Séminaire méthodologie de recherche : édition octobre 2023

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Entretien avec Mohamed Tozy : Macro et micro-politique des territoires au Maroc

SOMMAIRE : 

LE TERRITOIRE COMME CONCEPT

Une notion largement utilisée, souvent même galvaudée, le territoire reste tout de même incontournable.Quelle est votre approche de cette notion?

Quel est l’état de cette notion dans le contexte marocain?

Que s’est-il passé pour que le territoire soit imposé comme élément politique au Maroc

QUI CONTRÔLER, HOMMES OU TERRITOIRES ?

Si la question de contrôle des territoires était jusqu’alors mineure, comment s’opérait le contrôle des hommes pour exprimer le pouvoir politique ? 

L’inscription nécessaire du territoire au coeur du Nouveau modèle de développement : des orientations stratégiques face aux défis de la cohésion territoriale
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L’inscription nécessaire du territoire au coeur du Nouveau modèle de développement : des orientations stratégiques face aux défis de la cohésion territoriale

Le territoire est un réceptacle où s’accumulent les effets de mouvements à long terme, les tendances de fond et les impacts des décisions nationales et/ou supranationales. Les défis sont tels qu’il devient nécessaire de définir les contours d’un modèle d’aménagement à même de contribuer à la révision en cours du Nouveau modèle de développement (NMD).

De la convergence de l’action publique dans les projets de développement humain
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De la convergence de l’action publique dans les projets de développement humain

Cette contribution a pour objectif d’identifier et d’analyser et les dysfonctionnements de la convergence de l’action publique au niveau local au Maroc, particulièrement des programmes et projets « PPA » couvrant différents secteurs du développement humain (santé, éducation, jeunesse et sport, eau potable, assainissement, routes…), et des mécanismes explicatifs à travers des études de cas, mettant les différents acteurs en situation.

Mohamed TAMIM

La cohésion socio-spatiale : quels impératifs pour la cohérence des politiques publiques ?
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La cohésion socio-spatiale : quels impératifs pour la cohérence des politiques publiques ?

L’ambition de cette communication est d’apporter un éclairage sur le lien entre la cohésion des territoires et la cohésion sociale à partir de l’étude du cas du Maroc. Les politiques publiques ont placé ce lien comme un enjeu central de la recomposition de l’action publique à travers de grandes réformes institutionnelles de l’organisation des territoires. La question abordée dans cet article concerne la dynamique du développement des territoires dans leurs rapports à la réduction des inégalités sociales.

La fabrique de l’arabité

Auteur : Yves Gonzalez-Quijano

Uruba, constellation en construction

Le dernier essai d’Yves Gonzalez-Quijano interroge les lieux et les processus d’élaboration d’une identité arabe non présupposée mais en projet.

‘Uruba. En arabe, le mot renvoie à la fois à une identité culturelle, l’arabité, et à un projet politique, l’arabisme. Pour le traducteur et spécialiste de littérature arabe Yves Gonzalez-Quijano, la disparition du second tel qu’il s’est exprimé dès la fin du XIXème siècle et jusqu’aux années 1970 – date en débat – n’a pas mis fin, bien au contraire, à l’expression de la première. Dans ce bref essai, bien documenté et d’une lecture accessible, les développements récents des moyens de communication et la production populaire témoignent d’un véritable dynamisme de la volonté d’être arabe et de se construire des références communes. En interrogeant les « convergences culturelles [et] sociétales » du Maroc à Oman, sans oublier l’apport des diasporas, l’auteur d’Arabités numériques (Actes Sud, Sindbad, 2012) insiste sur le fait qu’un imaginaire largement partagé par plus de 400 millions d’Arabes peut aboutir à la constitution d’un projet politique nouveau. Le livre ne porte pas sur les manières de refonder l’arabisme mais s’attache aux mécanismes historiques sur lesquels il s’est construit, ainsi que sur les leviers de sa potentielle réinvention que sont la culture populaire, le sport, les médias, etc.

Les nouvelles voix du roman national

Yves Gonzales-Quijano s’attache d’abord à démêler les concepts. Ainsi, l’arabisme est à distinguer fermement d’un projet religieux. D’abord en raison du nombre de chrétiens qui ont pensé la Nation arabe. Mais aussi du fait que la brève expérience du califat de Daech a rassemblé des combattants venus du monde non arabe – y compris du Chili ( ?!). Ce n’est pas non plus un projet institutionnel : en témoigne la marginalité aujourd’hui de la Ligue arabe – dont est exclue depuis 2011 la Syrie, pays que nul ne songerait sérieusement à ne pas considérer comme arabe. Une cause commune ? Le sort de la Palestine, bradée pour des normalisations avec Israël, permet d’en douter. Construit contre l’hégémonie ottomane et contre les colonialismes européens, ce n’est pas non plus un retour au passé, mais une construction moderne – « bien que fondée sur une lecture de l’histoire sans nul doute en partie mythique ». Pour l’auteur, le point d’achoppement premier de l’arabisme a été la question du territoire, du « foyer national ». Il fait des parallèles avec d’autres projets nationalistes de la même époque, comme le cas italien, et même avec le projet sioniste – sauf à dire que celui-ci supposait l’immigration de populations. Il souligne les obstacles dressés par les colons britanniques et français pour contrecarrer les projets unitaristes de coalition ou d’union qui faisaient leur chemin. Ainsi la Ligue arabe, créée pour « maintenir les divisions régionales au profit des tutelles mandataires », mais qui devint un temps « le support de l’identité arabe ». Yves Gonzalez-Quijano évoque aussi les rivalités, les marges, les ruptures. Mais c’est pour mieux souligner l’intensité des références identitaires partagées dans un « jeu d’allégeances multiples ». « De toutes manières, quand bien même s’accorderait-on à reconnaître que le projet unitaire arabe est à ranger définitivement au musée des idéologies révolues, cela ôterait-il quelque chose à son importance passée ? », s’interroge l’auteur. Si aujourd’hui l’arabisme peine à produire des représentations susceptibles de se traduire en projet politique, c’est ailleurs, estime-t-il, que se fabrique ce qui fait sens : l’arabité, comme référence revendiquée au-delà de la diversité des situations.

Plutôt qu’une identité présupposée qui ne pourrait être que mythique, Yves Gonzalez-Quijano considère l’arabité comme un discours en construction, porté depuis plus d’un siècle par différents canaux de production culturelle. Il insiste à juste titre sur le rôle des médias dans l’élaboration d’un nouveau « contrat social » reléguant au second plan les liens du clan, de la tribu, de la lignée. Presse imprimée, radio, télévision, télévision satellitaire puis internet et réseaux sociaux… il inventorie les canaux rendant possible de surmonter les divisions politiques et de constituer une opinion partagée – même si l’expérience d’Al Jazeera fait apparaître une tension entre deux pôles, « l’un hyperlocal […] et l’autre suprarégional et même global ». Yves Gonzalez-Quijano salue ces évolutions technologiques comme « une solution inédite par rapport aux expériences du passé : faute d’une capitale opérant comme un lieu central d’émission rayonnant dans  toute la région, il reste toujours possible d’imaginer un roman national arabe (se) diffusant de manière réticulaire, à travers les multiples canaux d’une constellation d’acteurs utilisant les réseaux sociaux numériques. »

Il consacre ensuite un développement à la question linguistique, avec la « réelle continuité, du moins au niveau des élites », d’une langue littéraire commune, soutenue par les progrès de l’alphabétisation, les évolutions des langues nationales et la présence des autres langues (amazighe, kurde, anciennes langues coloniales ou internationales…). Il souligne très justement la porosité, dans les pratiques quotidiennes, entre le pôle relevé et le pôle vernaculaire.

Enfin, il inventorie les « symboliques de l’arabité ». L’absence d’un drapeau ? « une carence de signe qui est aussi, paradoxalement, une manifestation de son existence ». La littérature ? C’est surtout par la poésie, plus que par le roman, malgré Jurgi Zaydan et al-Kawakibi, par la poésie, notamment celle de Mahmoud Darwich, que s’est manifesté le « rêve arabe ». Par la musique aussi : Yves Gonzalez-Quijano revient sur les opérettes et comédies musicales populaires, interprétées par des figures majeures comme Oum Kalthoum, Fairouz… Plus récemment, la téléréalité, les séries et la culture de masse voisinent avec la culture légitime. « Les résultats de ce laboratoire de la modernité arabe sont complexes, voire paradoxaux », entre chauvinisme et référence panarabe performative, basée sur « un accord tacite, en l’occurrence fonctionnel, autour de l’intercommunication régionale ». L’auteur se penche ensuite sur le foot, emblème s’il en est des rivalités mais aussi des affirmations de la solidarité arabe. Enfin, il met en perspective les développements récents de l’arabité dans le contexte de globalisation et surtout de glocalisation : « l’arabité de marché », voire la « McArabité », est à comprendre en comparaison d’une communauté de situations des moins enviables. « Si “l’arabisme, c’est exprimer dans un langage commun la même colère”, mots et maux, portés par une arabité toujours présente, n’auront jamais été autant partagés dans la nation des Arabes… » Dans un entretien accordé à Orient Hebdo sur RFI, Yves Gonzalez-Quijano insistait sur le fait que c’est bien de ces références et de ces sous textes partagés, y compris dans leur diversité, que peuvent naître les grandes constructions, bien avant qu’elles ne soient concevables politiquement. Comme cela a été le cas de l’Union européenne.

 

Kenza Sefrioui

La fabrique de l’arabité

Yves Gonzalez-Quijano

Diacritiques éditions, 165 p., 14 € / 180 DH


L’âge de la colère, une histoire du présent

Auteur : Pankaj Mishra, traduit de l’anglais (Inde) par Dominique Vitalios

Le temps du ressentiment

Dans un essai brillant, l’essayiste indien Pankaj Mishra analyse la face sombre de la modernité pour expliquer les violences contemporaines.

« Camus, parmi de nombreux écrivains et penseurs, voyait le ressentiment comme un trait caractéristique du monde moderne où l’insatisfaction individuelle devant le degré de liberté effectivement disponible se heurte constamment à des théories complexes et à des promesses de liberté et d’émancipation individuelles. Il ne peut que devenir explosif à mesure que les inégalités s’accroissent alors même qu’aucun redressement politique ne semble en vue. » Pour Pankaj Mishra, le ressentiment est en effet une des principales clefs d’analyse de notre époque. L’essayiste et critique littéraire indien considère en effet que seule une minorité a réellement bénéficié de ce que promettaient les Lumières et la modernité. L’Âge de la colère, une histoire du présent, a été publié en 2017 en anglais et traduit dans quatorze langues. Ce livre, qui s’appuie sur une très abondante bibliographie, propose une analyse systémique des violences contemporaines, depuis les fièvres nationalistes et populistes, la montée des extrêmes droites, l’accès au pouvoir de tribuns autoritaires, jusqu’à l’intégrisme violent.

Ferments communs

Son propos s’oppose fermement aux thèses essentialisantes du choc des civilisations, selon lesquelles certaines seraient incompatibles avec les Lumières. Pankaj Mishra estime au contraire que c’est au cœur des Lumières mêmes qu’il faut chercher la cause de ce qu’il qualifie de « guerre civile mondiale ». Pour lui en effet, les totalitarismes, la révolution iranienne de 1979, les attentats du 11 septembre 2001, les violences religieuses en Inde, Daech, etc. sont les manifestations terribles d’une frustration largement partagée par les exclus et les « superflus » des promesses de la modernité. Sans omettre les spécificités de chaque contexte évoqué, l’auteur souligne les traits communs de cette colère généralisée, que la circulation quasi instantanée de l’information aujourd’hui fait ressentir avec plus d’acuité. Sa démarche, qui s’appuie à la fois sur l’histoire, l’économie et la philosophie politique, procède en va-et-vient entre le présent et le passé, questionnant les « séismes » contemporains à la lumière de trois siècles, pour remettre en perspective les pensées et les pratiques.

Au cœur de son propos, un rappel essentiel sur la nature des Lumières et de la modernité. Quasi exclusivement résumées, dans le discours occidental, à l’humanisme, au rationalisme, à l’universalisme, à la démocratie libérale, « il n’a presque jamais été souligné au cours des dernières décennies que l’évolution de la modernisation était en grande partie une histoire de carnage et de chaos plutôt que de convergence pacifique. » Une histoire de racisme, de colonialisme, d’impérialisme, de technicisme qui a laissé des séquelles indélébiles. L’auteur remonte à l’opposition entre Rousseau et Voltaire : si ce dernier était favorable au commerce international et a été un soutien de despotes éclairés, le premier « a anticipé le perdant moderne, avec son sens de la victimisation exacerbé et sa demande de rédemption ». Rousseau a ainsi formulé, avec son sentiment d’être marginalisé mais aussi avec la certitude de sa supériorité morale, une « dialectique du ressentiment ».

Discours messianiques

En retraçant l’histoire européenne du XVIIIème siècle et en la faisant entrer en résonnance avec ce qui s’est produit dans d’autres contextes par la suite, Pankaj Mishra insiste sur une double violence. D’une part, la violence impérialiste qui non seulement a « imposé des idéologies et des institutions inadéquates à des sociétés qui avaient développé, au fil des siècles, leurs propres formations politiques et structures sociales, mais également privé nombre d’entre elles des ressources qui leur auraient permis de poursuivre un développement économique de type occidental ». D’autre part, la violence des « traînards amers » de la modernité, tiraillés entre le désespoir que leur inspire « leurs élites traditionalistes » et la rage d’être dominés par l’Occident. Mais l’une et l’autre, relève l’auteur, ont en commun une même tendance au messianisme : d’un côté, l’image fantasmée du progrès et de la modernité civilisatrice, de l’autre, l’invention de figures d’« homme nouveau », voire de « surhomme » capables de « guérir les vieilles blessures » de l’humiliation et de « l’échec à rattraper les pays “développés” et acquérir une position d’éminence internationale ».

Ainsi, le ressentiment n’a de sens que dans la conscience de droits, de libertés, d’opportunités potentielles et dans la conscience d’en être privés. Il est donc lié à un sentiment d’exclusion, qui prend tout son sens avec les ravages du néolibéralisme : aux recalés de l’économie mondiale et de la politique, restent « la métaphysique par défaut du monde moderne » et ses manifestations identitaires destructrices. Pankaj Mishra revient longuement sur la fabrique de l’Autre comme responsable, fond de commerce des nationalistes, populistes et démagogues, et s’inquiète de la multiplication, à l’âge de l’individualisme et des communautés virtuelles flattant l’amour-propre faute de créer de véritables liens, de loups solitaires passant à l’acte. Le dernier chapitre alerte sur le durcissement du désarroi dans des formes d’anarchisme violent et de nihilisme dispersé. On ne saurait saisir les enjeux contemporains, conclut-il, sans envisager « l’être humain dans son irréductibilité, avec ses peurs, ses désirs et ses rancœurs ». Comme on ne saurait y répondre sans « une pensée réellement transformative sur le soi et le monde ».

Kenza Sefrioui

L’âge de la colère, une histoire du présent

Pankaj Mishra, traduit de l’anglais (Inde) par Dominique Vitalios

Zulma, 462 p., 11,50 € / 150 DH


Revue Sensibilités, histoire, critique et sciences sociales n°11, Insensibilités

Auteur : Collectif

Les sens de l’insensibilité

La revue Sensibilité fête sa première décennie par une interrogation toute en finesse sur le concept opposé.

« L’insensibilité, degré zéro de la sensibilité, vraiment ? » Pour ce collectif anniversaire, coordonné par Quentin Deluermoz, Thomas W. Dodman, Anouch Kunth, Hervé Mazurel et Clémentine Vidal-Naquet, « le contraire de l’émotion n’est pas tant la raison que l’insensibilité, aux êtres comme aux choses ». Indifférence, inattention, désaffection, absence d’émotion… les différents contributeurs interrogent le refus de voir et les « lâchetés partagées », mais aussi les mises à distance nécessaires ou les autres formes de sensibilité.

C’est que le concept renvoie à une longue tradition d’ « endurcissement » et de « dressage des passions », remontant au stoïcisme : « l’absence d’empathie, la distance, la froideur s’avèrent aussi des compétences sociales ou politiques. Ne nous y trompons pas : malgré son préfixe privatif, l’insensibilité est bien aussi un affect, une pratique du sensible comme les autres. » Il s’agit ici de comprendre les sensibilités à géométrie variable, leur dimension contrôlée ou volontaire et surtout, les lignes mouvantes et incertaines de leur évolution. Cette approche se module selon le sommaire de la revue : la première section comporte des articles de recherche  éclairant le concept à partir de divers champs d’étude ; la seconde section propose des « Expériences » formelles ou de fond ; une troisième est réservée à l’introspection et un « Hors-champ » donne carte blanche au philosophe et historien de l’art Georges Didi-Huberman, qui retrace une triple généalogie du diptyque histoire-sensibilité.

Une question d’éthique

Indissociables, la sensibilité et l’insensibilité sont au cœur de tout projet de société et de son éthique. Il y a les insensibilités nécessaires à certains domaines et construites. Au XVIIIème siècle où le « défaut de sentiment » n’était pas de bon goût, renvoyant à la perversité, la cruauté et l’absence de sens moral, explique l’historienne Kerstin Maria Pahl, la réflexion en médecine sur la place de la douleur et sur le traitement humain des patients a été un tournant majeur : l’anesthésie a fait apparaître « les interconnexions entre le corps, les sens et le discours ». Le sociologue Romain Pudal raconte de façon poignante les défis psychologiques auxquels sont confrontés les pompiers, et les « insensibilités professionnellement construites, apprises ou subies » liées à la devise « Altruisme, efficience, discrétion », mais qui vont au-delà des formes de « virilité populaire – payer de sa personne, ne pas se plaindre, souffrir, endurer en silence » : c’est une « seconde nature » qu’il s’agit de construire, une « pudeur aux accents braillards » qui extériorise la détresse, mais ne la soigne pas. Quant à l’historienne Anne Carol, elle lit les carnets du bourreau français Anatole Deibler, dont le dépouillement et la forme bureaucratique mettent « de la banalité dans le monstrueux et font de la violence répétée un travail », une tactique pour « subjectiver [le condamné] de façon négative, donnant ainsi à la mise à mort l’apparence d’un combat, voire d’une réaction d’autodéfense », et « s’abriter derrière un jugement collectif », tout en l’objectivant et en le dépersonnalisant. En analysant le tableau de David, Brutus (qui a fait exécuter ses propres fils), l’historien Olivier Christin et l’historien de l’art François-René Martin reviennent sur le choix terrifiant entre famille et politique – comment, esthétiquement, « rendre visibles les remous de la conscience » ? –  et sur la façon de jeter les bases d’une figure promise hélas à un grand avenir : celle du « monstre froid ». De même, l’historien Jérémie Foa, revenant sur le massacre de la Saint-Barthélémy en France en 1572, souligne que bourreaux et victimes étaient proches et que, pour le massacre, les premiers ont dû engourdir leur sens et leur conscience notamment par l’alcool ; il note aussi que la violence de masse procède par des mécanismes de compartimentation. Plus étonnantes, les conclusions de l’anthropologue Alix Philippon sur l’ascèse, observée dans les cercles soufis féminins du Pakistan, comme forme de détachement du monde mais en même temps de réalisation de soi : elle y voit, en résistance au patriarcat, une « matrice d’empowerment » qu’elle rapproche des thématiques du développement personnel…

Repenser la relation

D’autres travaux interrogent l’insensibilité comme le domaine des impensés et des occultations plus ou moins légitimes.

Ainsi de notre rapport à l’environnement : l’historien Jan Synowiecki évoque les réflexions philosophiques et naturalistes du XVIIIème siècle sur « la capacité des plantes à sentir voire à penser », ouvrant la voie d’une « requalification ontologique des plantes » – alors que l’image qu’on a de ce siècle est celle d’une « domination utilitariste de la nature ». Les travaux sur « la plasticité considérable du langage corporel des gestes et des émotions » soulignent qu’elle est partagée entre humains, animaux et végétaux, et questionnent moins leurs différences de nature que leur relation. De même, l’anthropologue Yoann Moreau réfléchit à partir de la tique sur « le statut politique de ce que nous appelons la Nature », donc « l’extension du politique au-delà de la forme anthropique » à partir de ce qui a été exclus de la Cité.

La romancière Céline Curiol évoque non sans humour les pratiques d’effacement, dans les textes, de ce qui peut heurter les sensibilités, à un âge régi par le politiquement correct, tandis que le sociologue David Le Breton souligne, à partir de la sensorialité des aveugles, l’hégémonie de la vue, et rappelle qu’« il n’est de monde que de sens, c’est-à-dire de perceptions sensorielles et de significations ».

Le texte qui dit avec le plus de force la portée politique de l’insensibilité est celui de l’écrivain syrien Yassin al-Haj Saleh, qui déplore dans un très beau texte d’une cinglante ironie le « mur d’indifférence » dressé entre l’Europe et le Moyen-Orient. Il dénonce les Européens dans « la sélectivité de leur sensibilité et de leur solidarité », tolérance « qui n’est qu’une expression de ce rapport de force ». Yassin al-Haj Saleh mentionne aussi le « ressenti victimaire » du monde arabe et musulman suite à l’histoire coloniale et à ses prolongements en Palestine mais également dans la forme « autocolonisée » de l’État moyen-oriental. « Le terrorisme et la guerre contre le terrorisme s’inscrivent parfaitement dans cette dynamique d’amenuisement mutuel de la sensibilité face à ce qui affecte l’autre. » Ce qui s’y perd, c’est la citoyenneté, et la représentation de l’humanité comme « une communauté imaginaire, une unité sensible, un seul et même corps ».

 

Par Kenza Sefrioui

Revue Sensibilités, histoire, critique et sciences sociales n°11, Insensibilités

Collectif

Anamosa, 160 p., 23 €


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