l’éducation ou la santé.

Les autrices s’intéressent ensuite à la façon dont la dette affecte particulièrement l’emploi et l’autonomie économique des femmes. En termes de rémunération : elles soulignent que rendre compte correctement des écarts de rémunération entre femmes et hommes, devrait prendre la formulation qui fait apparaître le chiffre le plus haut, et non l’inverse, comme le remarque l’Observatoire des inégalités, en termes de temps, puisqu’elles surtravaillent tout en étant sous-payées. Et elles sont les premières victimes des coupes budgétaires : licenciements, taux d’emploi (plus révélateur que le taux de chômage). Les logiques extractivistes et de libre-échange (comme les champs de panneaux solaires au Maroc) ont par ailleurs contribué à faire exploser les inégalités foncières, sachant que les femmes sont les premières productrices, transformatrices et commerçantes, mais aussi « détentrices et gardiennes de savoirs, connaissances, semences, territoires, communs » et produisent de 60 à 80 % des aliments dans les pays du Sud. Contraintes de s’endetter, elles font face à la hausse des taux d’intérêt et sont exposées à ces violences économiques, environnementales et mentales. Enfin le dogme de la flexibilité crée des « zones de libre exploitation des femmes », jugées peu ambitieuses et peu coûteuses, tandis que des organisations comme l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE) se félicite de ces « opportunités de développement » et « d’émancipation » des femmes par le travail, et que l’informel explose, donc expose des populations de plus en plus nombreuses à l’absence de régulation, de protection sociale et de droits. Les autrices s’inquiètent du détournement de la notion d’empowerment, tant les possibilités ouvertes aux femmes dans le cadre de stratégies genrées sont loin de leur permettre une véritable émancipation, et sont surtout du genderwashing. « Il est indispensable de radicalement repenser et repolitiser ce que l’on entend par la notion de travail et d’en faire quelque chose de collectivement libérateur et satisfaisant les besoins de tou.tes. »

La troisième partie montre comment les femmes sont aux avant-postes de la dégradation de la protection sociale. Celle-ci, qui était du reste perfectible car conçue sur le présupposé d’une carrière ininterrompue à temps plein, ce qui reste l’apanage des hommes, est attaquée par les politiques d’austérité. Les autrices analysent le démantèlement des prestations sociales (allocations familiales, indemnités chômage, retraites) et comment les réformes fiscales tendent à faire peser « l’effort budgétaire » sur les femmes. Au nom du remboursement de la dette sont attaquées « toute politique et processus participant à l’émancipation des femmes » : coupes dans les subventions aux associations féministes, destruction des services publics… De fait, tout le travail lié à la reproduction sociale (santé, petite enfance…) est renvoyé au privé, donc aux femmes, « via une augmentation de leur travail gratuit et invisible ».

Remettre la vie au centre

La dette devient donc un levier de survie, déplorent les autrices, en analysant tous les types d’endettement privé : dettes étudiantes, crédit hypothécaire, prêts à la consommation et microcrédits aux taux usuriers. Elles montrent aussi comment le genre détermine les conditions d’emprunt, créant de véritables situations d’esclavage.

Dans la dernière partie, Camille Bruneau et Christine Vanden Daelen esquissent des pistes de sortie du système et présentent les recherches écoféministes, qui « revisitent les principes de l’économie dominante et questionne les paradigmes androcentriques qui donnent un rôle subalterne et invisible aux femmes dans le système économique. » Pour elles, il s’agit d’inverser la logique : la dette du care, c’est « la différence entre le care donné et le care reçu ». Cela supposer de valoriser le soin sur le plan économique, social, mais aussi symbolique, en socialiser les responsabilités au sein des ménages et dans l’ensemble de la société. Cette réflexion en profondeur sur les interdépendances et la prise en compte des facteurs invisibilisés constitue un appel fort à l’action, dans le sillage des mouvements anti-dettes et de la mémoire du non-paiement.

Kenza Sefrioui

Nos vies valent plus que leurs crédits. Face aux dettes, des réponses féministes

Camille Bruneau et Christine Vanden Daelen

Le passager clandestin, 288 p., 18

 

[1] Les communs désignent des formes d'usage et de gestion collective d’une ressource par une communauté. Cette notion permet de s'intéresser davantage à l'égal accès et au régime de partage et décision plutôt qu'à la propriété.


Contre-atlas de l’intelligence artificielle, les coûts politiques, sociaux et environnementaux de l’IA

Auteur : Kate Crawford, traduit de l’anglais (Australie) par Laurent Bury

Les ressorts de l’intelligence artificielle

L’enquête de Kate Crawford remet en question plusieurs idées reçues sur l’intelligence artificielle.

Depuis le XIXème siècle jusqu’aux développements les plus récents du machine learning, on s’interroge sur la manière de « fabriquer l’intelligence ». La chercheuse australienne Kate Crawford, spécialiste des implications sociales et politiques de l’intelligence artificielle et fondatrice du AI Now Institute à l’Université de New York, décrypte les mythologies qui entourent l’IA et la font passer pour « une intelligence désincarnée, détachée de toute relation avec le monde matériel », ce qui en ferait la force. Or il n’en n’est rien. « L’IA n’est ni artificielle ni intelligente » : faite de matières premières, d’infrastructures, de main d’œuvre, et surtout de classification humainement définie, elle n’est que « le reflet du pouvoir » et reproduit les relations sociales et les façons de comprendre le monde de ses concepteurs, « un petit groupe homogène, implanté dans un petit nombre de villes et travaillant dans un secteur qui est aujourd’hui le plus riche au monde ». Dans cet atlas qui fait le tour de la question, l’autrice montre combien cette vision est raciste, classiste, sexiste et colonialiste.

Extractivisme forcené

Kate Crawford ne propose pas ici une histoire technologique de l’intelligence artificielle, mais une approche de ce qui constitue une « industrie extractive » d’une violence extrême, qui procède par « un double mouvement d’abstraction et d’extraction : on rend les conditions matérielles de leur fabrication toujours plus abstraites tout en extrayant davantage d’informations et de ressources de ceux qui sont le moins capables de résister ». Loin d’être désincarnée, l’intelligence artificielle est une infrastructure du pouvoir, qui influence la production de savoir et les institutions sociales.

Dans cet essai glaçant en six temps, Kate Crawford fait l’inventaire des contrevérités liées à l’IA. D’abord, sur le fait qu’elle serait une industrie propre, voire verte. Rien n’est plus faux, quand on voit les besoins en minerais comme le lithium, en électricité et en pétrole brut, qui rendent possible cloud, data et autres algorithmes…, au prix d’un désastre environnemental, notamment en Chine ou en Indonésie. « L’imaginaire de l’IA propagé par les entreprises n’évoque jamais les coûts à long terme et le trajet des matériaux nécessaires pour construire les infrastructures computationnelles ou l’énergie requise pour les alimenter. »

Deuxièmement, l’IA ne nécessiterait pas de main d’œuvre. La visite d’un entrepôt d’Amazon montre comment « les humains sont le tissu conjonctif nécessaire pour que les articles commandés soient placés dans des conteneurs et des camions et livrés aux consommateurs. Mais ils ne sont pas le composant le plus précieux ou le plus fiable de la machinerie. » Indispensables mais dévalorisés et sous-payés, les travailleurs sont traités comme des robots et soumis à des pressions effarantes, car le contrôle du temps est au cœur de la logistique computationnelle. Ce qui inscrit l’IA dans la droite ligne des anciennes théories esclavagistes, adeptes de la surveillance à tout va. Et cela sert à masquer les limites de l’IA par « l’intelligence artificielle artificielle » où des ingénieurs sont recrutés pour corriger les doublons que l’automatisation n’arrive pas à détecter…

Troisièmement, les données sont destinées à nourrir les algorithmes d’apprentissage et de classification, en vue d’améliorer l’IA. Il faut surtout parler d’extraction massive, sans le consentement de celles et ceux à qui elles appartiennent, sans nuances sur leur contexte, étiqueté par des crowdfunders sous-payés, sans aucune considération d’éthique. L’autrice déplore une « culture internationale de la rapacité » aux conséquences désastreuses sur des droits fondamentaux comme le droit à la vie privée, avec une négation des communs par cette privatisation forcenée.

Invisibiliser les actes de pouvoir

Quatrièmement, la classification même de ces données par les systèmes de reconnaissance faciale ou tout autre type de mesure, « acte de pouvoir » s’il en est et rendu invisible dans les infrastructeurs de travail, est elle-même le résultat de biais politiquement prédéterminés se muant en « machine à discrimination qui se renforce elle-même, amplifiant les inégalités sociales sous couvert de neutralité technique ». Et là, explique Kate Crawford, c’est le règne du sexisme, du racisme, des discriminations liées à l’âge, etc., intégrés dans des systèmes techniques comme s’il s’agissait d’identités fixes et naturelles – à l’encontre de toutes les recherches en montrant le caractère construit et mouvant. Pire, la liste inclut des termes dégradants : « Bagnard, Bon-à-Rien, Borgne, Call-Girl, Chochotte, Débile, Dévergondé, Dingue, Drogué, Emmerdeur, Étalon, Être insignifiant »… L’autrice rappelle que les catégories ne peuvent pas être neutres et insiste sur le danger à prétendre réduire des relations sociales complexes « à des entités quantifiables ».

Cinquièmement, l’intelligence artificielle permettrait d’identifier les affects. Un business lucratif pour les armées, les entreprises, les forces de polices du monde entier soucieux de « distinguer les amis des ennemis, le mensonge de la vérité »… là encore, c’est la complexité des affects qui passe à la trappe dans cet avatar récent de la physiognomonie, et fondé sur un système binaire extrêmement simplifié. « Le résultat est une esquisse caricaturale qui ne saurait refléter les nuances du vécu émotionnel dans le monde. »

Enfin, Kate Crawford s’intéresse à un « secteur parallèle de l’IA développé dans le secret », évoqué par les archives d’Edward Snowden : le programme TreasureMap, « conçu pour créer une carte interactive d’Internet en temps quasi réel », rendant possible de traquer la localisation et le propriétaire de tout appareil connecté. Il était même question de modifier les lois américaines pour rendre possible ce programme de la NSA. « La relation entre les armées nationales et l’industrie de l’IA s’est étendue au-delà du contexte sécuritaire », dans une guerre des infrastructures alimentée par une « politique de la peur et de l’insécurité ». Or cela suppose une externalisation de prérogatives étatiques à des sociétés privées, et cela a pour conséquence une exposition inégale, discriminant les populations pauvres, immigrantes, sans papiers ou de couleur. Là encore, la notion de justice est mise à mal, et les États ne contrôlent pas toujours ce dont il s’agit. Kate Crawford déplore cette « titrisation du risque et de la peur », et que ce « rêve fiévreux de contrôle centralisé s’impose au détriment d’autres visions de l’organisation sociale ».

Ainsi, l’intelligence artificielle n’est ni neutre, ni objective, ni universelle. D’abord « grand projet public du XXème siècle », elle a ensuite été privatisée au profit d’une minorité pour devenir le dernier avatar de « l’imbrication des technologies, du capital et du pouvoir ». En ce sens, il est essentiel de la démocratiser, en la remettant au service de la justice et de l’égalité. Sans céder aux appels des lectures utopistes ou dystopiques qui l’adulent ou la vouent aux gémonies, Kate Crawford lance un appel à la résistance, en rappelant l’importance de droits fondamentaux comme la protection des données, le droit du travail, la justice climatique et l’égalité des races, et en réclamant une reddition des comptes du secteur tech.

Par Kenza Sefrioui

Contre-atlas de l’intelligence artificielle, les coûts politiques, sociaux et environnementaux de l’IA

Kate Crawford, traduit de l’anglais (Australie) par Laurent Bury

Zulma essais, 384 p., 23,50 €


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