
L’âge de la colère, une histoire du présent
Auteur : Pankaj Mishra, traduit de l’anglais (Inde) par Dominique Vitalios
Le temps du ressentiment
Dans un essai brillant, l’essayiste indien Pankaj Mishra analyse la face sombre de la modernité pour expliquer les violences contemporaines.
« Camus, parmi de nombreux écrivains et penseurs, voyait le ressentiment comme un trait caractéristique du monde moderne où l’insatisfaction individuelle devant le degré de liberté effectivement disponible se heurte constamment à des théories complexes et à des promesses de liberté et d’émancipation individuelles. Il ne peut que devenir explosif à mesure que les inégalités s’accroissent alors même qu’aucun redressement politique ne semble en vue. » Pour Pankaj Mishra, le ressentiment est en effet une des principales clefs d’analyse de notre époque. L’essayiste et critique littéraire indien considère en effet que seule une minorité a réellement bénéficié de ce que promettaient les Lumières et la modernité. L’Âge de la colère, une histoire du présent, a été publié en 2017 en anglais et traduit dans quatorze langues. Ce livre, qui s’appuie sur une très abondante bibliographie, propose une analyse systémique des violences contemporaines, depuis les fièvres nationalistes et populistes, la montée des extrêmes droites, l’accès au pouvoir de tribuns autoritaires, jusqu’à l’intégrisme violent.
Ferments communs
Son propos s’oppose fermement aux thèses essentialisantes du choc des civilisations, selon lesquelles certaines seraient incompatibles avec les Lumières. Pankaj Mishra estime au contraire que c’est au cœur des Lumières mêmes qu’il faut chercher la cause de ce qu’il qualifie de « guerre civile mondiale ». Pour lui en effet, les totalitarismes, la révolution iranienne de 1979, les attentats du 11 septembre 2001, les violences religieuses en Inde, Daech, etc. sont les manifestations terribles d’une frustration largement partagée par les exclus et les « superflus » des promesses de la modernité. Sans omettre les spécificités de chaque contexte évoqué, l’auteur souligne les traits communs de cette colère généralisée, que la circulation quasi instantanée de l’information aujourd’hui fait ressentir avec plus d’acuité. Sa démarche, qui s’appuie à la fois sur l’histoire, l’économie et la philosophie politique, procède en va-et-vient entre le présent et le passé, questionnant les « séismes » contemporains à la lumière de trois siècles, pour remettre en perspective les pensées et les pratiques.
Au cœur de son propos, un rappel essentiel sur la nature des Lumières et de la modernité. Quasi exclusivement résumées, dans le discours occidental, à l’humanisme, au rationalisme, à l’universalisme, à la démocratie libérale, « il n’a presque jamais été souligné au cours des dernières décennies que l’évolution de la modernisation était en grande partie une histoire de carnage et de chaos plutôt que de convergence pacifique. » Une histoire de racisme, de colonialisme, d’impérialisme, de technicisme qui a laissé des séquelles indélébiles. L’auteur remonte à l’opposition entre Rousseau et Voltaire : si ce dernier était favorable au commerce international et a été un soutien de despotes éclairés, le premier « a anticipé le perdant moderne, avec son sens de la victimisation exacerbé et sa demande de rédemption ». Rousseau a ainsi formulé, avec son sentiment d’être marginalisé mais aussi avec la certitude de sa supériorité morale, une « dialectique du ressentiment ».
Discours messianiques
En retraçant l’histoire européenne du XVIIIème siècle et en la faisant entrer en résonnance avec ce qui s’est produit dans d’autres contextes par la suite, Pankaj Mishra insiste sur une double violence. D’une part, la violence impérialiste qui non seulement a « imposé des idéologies et des institutions inadéquates à des sociétés qui avaient développé, au fil des siècles, leurs propres formations politiques et structures sociales, mais également privé nombre d’entre elles des ressources qui leur auraient permis de poursuivre un développement économique de type occidental ». D’autre part, la violence des « traînards amers » de la modernité, tiraillés entre le désespoir que leur inspire « leurs élites traditionalistes » et la rage d’être dominés par l’Occident. Mais l’une et l’autre, relève l’auteur, ont en commun une même tendance au messianisme : d’un côté, l’image fantasmée du progrès et de la modernité civilisatrice, de l’autre, l’invention de figures d’« homme nouveau », voire de « surhomme » capables de « guérir les vieilles blessures » de l’humiliation et de « l’échec à rattraper les pays “développés” et acquérir une position d’éminence internationale ».
Ainsi, le ressentiment n’a de sens que dans la conscience de droits, de libertés, d’opportunités potentielles et dans la conscience d’en être privés. Il est donc lié à un sentiment d’exclusion, qui prend tout son sens avec les ravages du néolibéralisme : aux recalés de l’économie mondiale et de la politique, restent « la métaphysique par défaut du monde moderne » et ses manifestations identitaires destructrices. Pankaj Mishra revient longuement sur la fabrique de l’Autre comme responsable, fond de commerce des nationalistes, populistes et démagogues, et s’inquiète de la multiplication, à l’âge de l’individualisme et des communautés virtuelles flattant l’amour-propre faute de créer de véritables liens, de loups solitaires passant à l’acte. Le dernier chapitre alerte sur le durcissement du désarroi dans des formes d’anarchisme violent et de nihilisme dispersé. On ne saurait saisir les enjeux contemporains, conclut-il, sans envisager « l’être humain dans son irréductibilité, avec ses peurs, ses désirs et ses rancœurs ». Comme on ne saurait y répondre sans « une pensée réellement transformative sur le soi et le monde ».
Kenza Sefrioui
L’âge de la colère, une histoire du présent
Pankaj Mishra, traduit de l’anglais (Inde) par Dominique Vitalios
Zulma, 462 p., 11,50 € / 150 DH
Revue Sensibilités, histoire, critique et sciences sociales n°11, Insensibilités
Auteur : Collectif
Les sens de l’insensibilité
La revue Sensibilité fête sa première décennie par une interrogation toute en finesse sur le concept opposé.
« L’insensibilité, degré zéro de la sensibilité, vraiment ? » Pour ce collectif anniversaire, coordonné par Quentin Deluermoz, Thomas W. Dodman, Anouch Kunth, Hervé Mazurel et Clémentine Vidal-Naquet, « le contraire de l’émotion n’est pas tant la raison que l’insensibilité, aux êtres comme aux choses ». Indifférence, inattention, désaffection, absence d’émotion… les différents contributeurs interrogent le refus de voir et les « lâchetés partagées », mais aussi les mises à distance nécessaires ou les autres formes de sensibilité.
C’est que le concept renvoie à une longue tradition d’ « endurcissement » et de « dressage des passions », remontant au stoïcisme : « l’absence d’empathie, la distance, la froideur s’avèrent aussi des compétences sociales ou politiques. Ne nous y trompons pas : malgré son préfixe privatif, l’insensibilité est bien aussi un affect, une pratique du sensible comme les autres. » Il s’agit ici de comprendre les sensibilités à géométrie variable, leur dimension contrôlée ou volontaire et surtout, les lignes mouvantes et incertaines de leur évolution. Cette approche se module selon le sommaire de la revue : la première section comporte des articles de recherche éclairant le concept à partir de divers champs d’étude ; la seconde section propose des « Expériences » formelles ou de fond ; une troisième est réservée à l’introspection et un « Hors-champ » donne carte blanche au philosophe et historien de l’art Georges Didi-Huberman, qui retrace une triple généalogie du diptyque histoire-sensibilité.
Une question d’éthique
Indissociables, la sensibilité et l’insensibilité sont au cœur de tout projet de société et de son éthique. Il y a les insensibilités nécessaires à certains domaines et construites. Au XVIIIème siècle où le « défaut de sentiment » n’était pas de bon goût, renvoyant à la perversité, la cruauté et l’absence de sens moral, explique l’historienne Kerstin Maria Pahl, la réflexion en médecine sur la place de la douleur et sur le traitement humain des patients a été un tournant majeur : l’anesthésie a fait apparaître « les interconnexions entre le corps, les sens et le discours ». Le sociologue Romain Pudal raconte de façon poignante les défis psychologiques auxquels sont confrontés les pompiers, et les « insensibilités professionnellement construites, apprises ou subies » liées à la devise « Altruisme, efficience, discrétion », mais qui vont au-delà des formes de « virilité populaire – payer de sa personne, ne pas se plaindre, souffrir, endurer en silence » : c’est une « seconde nature » qu’il s’agit de construire, une « pudeur aux accents braillards » qui extériorise la détresse, mais ne la soigne pas. Quant à l’historienne Anne Carol, elle lit les carnets du bourreau français Anatole Deibler, dont le dépouillement et la forme bureaucratique mettent « de la banalité dans le monstrueux et font de la violence répétée un travail », une tactique pour « subjectiver [le condamné] de façon négative, donnant ainsi à la mise à mort l’apparence d’un combat, voire d’une réaction d’autodéfense », et « s’abriter derrière un jugement collectif », tout en l’objectivant et en le dépersonnalisant. En analysant le tableau de David, Brutus (qui a fait exécuter ses propres fils), l’historien Olivier Christin et l’historien de l’art François-René Martin reviennent sur le choix terrifiant entre famille et politique – comment, esthétiquement, « rendre visibles les remous de la conscience » ? – et sur la façon de jeter les bases d’une figure promise hélas à un grand avenir : celle du « monstre froid ». De même, l’historien Jérémie Foa, revenant sur le massacre de la Saint-Barthélémy en France en 1572, souligne que bourreaux et victimes étaient proches et que, pour le massacre, les premiers ont dû engourdir leur sens et leur conscience notamment par l’alcool ; il note aussi que la violence de masse procède par des mécanismes de compartimentation. Plus étonnantes, les conclusions de l’anthropologue Alix Philippon sur l’ascèse, observée dans les cercles soufis féminins du Pakistan, comme forme de détachement du monde mais en même temps de réalisation de soi : elle y voit, en résistance au patriarcat, une « matrice d’empowerment » qu’elle rapproche des thématiques du développement personnel…
Repenser la relation
D’autres travaux interrogent l’insensibilité comme le domaine des impensés et des occultations plus ou moins légitimes.
Ainsi de notre rapport à l’environnement : l’historien Jan Synowiecki évoque les réflexions philosophiques et naturalistes du XVIIIème siècle sur « la capacité des plantes à sentir voire à penser », ouvrant la voie d’une « requalification ontologique des plantes » – alors que l’image qu’on a de ce siècle est celle d’une « domination utilitariste de la nature ». Les travaux sur « la plasticité considérable du langage corporel des gestes et des émotions » soulignent qu’elle est partagée entre humains, animaux et végétaux, et questionnent moins leurs différences de nature que leur relation. De même, l’anthropologue Yoann Moreau réfléchit à partir de la tique sur « le statut politique de ce que nous appelons la Nature », donc « l’extension du politique au-delà de la forme anthropique » à partir de ce qui a été exclus de la Cité.
La romancière Céline Curiol évoque non sans humour les pratiques d’effacement, dans les textes, de ce qui peut heurter les sensibilités, à un âge régi par le politiquement correct, tandis que le sociologue David Le Breton souligne, à partir de la sensorialité des aveugles, l’hégémonie de la vue, et rappelle qu’« il n’est de monde que de sens, c’est-à-dire de perceptions sensorielles et de significations ».
Le texte qui dit avec le plus de force la portée politique de l’insensibilité est celui de l’écrivain syrien Yassin al-Haj Saleh, qui déplore dans un très beau texte d’une cinglante ironie le « mur d’indifférence » dressé entre l’Europe et le Moyen-Orient. Il dénonce les Européens dans « la sélectivité de leur sensibilité et de leur solidarité », tolérance « qui n’est qu’une expression de ce rapport de force ». Yassin al-Haj Saleh mentionne aussi le « ressenti victimaire » du monde arabe et musulman suite à l’histoire coloniale et à ses prolongements en Palestine mais également dans la forme « autocolonisée » de l’État moyen-oriental. « Le terrorisme et la guerre contre le terrorisme s’inscrivent parfaitement dans cette dynamique d’amenuisement mutuel de la sensibilité face à ce qui affecte l’autre. » Ce qui s’y perd, c’est la citoyenneté, et la représentation de l’humanité comme « une communauté imaginaire, une unité sensible, un seul et même corps ».
Par Kenza Sefrioui
Revue Sensibilités, histoire, critique et sciences sociales n°11, Insensibilités
Collectif
Anamosa, 160 p., 23 €
Pause_R : Quel Islam dans un monde liquide ?
Asma Lamrabet, médecin et essayiste, et l'anthropologue Farid El Asri, de l'UIR, ont travaillé sur les réalités du fiqh. Au micro de Murtada Calamy, ils évoquent quelques unes des pratiques ou problématique de cette théologie jurisprudentielle de l'islam, dans les sociétés européennes et marocaines contemporaines.
Pause_R est le podcast mensuel de mise à disposition des savoirs de Economia, le centre de recherche HEM, TelQuel et l’Agence universitaire de francophonie (AUF).
Souk R'jal / Souk E'nsa : Féminités, masculinités et rapports de genre dans le Maroc contemporain
L’idée de faire un atelier d’écritures sur les féminités, masculinités et rapports de genres dans le Maroc contemporain3 est née suite à l’intérêt suscité parmi les participants et les membres de la chaire Fatéma Mernissi par le Café littéraire organisé en avril 2021 sous le thème « les masculinités en question ماشي رجولة - أشنو هي الرجولة , avec Soufiane Hennani comme invité en tant que Co-fondateur et coordinateur de Elille, Concepteur des Podcast « Machi Rojola ».
PODCAST DYAL FATEMA MERNISSI 'KAYNA' EPISODE 3 : LE HAREM DE L'OCCIDENT
PODCAST DYAL FATEMA MERNISSI 'KAYNA' est conçu et lancé par la chaire Fatéma Mernissi, en partenariat avec l'association des Amis de Fatéma Mernissi pour l'animation culturelle et avec le soutien de la fondation Heinrich Bőll. Dans le 3éme épisode de Kayna, Sophia Hadi lit un extrait du livre "Le harem européen".
PODCAST DYAL FATEMA MERNISSI 'KAYNA' EPISODE 2 : PARCOURS D'UNE FEMINISTE
PODCAST DYAL FATEMA MERNISSI 'KAYNA' est conçu et lancé par la chaire Fatéma Mernissi, en partenariat avec l'association des Amis de Fatéma Mernissi pour l'animation culturelle et avec le soutien de la fondation Heinrich Bőll.




