Programme de désordre absolu, décoloniser le musée

Auteur : Françoise Vergès

Mettre fin à la dépossession                                                                                                                                 

Pour Françoise Vergès, l’institution du musée est le vrai visage de l’entreprise coloniale de pillage et de ses suites.

Au début des années 2000, Françoise Vergès et Carpanin Marimoutou sont chargés de relire un projet scientifique et culturel du service de la culture de la région Réunion et la mise en place d’une agence française, avec financements européens, en vue de la construction d’un musée de la Réunion : la Maison des Civilisations et de l’Unité réunionnaise. La théoricienne féministe décoloniale et antiraciste et le professeur de littérature, éditeur et poète estiment que le projet est un calque de l’histoire de la France et ne montre pas les dynamiques et les luttes de la Réunion. Ils en imaginent un autre, traversé d’autres spatialités et temporalités, recentré sur l’Océan indien comme espace millénaire de créolisation (donc bien avant les impérialismes européens). Le projet est démantelé à l’arrivée de la droite, révélant à quel point ce champ est au carrefour de multiples enjeux décoloniaux, économiques et symboliques.

C’est à partir de cette expérience avortée que Françoise Vergès approfondit sa réflexion sur le décolonial en l’ouvrant au monde des arts et des musées. Empruntant son très beau titre aux Damnés de la terre de Frantz Fanon (« La décolonisation, qui se propose de changer l’ordre du monde, est, on le voit, un programme de désordre absolu »), elle explique : « rien d’autre ne peut mettre fin à un ordre qui est celui de l’organisation au niveau planétaire de l’oppression, de la dépossession, du racisme et de l’exploitation. Le désordre n’est pas le chaos mais la remise en cause de ce que les puissants appellent l’ordre du monde, monde qu’ils ont construit et qu’ils ne cessent de solidifier, qu’ils voudraient immuable quand bien même son organisation et son fonctionnement ne cessent d’être contestés. » Le musée universel est ainsi analysé, dans une démonstration rigoureusement argumentée, au prisme de son histoire, de son économie et des conséquences de son hégémonie.

Une arme idéologique

Le musée dit universel n’est en fait qu’un musée universel européen, inextricablement lié à l’histoire coloniale et esclavagiste. Ses collections se sont construites au fil des extorsions, dévastations et des pillages perpétrés dans les colonies, et représentent encore des « morgues illégales » pour des dizaines de milliers de restes humains privés de sépulture. Les pays du Sud global sont ainsi privés de leur patrimoine et de la possibilité de lui donner sens en écrivant leur histoire de l’art – 90 % du patrimoine africain se trouve en dehors du continent.

Le musée est aussi le reflet d’un modèle économique : celui du libéralisme, procédant dans une logique extractiviste qui atteint le déraisonnable, tant le nombre d’objets rassemblés en Europe dépasse la capacité de les exposer. Dans cette logique, il s’agit, pour figurer sur la carte mondiale, de recruter des curateurs reconnus et de présenter des collections prestigieuses. Mais les conditions de production et de fonctionnement de l’institution tolèrent les violences sexuelles, raciales et économiques. Pour Françoise Vergès, le lien doit être fait entre l’antiracisme néolibéral, le multiculturalisme pacificateur et les politiques d’austérité, car le musée est partie prenante des « dispositifs de l’État et du Capital ». Elle souligne également le fait que la conception du patrimoine est en droite ligne de celle, bourgeoise et patriarcale, de la transmission d’héritage – notamment avec l’argument « ils ne savent pas s’en occuper » avancé par ceux qui refusent la restitution des objets ou prétendent en définir les conditions.

Le musée universel est enfin une « arme idéologique », qui vise à occulter les pillages et spoliations, un retournement rhétorique pour faire passer un crime contre l’humanité comme une action de protection de son patrimoine. Ils sont un des termes du « contrat racial » exposé par Charles Mills, en ce sens que cette occultation rend possible de représenter une plantation comme un simple décor exotique, neutre, sans qu’on y voie l’esclavage comme racisme, exploitation et dépossession. Pire, ils continuent à produire du racisme structurel car ils contribuent à l’élaboration du modèle culturel qui le nourrit, avec son hétéronormativité blanche. Le lien entre ces représentations et les structures économiques est donc inextricable. Françoise Vergès témoigne de l’organisation de visites guidées au Louvre pour repérer l’esclave comme « humanité invisible » : il s’agissait, en recherchant les produits de l’esclavage qui ont bénéficié à toute la société (sucre, tabac, café, chocolat, coton…) et façonné les manières d’être, de montrer « comment ces représentations ont naturalisé l’esclavage » : « Sucre, tabac, café, coton n’étaient pas de simples produits de consommation qui avaient transformé les sociétés européennes, mais les signes d’une transformation reposant sur la déportation, la dépossession et l’extraction ». À propos de l’exposition au Musée d’Orsay à Paris sur Le modèle noir de Géricault à Matisse, Françoise Vergès intitule son chapitre : « Noir est le modèle, blanc le cadre » et relève les euphémismes dans les discours des guides, ainsi que le fait que les gardiens ont été briefés contre « toute attitude du public qui paraîtrait “menaçante”, cet élément par son absence de définition clair finissant par impliquer que le sens commun du racisme devait servir de boussole : groupe de jeunes Noir.es et racisé.es = danger ».

Dans ces conditions, l’institution n’est ni réformable ni décolonisable : il s’agit de repenser de fond en comble le musée. Que serait un musée décolonisé, un « post-musée » ? Françoise Vergès énumère de nombreuses expériences en cours, comme Decolonize This Place à New York, Black Youth Project 100… Elle cite des espaces autonomes et indépendants financièrement, comme Khiasma, Décoloniser les arts…, ainsi que les travaux de toutes celles et ceux, artistes, curateurs, etc. qui ne se limitent pas à une demande de diversité mais questionnent l’institution, proposent de nouveaux découpages, repensent un universel commun, de nouvelles formes d’organisation de l’espace, d’organisation, etc., qui ne soient pas figées. C’est en effet par l’imaginaire qu’il est possible de dépasser l’impasse contemporaine – et vu la crise climatique provoquée par le système néolibéral, c’est une urgence.

Françoise Vergès insiste sur la nécessité de maintenir à ce sujet une vigilance politique, pour refuser la récupération des luttes, leur pacification et leur effacement. Il s’agit de maintenir l’impératif de réparation, de ne pas en accepter les conditions dictées par l’ancien bourreau, et d’éviter « l’art washing ». Il s’agit aussi d’agir en concertation avec les communautés concernées, car rendre d’État à État n’est pas une garantie de savoir ce qu’elles-mêmes souhaitent faire de ces objets : cela a à voir avec le respect de la pluralité et le dépassement d’une conception unitaire et homogène de l’État-nation. Sortie d’un ordre Nord-Sud toxique, sortie des hiérarchies de genre, de classe, de race et de religions maintenues dans le musée… Bref, c’est un programme d’émancipation à tous les plans, un enjeu majeur pour toute la société.

Kenza Sefrioui

Programme de désordre absolu, décoloniser le musée

Françoise Vergès

La Fabrique, 256 p., 15 €


De la modernitéde la Jma’a
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De la modernitéde la Jma’a

L’article de l’anthropologue, Mohamed Mahdi, « modernité de la Jma’a» interroge la relation particulière, faite de ruptures et de continuités, que les communautés entretiennent avec la tradition. C’est là une des acceptions du concept de modernité. L’article postule que la Jma’a existe et existera tant qu’existent des communautés qui partagent des intérêts matériels et spirituels, et revendiquent une identité commune pour s’affirmer et donner sens à leurs vies. 

Un entrepreneur du national. Ahmed Benkirane, traces et discrétions

Auteur : Irene Bono

Portrait d’un entrepreneur discret

La politiste italienne Irene Bono apporte, à travers le parcours d’Ahmed Benkirane, un éclairage important sur l’articulation entre construction de la nation et expériences individuelles.

« Ce qui fait changer la nation, ce sont les transformations des manières dont des liens sociaux étroits se créent entre les acteurs, et des raisons qui incitent les acteurs à se sentir appartenir au même groupe et, ainsi, à légitimer l’ordre social sous-jacent à celui-ci », affirme Irene Bono. Dans ce livre, le premier qu’elle signe seule, après deux ouvrages avec Béatrice Hibou et Mohamed Tozy, la professeure de sciences politiques à l’université de Turin approfondit ses travaux sur la notion de participation politique. Dans Un entrepreneur du national au Maroc, c’est le fruit de quinze ans de recherches qu’elle présente. Consciente de la nécessité de ne pas limiter le récit de la construction nationale à ses grandes figures héroïques mais de l’aborder à travers une multiplicité d’expériences personnelles et d’y inclure une dimension sensible, intime, elle étudie le parcours d’un homme d’affaires qui eut aussi un rôle au gouvernement, Ahmed Benkirane. Ahmed Benkirane, né en 1927 à Marrakech, est loin d’être un anonyme inconnu : négociant en huiles, fondateur de Maroc informations, il a été secrétaire d’État au Commerce dans le gouvernement Balafrej, a dirigé la SAMIR, la Caisse de dépôts et de gestion (CDG) puis l’Office de commercialisation et d’exportation. Il a été député, vice-président de la Confédération générale des entreprises du Maroc (CGEM). Sa trajectoire a interpelé la chercheuse en ce qu’elle permettait d’appréhender l’initiative économique et les modalités de « l’agir politique » pendant les années de plomb.

Irene Bono retrace donc ce parcours à partir du dépouillement des archives privées d’Ahmed Benkirane et de nombreux entretiens, avec lui-même et d’autres personnes. Ce livre extrêmement bien documenté se prolonge dans un site, Du livre à l’archive, auquel on accède par des QR Codes présentés en annexe, et qui présente les photos et les documents auquel il est fait référence. C’est que l’ouvrage s’inscrit dans le fil de l’école historique de la microstoria : il s’agit d’étendre le champ des sources jugées légitimes pour documenter une période. C’est également une « expérience épistémologique », car elle ne se réduit pas à un « témoignage biographique » : Ahmed Benkirane a en effet relu, discuté le texte, et l’a complété par des témoignages de sa main. Du reste, le livre ne retrace pas l’ensemble de son parcours, mais se focalise sur ses années de formation jusqu’à la fin de l’État d’exception. Ce récit, où l’intéressé apparaît sous le nom d’« Abk » – abréviation qui ne m’a pas semblé indispensable, même si elle est justifiée par la volonté d’en faire un personnage – est surtout le point de départ pour étudier un concept : celui de la discrétion « comme force politique au cœur des relations de pouvoir ». La force de ce travail réside dans la richesse conceptuelle : Irene Bono aborde chaque élément avec une grande finesse, en faisant état de l’abondante littérature en histoire, histoire de la presse, recherches économiques et politiques etc., qu’elle aborde pour y apporter de nouveaux éléments, de nouvelles nuances. Il s’agit également d’un récit incarné, où la réflexion prend pour point de départ, dans chaque chapitre, un objet significatif.

Éloge de la discrétion

Dans la première partie, « Sauver la biographie de la nation », c’est le passeport obtenu en 1954 qui est le fil conducteur pour comprendre les discrètes expériences du politique. Comment obtenir un passeport quand on est militant pour l’indépendance ? L’autrice analyse les espaces de partage et d’action. « À l’époque de son passeport de 1954, non seulement Abk vivait à cheval entre différents mondes sociaux, mais il avait aussi et surtout un profil difficile à déterminer à l’aune des canons de cette période : son activité politique était connue mais son profil était celui d’un révolté aux yeux des autorités, d’un célibataire qui devait se remettre sur le droit chemin aux yeux de sa famille, d’un fêtard aux yeux de la bonne bourgeoisie de Casablanca, d’un fils de bourgeois aux yeux de ses voisins du boulevard de Suez, d’un commerçant aux yeux de ses interlocuteurs en France, d’un jeune fasciné par le communisme aux yeux des militants nationalistes exilés ou en prison. » Cette multiplicité de facettes est vectrice de discrétion : « elle n’était pas discrète dans le sens où elle se caractérisait par sa circonspection, mais plutôt dans le sens où elle était relativement insoupçonnable aux yeux des acteurs sociaux qui ne partageaient pas les mêmes expériences que lui. » Le passeport, ajoute l’autrice, montre également la porosité entre l’avant et l’après-indépendance, obligeant à « “archiver ensemble” deux séquences historiques qui sont souvent pensées comme séparées » et permettant de reconsidérer la valeur de la date : en faire un événement permet d’y réintégrer les récits individuels, donc la complexité.

La seconde partie retrace, à partir de sa licence de sport du collège Sidi Mohammed de Marrakech, les différentes générations politiques au sein du mouvement national, et la socialisation au nationalisme, via l’institution Guessous, les études à Paris et le foyer de la rue Serpente. Irene Bono s’intéresse ici aux conflits de mémoire, révélateurs des différentes manières de comprendre la nation et ce qu’est un nationaliste. Dans « Définir l’indépendance », elle se penche sur la photo d’une réception accordée par Mohammed V à l’équipe du ministère du Commerce où Ahmed Benkirane est directeur de cabinet, pour étudier « le caractère mouvant des lieux de gouvernement » et les multiples espaces où se déploient les enjeux de pouvoir hors des institutions : syndicat, groupes de réflexion économique, clubs d’affaires, cercles intellectuels… Elle souligne les convergences pragmatiques plus qu’idéologiques, analyse les tribunes de presse comme lieu d’encadrement du conflit politique, et conclut : « Ce qui fait la discrétion de l’action de gouvernement est le fait qu’un acteur précis, doté de compétences spécifiques et inséré dans une configuration de rapports de force donnée, est capable de “faire lieu” de gouvernement, c’est-à-dire d’engendrer des effets de levier, quelle que soit la position qu’il occupe, pour promouvoir l’action de gouvernement que les circonstances exigent, compte-tenu des contraintes du contexte, en s’appuyant sur les moyens qu’il parvient à activer. »

Irene Bono aborde ensuite la « Participation politique et souveraineté nationale », après le « choc » de la scission de l’Istiqlal pour Ahmed Benkirane qui était proche de Mehdi Ben Barka et de Abderrahim Bouabid, et elle s’intéresse aux effets de la scission sur le milieu des affaires. Dans « Façonner le champ politique », elle étudie l’expérience de Maroc Informations, souvent mentionnée comme une brève expérience de presse non partisane et censurée : que signifie s’investir dans le jeu politique à travers une affaire de presse ? Elle porte une attention particulière à la rubrique économique comme lieu d’expression des clivages politiques, à une époque où l’enjeu majeur est les modalités d’affirmation de la marocanisation de l’économie nationale. Enfin, dans « Familiarité, étrangeté et frontières du national », elle se penche sur la souveraineté économique « comme champ de bataille » autonome. Irene Bono relève le peu d’attention, dans la littérature économique, à la transformation du rôle des acteurs, notamment étrangers. Cette notion d’étrangeté, c’est sous l’angle de la familiarité des pratiques et de l’appartenance qu’elle l’aborde pour montrer les accommodements entre autonomie financière et opposition politique. Elle s’intéresse ici aux lieux de loisirs, clubs de golf, Club des Clubs de Casablanca (CCC) offrant la possibilité de relations informelles, à la politique des cadeaux, à la « violence discrète » des affaires et des relations d’argent.

Au final, ce livre remarquable brosse un portrait du capitalisme marocain et des transformations de la société dans la durée à travers les relations personnelles, l’intime, le voisinage, ce qui reste aux marges de la sphère publique et ne rentre pas dans les cadres d’analyse classique.

Kenza Sefrioui

Un entrepreneur du national. Ahmed Benkirane, traces et discrétions

Irene Bono

Karthala, collection Recherches inter


L'intime, le culturel et le politique : Résonnances et conclusions

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Cycle de conférences L'intime, le culturel et le politique : Les sciences humaines à l’épreuve des violences extrêmes

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Entretien avec : Dominique BOURG L’écologie est nécessairement décoloniale

Cet entretien avec le philosophe et militant écologique Dominique Bourg s’inscrit parmi les éléments de contextualisation de la question du collectif, thème principal de cet ouvrage. Nous y trouvons, formulé en survol des interrogations majeures soulevées par la notion et le concept de l’Anthropocène – phase incontournable de notre ère géologique, succédant à l’Holocène –, le voeu d’un avenir meilleur pour l’humanité, fondé sur un collectif responsable et en phase avec la nature.

HEM Research Book : Repenser l’agir collectif

HEM Research Book : Repenser l’agir collectif

Numero : 3



HEM Research Center, en partenariat avec la Fondation Konrad-Adenauer, est heureux d'annoncer la sortie de la 3ème édition de HEM Research Book, intitulé "Repenser l’agir collectif".

HEM Research Book que vous pouvez télécharger gratuitement en cliquant sur le bouton ci-après.


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