Les mirages de la frivolité

Les mirages de la frivolité

Auteur : Michel Clouscard

Le sociologue français Michel Clouscard analysait dans un pamphlet inspiré les fondements culturels de la sociale-démocratie libertaire.

Le livre de Michel Clouscard est un pamphlet, tant dans le style vif et enlevé, que dans la rapidité de son raisonnement. Le sociologue et philosophe français (1928-2009) a développé une œuvre très critique du capitalisme sous sa forme de libéralisme libertaire. Proche du parti communiste, penseur du lien social, il est l’auteur de nombreux essais sur les aliénations propre à ce régime économique et politique et sur les mirages d’une certaine émancipation, comme L’Être et le Code (Mouton, 1972), Néo-fascisme et idéologie du désir (1973), Le Frivole et le Sérieux (Albin Michel, 1978), Critique du libéralisme libertaire, généalogie de la contre-révolution (Delga, 2005). Le capitalisme de la séduction, critique de la social-démocratie, paru aux Éditions sociales en 1981, a été réédité chez Delga en 2006. Il s’agit d’une critique de la société de consommation d’un point de vue sociologique : Michel Clouscard se demande qui consomme quoi et pourquoi ? En préface, le philosophe Aymeric Monville estime que « Clouscard est le seul à avoir analysé la société de consommation et ceci, ni de manière apologétique, ni sous l’angle moralisateur, mais avec une analyse de classe. »Le capitalisme de la séduction se penche sur les codes, les usages et les rituels en vigueur au sein des sociétés capitalistes contemporaines. « Poster, flipper, juke-box… […] Ces petits usages et objets anodins, d’une insignifiance telle qu’ils sont au-dessous de tout soupçon, sont au commencement du rituel initiatique de la civilisation capitaliste. » C’est une « anthropologie de la modernité » que propose Michel Clouscard, en s’attachant à la mode, aux musiques, à la culture des loisirs et de la frivolité. Car pour lui, la mondanité, avec ses codes et ses rythmes, est la clef de voûte de la civilisation capitaliste, qui de libertaire est devenue institutionnelle en accédant au pouvoir.

La première partie du livre est consacrée aux rituels d’initiation au système, que le sociologue décrit comme des « procédures initiatiques », formatant l’intime pour mieux reproduire ce système en rupture avec les sociétés traditionnelle. Il insiste sur la dimension de « dressage » que véhiculent des objets banals comme le flipper ou le juke-box, initiant l’enfant au non-utilitaire, au superflu, au gaspillage. La tenue vestimentaire (jeans, treillis, cheveux longs, guitare) constitue ensuite le formatage du bourgeois en portrait-robot du consommateur. La bande de copains, ensuite, « a quatre fonctions éducatives, quatre vertus initiatiques. Elle doit aider à quitter la tradition (la société victorienne : la morale). Elle doit produire les nouveaux modèles et symboles de l’émancipation. Elle sélectionne les meilleurs sujets et écarte les scories de classe. Elle prépare à la participation, à l’intégration au système. » Une initiation qui tend à faire coïncider « empathie individuelle et profit de classe », dans la constitution de lobbies ou d’intelligentsias. Michel Clouscard s’attarde ensuite sur les rituels : le « cérémonial de la fumette », qu’il interprète comme « l’initiation au parasitisme social  de la nouvelle bourgeoisie ». De même, tout en saluant l’immense avancée sociale qu’elle a représenté, il décèle dans un certain apprentissage de la pilule un conditionnement des très jeunes filles à la consommation de masse – reléguant le féminisme à une pratique mondaine, à une idéologie occultant la « ségrégation de classe » qui trace des vies si différentes. Enfin Michel Clouscard décortique l’usage mondain de l’objet technologique (la moto, la guitare électrique…), qui forment la « sémiologie du standing », de ce statut où l’objet n’est plus recherché pour sa vocation fonctionnelle et utilitaire. Tous ces éléments contribuent à un « nouveau contrat social » entre les générations.

Néo-fascisme

Dans la seconde partie, intitulée « La logique du mondain », Michel Clouscard développe la diffusion de ce système dans divers champs des pratiques et expressions sociales. Dans l’art, par exemple, où toutes les formes traditionnelles sont soumises à une esthétisation. Il analyse la mode (et la démode) à la lumière de la psychanalyse, comme banalisation et esthétisation de la libido. Il décrit les lieux de la « consommation mondaine », dont la boîte qui se mue en club, par « l’accumulation des consécrations », décortique l’économie des échanges…

À la suite de Marx, qui s’inquiétait du « caractère fétiche de la marchandise », Michel Clouscard analyse la dimension contraignante de la socialisation dans une société de consommation, servie par les outils informatiques qui donnent à cet impératif de la convivialité une dimension quasi-totalitaire. « Le néo-fascisme sera l’ultime expression du libéralisme social libertaire, de l’ensemble qui commence en mai 1968. Sa spécificité tient dans cette formule : tout est permis, mais rien n’est possible. À la permissivité de l’abondance, de la croissance, des nouveaux modèles de consommation, succède l’interdit de la crise, de la pénurie, de la paupérisation absolue », écrivait-il dans Néo-fascisme et idéologie du désir.Dans Le Capitalisme de la séduction, Michel Clouscard se pose en moraliste, parfois même en moralisateur, qui n’hésite pas à apparaître puritain, notamment lorsqu’il décrit la rupture avec une éthique occidentale traditionnelle opposant l’argent à la beauté, ou lorsqu’il condamne l’arrivisme. La force du propos est atténuée par le ton, d’une ironie envahissante. Mais ce livre, salué par Vladimir Jankélévitch comme un chef-d’œuvre, porte un regard au vitriol sur cette société, et ses analyses d’il y a près de quarante ans apparaissent d’une grande actualité.

 

Par Kenza Sefrioui

 

Le capitalisme de la séduction, critique de la social-démocratie libertaire

Michel Clouscard

Éditions Delga, 360 p., 170 DH

 

 


Valeur en construction

Valeur en construction

Auteur : Gilles Marion

Gilles Marion replace objets et consommateurs dans une relation complexe et mouvante qui exclut que la notion de valeur soit un absolu.

Seul, un objet n’a pas de valeur. C’est la thèse de Gilles Marion, professeur émérite à EMLYON Business School. Ce chercheur français, spécialiste de la compréhension de la production de valeurs par le consommateur et des expériences de consommation, propose dans cet ouvrage une stimulante réflexion sur l’axiologie de la consommation. Gilles Marion s’inscrit contre une vision traditionnelle du marketing, faisant de l’objet une simple réponse à un besoin d’un consommateur. Pour lui, la notion de valeur est une construction, qui émerge au moment où l’objet est intégré dans une pratique. Il considère donc l’objet comme indissociable de la relation avec un sujet. Dans le même mouvement, cela implique que le consommateur n’est pas un être passif, mais participe lui aussi à la production de la valeur. Considérer la valeur comme une cocréation, ou une coproduction, ouvre un vaste champ de causes et d’effets possibles, qui évacuent d’emblée l’idée que la notion de valeur soit un absolu.

Notion contingente

Dans un premier chapitre, Gilles Marion revient sur les différentes théories de l’économie et de la sociologie de la consommation. « La philosophie morale n’a pas l’exclusivité du concept de valeur. Ce vocable n’appartient à aucune discipline particulière », précise-t-il. Mais « l’économisme, voire la science économique, est peu capable de rendre compte de la formation de la valeur si on s’en tient aux seules hypothèses qui accompagnent un tel modèle. En revanche, il est beaucoup plus intéressant de mobiliser le contexte du tissu social qui compose nos sociétés et alimente notre relation aux objets. » Gilles Marion retrace l’histoire de la pensée de l’économie politique, pour souligner ce qui a été écarté pour en faire « une « science » mathématisable ». Il revient notamment sur la réflexion d’Aristote sur l’échange, développant à la fois la justice de cette relation et la définition de la valeur. Mais, d’Adam Smith à Marx, c’est surtout la valeur d’échange qui est analysée, au détriment de la valeur d’usage, laquelle s’inscrit beaucoup plus dans une pratique. Par ailleurs, ces principes de la micro-économie classique impliquent que le consommateur soit considéré comme un être rationnel, autonome et informé, effectuant au préalable un calcul du rapport coût/bénéfice en fonction de ses objectifs, pour agir de façon optimale. Gilles Marion fait l’inventaire des études qui nuancent ce portrait type, en soulignant notamment les paramètres du style de vie, des motivations, etc. Et surtout, il souligne qu’on ne saurait isoler le comportement d’un consommateur type, sauf à le considérer, comme Amartya Sen, comme un « demeuré social » ou un « idiot rationnel », tant chaque individu est pris dans un réseau de relations qui influencent ses choix. Gilles Marion s’attarde également sur la sociologie de la consommation pensée par Bourdieu : s’il partage l’idée que « la valeur d’un objet de consommation, en fait d’une catégorie plus qu’un objet précis, n’est pas substantielle mais relative », il interroge les limites des notions d’habitus, estimant que cette analyse est surtout centrée sur les producteurs et ne tient pas assez compte de la capacité critique des consommateurs. « L’activité cognitive d’un consommateur est triplement située et distribuée. D’abord, elle est située dans les contingences de l’accomplissement d’une pratique, ensuite elle est distribuée dans l’environnement et les dispositifs matériels et sémiotiques qui l’accompagnent, enfin elle est située dans le cadre culturel et historique particulier où sont sédimentées des façons de faire, d’agir et d’interagir qui qualifient les personnes. »

Gilles Marion aborde ensuite la question de la qualification des personnes et des objets. Chaland, client, consommateur, acheteur, utilisateur, etc., chaque terme définit un type de relations, ce qui induit une pluralité de motifs d’action (intérêt, passion, conviction, etc.) ainsi que de nombreux dispositifs de jugement (désir mimétique, désir de la nouveauté…). Idem pour la qualification des objets : « Que se passe-t-il lors qu’un objet quitte la scène marchande pour entrer dans la sphère intime ou domestique ? Ces moments où la question n’est plus de choisir mais d’utiliser, de « faire avec » et, parfois malgré, l’objet. » Gilles Marion souligne l’impasse des économistes sur ce point et propose la notion d’expérience pour l’appréhender dans son intensité et sa temporalité. Il évoque également l’approche des linguistes voyant dans l’objet un signe, revient sur la dimension instrumentale de l’objet, discute les notions d’appropriation et de familiarisation.

Le troisième chapitre se penche sur la genèse de la valeur d’un objet, sur le processus de valuation que Gilles Marion préfère au terme de valorisation. Expérience, jugement de valeur, dimension subjective et personnelle ou au contraire publique, régimes de justification des choix, etc., entre en ligne de compte dans la fabrication du storytelling qui doit faire reconnaître la valeur, donc le prix d’un objet. Enfin, Gilles Marion propose une typologie des formes de la valeur. Si celle-ci est vue comme une expérience, interactive, relative, qui peut être extrinsèque ou intrinsèque, active ou réactive, orientée vers soi ou vers autrui, elle peut être envisagée en termes d’efficience, d’excellence, de statut social, d’estime, d’éthique, de jeu, d’esthétique ou de spiritualité. Si la valeur est analysée à l’aune de sa signification, les catégories de pratique, de ludique, de critique ou d’utopique s’appliquent. Si la valeur se base sur sa performance, on l’envisagera du point de vue physique, positionnelle ou imaginative. Chaque typologie produit à son tour des interprétations à évaluer. Et Gilles Marion de conclure : « le consommateur n’existe pas, seules existent ses figures », car la consommation est d’abord un « faire ».

Par Kenza Sefrioui 

Le consommateur coproducteur de valeur, l’axiologie de la consommation

Gilles Marion

Éditions EMS, collection Versus, 208 p., 230 DH


Contre un égalitarisme abstrait

Contre un égalitarisme abstrait

Auteur : Amartya Sen, traduit de l’anglais par Paul Chemla

L’ouvrage clef du prix Nobel d’économie indien Amartya Sen a 25 ans et n’a pas perdu de son actualité.

L’égalité oui, mais de quoi précisément ? « L’idée d’égalité se heurte à deux diversités distinctes : l’hétérogénéité fondamentale des êtres humains, et la multiplicité des variables en fonction desquelles on peut évaluer l’égalité », précise Amartya Sen. L’économiste indien, qui a reçu en 1998 le prix Nobel d’économie, rappelait dans cet ouvrage publié en 1992 chez Oxford UniversityPress sous le titre de InequalityReexamined, l’importance, pour ne pas vider la notion d’égalité de son sens, de tenir compte de la diversité des situations et des aspirations humaines. Fortune héritée, milieu social, âge, sexe, vulnérabilité aux maladies, aptitudes physiques et intellectuelles doivent donc être prises en compte, faute de quoi la formule de la Déclaration universelle des droits de l’Homme, « Tous les hommes naissent libres et égaux », considérée comme la référence en matière d’égalitarisme, peut dissimuler des politiques très inégalitaires, alors qu’« une considération égale pour tous implique peut-être un traitement très inégal en faveur des désavantagés. »L’ouvrage d’Amartya Sen passe en revue ces nombreux paramètres variables qui entrent dans une compréhension large et pratique du concept d’égalité.

Au cœur de sa réflexion, l’auteur insiste en effet sur une approche pragmatique : l’égalité dans la liberté d’accomplir, ou capabilité, et non pas seulement l’égalité prise comme niveau d’accomplissement atteint. Il se distingue également des travaux des « économistes du bien être », dont Bentham, en faisant la différence entre la notion de capabilité et celle d’utilité, trop liée selon lui à l’utilité individuelle et à certains schémas concentrés sur les accomplissements. De même, la capabilité ne se réduit pas à la notion d’égalité des chances, qui renvoie à la théorie sociopolitique et ne prend en compte que certains obstacles spécifiques. Si l’égalité des chances véritable implique nécessairement l’égalité des capabilités, l’égalité doit aussi prendre en compte un autre impératif parfois rival, celui de l’efficacité.

Le travail d’Amartya Sen est une réponse aux thèses de John Rawls, qui considère la justice comme l’équité. Pour Amaratya Sen, « deux individus détenant le même panier de biens premiers peuvent disposer de libertés très différentes pour progresser vers leurs conceptions respectives du bonheur (que ces conceptions coïncident ou non). Juger l’égalité – ou l’efficacité, d’ailleurs – dans l’espace des biens premiers revient à donner aux moyens de la liberté priorité sur toute évaluation de l’étendue de la liberté, ce qui, dans de nombreux contextes, peut être un inconvénient. » Ainsi des variables d’inégalités héritées, de sexe, etc.

Égalité vs liberté ?

Pour Amartya Sen, l’articulation entre liberté et égalité est absolument centrale et tout à fait révélatrice de la position philosophique et politique de tout auteur qui s’exprime sur le sujet. Ainsi, les penseurs libertariens s’avèrent « antiégalitaristes » justement parce qu’ils placent la liberté au-dessus de tout. Or, « la position d’une personne dans un mode d’organisation sociale peut être jugée de deux points de vue différents : premièrement son « accomplissement » ; deuxièmement, sa « liberté d’accomplir » ». Il y a donc une nette différence entre ce que chacun peut effectivement faire en sorte de réaliser et ce qu’il peut réellement faire, l’écart étant nourri par des variables comme l’utilité, le niveau de revenu, le métabolisme, l’âge, etc. Amartya Sen distingue également la liberté et les moyens de la liberté, ceux-ci ne se réduisant pas à un budget mais incluant les choixet les ressources dont dispose un individu. Il insiste sur la qualité d’agent qui peut entrer en ligne de compte dans l’appréciation de l’accomplissement et du bien-être. Il analyse les concepts à l’aune de la justice, des libertés politiques, du bien-être social.Il consacre un chapitre entier à « Richesse et pauvreté » comme facteurs d’inégalité. Il s’y penche notamment sur la mesure du seuil de pauvreté, et montre les limites de la statistique pure, sans prendre en compte la nature de la pauvreté, la question de l’inadéquation des revenus, plutôt que leur faiblesse seule, ou encore le manque de capabilité temporaire lié à une situation déterminée (grossesse, maladie, représentations sexuées, etc.).Amartya Sen développe ensuite les facteurs de diversité humaine générateurs d’inégalité : sexe, accès aux études, etc. Et de conclure : « Les inégalités de répartition des revenus et de la propriété feront très généralement partie du tableau, mais ne seront certainement pas tout le tableau ». Car, insiste-t-il, ce qui caractérise l’humanité, c’est sa diversité et sa pluralité, rendant nécessairement incomplète toute étude de l’inégalité. Au-delà des problèmes liés à la mesure du phénomène, des différences afférant aux questions de liberté effective, des variables décisionnelles, l’égalité demeure une préoccupation sociale majeure, qui appelle une réflexion en profondeur sur les modes d’organisation à adopter. À la libre concurrence et à la méritocratie prônée par John Rawls, Amartya Sen répond par la nécessité de prendre en compte – par la notion de capabilité – ce dont l’individu n’est pas responsable (la fortune de sa famille, ses dons innés, etc.) « Lorsqu’il est question d’adultes responsables, il est plus juste de voir les droits des individus sur la société (ou les exigences d’équité ou de justice) en termes de liberté d’accomplir que d’accomplissements réels. » Ainsi, considérer la pauvreté pas uniquement comme un manque de revenu mais de liberté fonde une approche d’une grande force conceptuelle et aux retombées tout à fait concrètes. Cette vision fine et riche en nuances est porteuse d’une éthique véritablement humaniste.

 

Par Kenza Sefrioui

Repenser l’inégalité

Amartya Sen, traduit de l’anglais par Paul Chemla

Seuil, Points Économie, 320 p., 120 DH


Pour financer le revenu de base

Pour financer le revenu de base

Auteur : Collectif coordonné par Jean-ÉricHyafil et Thibault Laurentjoye

Volet technique de la réflexion sur le revenu de base, ce second tome présente une réflexion en profondeur sur le rôle de l’impôt dans les grandes orientations de société.

Après un premier tome consacré au plaidoyer pour la mise en œuvre d’un revenu de base (Revenu de base : un outil pour construire le XXIème siècle, Éd. Yves Michel), le Mouvement français pour un revenu de base (MFRB), association créée en 2013 et mouvement citoyen composé de différentes sensibilités, se penche sur les modalités de financement de ce dispositif qu’il considère comme « un droit inaliénable et inconditionnel ». Avant de détailler les diverses pistes de financement, ses auteurs, sous la direction du chercheur en économie Jean-ÉricHyafil et de Thibault Laurentjoye, spécialiste d’analyse de données et d’algorithmes appliqués au marché du travail, répondent à une objection préalable selon laquelle le revenu de base coûterait trop cher. « Si l’on considère uniquement le budget brut de la mesure – c’est-à-dire le montant annuel du revenu de base multiplié par le nombre de personnes qui le reçoivent –, le revenu de base augmente fortement la dépense publique. » Pour le MFRB, ce raisonnement est insuffisant, car « le budget brut d’une réforme n’a aucun sens économique ; seuls comptent les effets redistributifs et les effets incitatifs (c’est-à-dire les effets sur le comportement des individus). » Les auteurs reviennent également sur le concept d’« impôt négatif » proposé par Milton Friedman et formalisé par James Tobin, qu’ils comparent en termes d’effets redistributifs au revenu de base, et estiment important de « séparer le prélèvement de l’impôt du versement du revenu de base » afin d’empêcher « que le revenu de base prenne la forme d’un crédit d’impôt ». Raisonnant dans le contexte français, le MFRB préfère ne pas avancer de montant mais affirme que le revenu de base ne doit pas être inférieur aux prestations qu’il remplace. Cependant, ils rappellent que cette réflexion est nourrie par deux grandes tendances. La première, d’inspiration néolibérale, a pour objectif de libéraliser le marché du travail, donc « de supprimer un maximum de mesures de protection et de réglementation » et propose dans cet optique un impôt négatif, qui fonctionne sur le même principe que le revenu de base, afin de « permettre aux salaires de s’établir à un supposé salaire d’équilibre du marché, si tant est qu’un tel salaire d’équilibre existe. Dans l’esprit de Milton Friedman, cet impôt négatif ne devait pas être trop élevé, pour éviter de permettre aux travailleurs de refuser un emploi. » La seconde, au contraire, théorisée par André Gorz (Misères du présent, richesse du possible, 1997) est pensée comme un outil d’émancipation et comme une « politique générative » : « En donnant aux individus et aux groupes des moyens accrus de se prendre en charge, il les autorise à développer des formes alternatives de production, porteuses de plus de sens ». La préférence des auteurs va très nettement à cette dernière.

Taxe sur les robots

Dans ce livre concis, appuyé sur des démonstrations très techniquesqu’éclairent des fiches synthétiques comme « Les employeurs peuvent-ils profiter du revenu de base pour baisser les salaires ? », « Faut-il individualiser l’impôt sur le revenu ou maintenir le quotient  conjugal ? », etc., les auteurs font l’inventaire des principales sources de financement du revenu de base.

La première, fondée sur l’impôt sur le revenu, est « un moyen de rationaliser le système redistributif actuel » en combinant l’impôt sur le revenu avec le revenu de base. Cette piste est la plus envisageable à court terme, mais ses effets distributifs ne deviennent significatifs qu’avec un revenu de base plus élevé.

Le MFRB se penche ensuite sur les sources de financement « qui pourraient s’ajouter ou se substituer à l’impôt sur le revenu ». D’abord par le biais de prélèvements sur la consommation et par la fiscalité écologique, comme le préconisent les documentaristes Daniel Häni et Enno Schmidt (Le revenu de base : une impulsion culturelle, 2008). Cette piste s’appuie sur la volonté de pallier les destructions d’emplois par l’automatisation, et d’affecter dans un premier temps la TVA au « développement des secteurs intenses en travail » et non automatisables : cela permettrait de « basculer le financement d’une partie de la protection sociale des cotisations vers les taxes sur la consommation » et de réduire le coût du travail sans diminuer le pouvoir d’achat des travailleurs.Fiscaliser le commerce en lignepermettrait de lutter contre la pratique des grandes entreprises de l’internet (Facebook, PayPal, iTunes, Netflix…) payant la TVA dans des pays comme le Luxembourg, qui pratiquent des taux de TVA faibles, et non dans les pays où leurs services sont consommés. Il s’agit aussi de remplacer la taxe carbone par un chèque vert distribué à tous les ménages de façon inconditionnelle et individualisée.

Une lutte contre la compétition fiscale et contre les leviers d’optimisation fiscale devrait également permettre de capter la rente associée à l’automatisation en mettant fin aux fuites de l’impôt sur les sociétés, abondamment pratiquées par les multinationales du Web. Les auteurs retiennent la proposition de Paul Jorion de financer le revenu de base par une cotisation des robots : « Que tout individu remplacé par une machine ou un robot reçoive à vie une rente perçue sur la richesse créée par cette machine ou ce robot. »

Après ces mesures, appuyées sur des prélèvements directs ou indirects sur les revenus des travailleurs, le MFRB passe en revue d’autres formes d’imposition sur le patrimoine. Dans le sillage de Thomas Paine qui « formula en 1795 la première proposition de revenu de base pour répondre aux inégalités dans la répartition des terres », et plus récemment de Thomas Piketty, ils mènent une réflexion sur les moyens de corriger les inégalités de patrimoine : taxe sur la rente foncière pour la redistribuer, revenu de base lié à une rente pétrolière comme en Alaska et en Iran, imposition sur la propriété immobilière proportionnellement au prix de marché du logement, etc.

Enfin, les auteurs se penchent sur les allocations que le revenu de base viendrait remplacer afin de simplifier le système de redistribution. Au final, ce livre invite à repenser l’impôt, la monnaie, la dette, etc., et propose une réflexion passionnante sur les choix de justice sociale à faire dans une période d’accroissement des inégalités et de profondes modifications des modes de production.

 

Par Kenza Sefrioui

 

Revenu de base, comment le financer ? Panorama des modalités de financement

Collectif coordonné par Jean-ÉricHyafil et Thibault Laurentjoye

Éditions Yves Michel, 192 p., 200 DH

 

 


L’émancipation par le revenu de base

L’émancipation par le revenu de base

Auteur : Collectif coordonné par Jean-Éric Hyafil

Outil d’émancipation des travailleurs, le revenu de base est aussi un levier de sortie d’un modèle économique et politique en crise.

« Le revenu de base est un droit inaliénable, inconditionnel, cumulable avec d’autres revenus, distribué par une communauté politique à tous ses membres, de la naissance à la mort, sur base individuelle, sans contrôle des ressources ni exigence de contrepartie, dont le montant et le financement sont ajustés démocratiquement. » Pour le Mouvement français pour un revenu de base (MFRB), association créée en 2013 après une pétition qui a récolté 300 000 signatures dans toute l’Europe, cette définition est un point de départ. Ce mouvement, citoyen et transpartisan, a en effet eu à débattre, selon les sensibilités de ses composantes, de différentes versions du revenu de base. Cet ouvrage, coordonné par Jean-Éric Hyafil, enseignant-chercheur en économie à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne, est le premier volet d’un plaidoyer. Dans de brefs chapitres synthétiques complétés par des fiches sur des points précis, il présente les arguments en faveur de la mise en œuvre d’un revenu de base – les modalités de financement sont, elles, abordées dans le second tome (Revenu de base, comment le financer, Éd. Yves Michel).

Le MFRB rappelle le contexte où prend place ce plaidoyer : une économie néolibérale dont les crises ont accentué les inégalités sociales, le poids de l’idéologie du tout marchand, les mutations liées à l’automatisation, au numérique et à l’ubérisation des emplois, le risque pour l’écologie. Ses auteurs insistent sur les souffrances générées par cette situation, souffrances qui imposent de repenser le paradigme économique et politique.

 

Le travail autrement

 

C’est d’abord à repenser l’idée de progrès qu’ils invitent, étant entendu que le progrès scientifique et technique ne se traduit pas systématiquement en progrès social. La première partie rappelle que l’idée du revenu de base est ancienne : au XVIIIème siècle, l’intellectuel et homme politique britannique Thomas Paine théorisait le droit de chacun sur les ressources naturelles et proposait de le financier sur un droit sur les successions, à l’époque essentiellement constituées de titres de propriété foncière. Après lui, de nombreux penseurs, dont Thomas Spence, Joseph Charlier Jean-Charles Léonard de Sismondi, James Meade, ou encore Yoland Bresson, se sont penchés sur la notion de patrimoine industriel, scientifique et institutionnel collectif. Pour le MFRB, s’il est légitime que les profits remboursent l’investissement initial des entrepreneurs, l’explosion des profits liés aux positions de monopoles de quelques géants du Web, ou « rentes de monopole », pose question. D’autant que certaines tâches sont reportées sur le consommateurs : « Les leaders de l’économie du numérique, Google, Apple, Facebook, Amazon (les fameux GAFA) en viennent à parler de « valeur client » (« Customer base value »). Ils désignent ainsi non seulement ce que rapporte directement un client par ses achats, mais également le service que rend le client en fournissant ses informations personnelles et en utilisant leurs plateformes (contacts, sites visités, types de produits recherchés, échanges entre usagers, etc. Le sociologue Antonio Casilli parle de « digital labor » (« travail numérique ») pour justifier la mise en place d’un revenu de base. » Alors que l’automatisation des Trente Glorieuses avait permis la hausse des salaires et le pleine emploi, celle d’aujourd’hui « rend le travailleur obsolète », ou multiplie les « bullshit jobs » générateurs de souffrance.

Le revenu de base permet de « se ressaisir du travail », d’avoir prise sur son organisation, de le choisir pour le sens qu’il a et non de le subir. Cela suppose d’élargir la définition même du travail, trop souvent réduit à l’emploi rémunéré, en y incluant toute activité productrice de richesses, pas seulement marchandes, mais aussi culturelles, associatives, etc. L’enjeu est d’abord social : il s’agit en effet de rééquilibrer les relations entre employeurs et employés, permettant à ces derniers de refuser les emplois les plus pénibles et sans perspectives de promotion. Il est également écologique, puisqu’il permet de sortir d’un modèle consumériste fondé sur l’obsolescence programmée, en revalorisant une économie contributive fondée non sur la rareté mais sur les biens communs. Pour les auteurs, le revenu de base est « le pilier manquant de la protection sociale », pensé à partir du salariat et menacé par le chômage de masse dès les années 1970 et l’explosion de l’emploi précaire et du travail indépendant : il s’agit de « passer d’une société de précarité subie à une société de mobilité choisie ».

Enfin le revenu de base est un droit émancipateur pour des catégories de personnes. D’abord pour les femmes, fragilisées par la conjugalisation de certaines aides sociales et de l’impôt. Pour les jeunes, ensuite, qui ont besoin d’être sécurisés dans leur parcours pour « aborder différemment leur intégration sociale et professionnelle. » C’est un outil pour appréhender différemment le développement local en désenclavant et en redynamisant les régions marginalisées. Ses auteurs insistent enfin sur la possibilité d’envisager un revenu de base à l’échelle européenne, en poursuivant et en consolidant l’intégration politique. Un plaidoyer stimulant et profondément humaniste.

 

Par : Kenza Sefrioui

 

Revenu de base, un outil pour construire le XXIe siècle

Collectif coordonné par Jean-Éric Hyafil

Éditions Yves Michel, 152 p., 140 DH


Restaurer la confiance au travail

Restaurer la confiance au travail

Auteur : Luc Brunet et André Savoie

Les chercheurs canadiens Luc Brunet et André Savoie se penchent sur le climat de travail et ses répercussions en termes de performance et de santé.

Entreprise, association, administration… toute organisation fonctionne comme un organisme qui a son pouls, son énergie, et qu’une approche purement rationnelle, fondée sur les seuls business-plans et l’analyse de l’environnement socio-économique, des métiers et des contraintes réglementaires, ne suffit à appréhender. Luc Brunet et André Savoie sont docteurs en psychologie du travail et des organisations et enseignent au département de psychologie de Montréal. Ils se penchent sur un aspect souvent minoré voire occulté de la vie de toute organisation : les interactions entre ses acteurs, et la façon dont circule entre eux l’énergie. L’enjeu est loin d’être secondaire : il y va en effet de la santé au travail, mais aussi de la capacité à réaliser les objectifs de fonctionnement, de développement et de performance.

« C’est par la perception de leur climat de travail que les acteurs d’un système interprètent la réalité organisationnelle les entourant. Ainsi, la façon dont les membres d’une organisation voient leur environnement est (finalement) beaucoup plus importante dans la détermination de leur comportement que ne l’est la réalité objective. » Si en effet « le travail donne un sens à la vie », les conditions dans lesquelles on l’exerce sont source soit d’épanouissement et d’accomplissement, soit d’aliénation et de détresse. Pour les coauteurs, connaître le climat de travail a des implications très concrètes : « anticiper des conduites, faire le point sur des conduites, développer des projets de changement, faire une bonne planification, améliorer l’efficacité de la formation et du perfectionnement, améliorer la confiance du personnel dans l’organisation, développer la coopération, prévenir la délinquance organisationnelle et agir sur la santé psychologique au travail. » Bref, pas d’innovation ni de créativité sans un climat sain.

 

Condition de la santé et de la créativité

 

La première partie de l’ouvrage retrace l’histoire du concept depuis les années 1930 et surtout 1960 et fait la synthèse de la vaste littérature existante sur le sujet, vaste mais variable et fragmentaire en fonction des objectifs des chercheurs. À l’origine, une étude de Lewin, Lippitt et White de 1939, constatant que « les garçons qui travaillaient sous un leadership participatif avaient une meilleure productivité que ceux qui effectuaient la même tâche sous u leadership autoritaire. » Beaucoup d’auteurs insistent sur l’importance de la perception de l’environnement social et organisationnel. Certains soulignent la nécessité qu’il y ait une perception partagée par la majorité des membres d’une organisation. Le fait que ces perceptions aient une influence sur les comportements est également retenu comme un critère important. Bref, il s’agit d’une construction, qui joue un rôle sur la santé psychologique des employés tout comme elle influe sur le façonnement de la vie de l’organisation. Luc Brunet et André Savoie distinguent les notions de climat de celles, avec lesquelles il y a parfois confusion, de culture et de leadership. Ils proposent ensuite une typologie des climats de travail, selon qu’ils sont ouverts ou fermés, et y distinguent des degrés, de désagréable à pathologique en passant par malsain, et inversement de consultatif à inventif. Une autre typologie est proposée, axée sur l’articulation confiance / méfiance.

Le second chapitre envisage le climat de façon dynamique, étant donné que les variables qui le composent sont multiples et en interaction. Tout en soulignant leur interdépendance dans les faits, les coauteurs distinguent à des fins pédagogiques divers types de variables. D’abord les variables causales : structure organisationnelle, politiques et règlements, culture organisationnelle, système de récompenses et de punitions et leadership. Il y a ensuite des variables résultantes : degré d’autonomie au travail, de contrôle sur son propre travail, environnement physique immédiat, considération et respect, qualité des relations au sein du group et système de mobilisation en vigueur. Des variables modératrices individualisent la perception des variables constituantes et le comportement de chacun. Enfin, ils énumèrent les variables finales : implantation d’un changement organisationnel, délinquance organisationnelle, engagement envers l’organisation, éthique au travail, relations de travail et syndicalisation, santé psychologique et sécurité au travail, absentéisme, taux de roulement, perfectionnement des ressources humaines, satisfaction et rendement au travail, et efficacité organisationnelle globale. Gestion participative, actes délictueux, violences, transferts d’apprentissage ou syndication… Tous ces éléments sont analysés à la lumière du type d’organisation.

La troisième partie porte de façon comparative sur les outils de mesures élaborés par divers chercheurs pour apprécier le climat de travail : « Ce  qui fait la force d’un questionnaire sur le climat de travail est sa capacité de regrouper et de représenter les dimensions primordiales qui composent le climat. L’élément-clé, sur ce point, est la saisie des perceptions individuelles des stimuli, des contraintes et des possibilités de renforcement jugés cruciales par les individus. » Enfin, la dernière partie envisage la méthodologie et les étapes de la consultation en climat organisationnel en vue d’un changement.

Un ouvrage théorique, richement documenté, qui sera d’une grande utilité avant tout aux managers, DRH et consultants.

 

Par : Kenza Sefrioui

 

Le climat de travail, au cœur de la dynamique organisationnelle

Luc Brunet et André Savoie

Éditions EMS, Les essentiels de la gestion, 176 p., 260 DH


Écoles de commerce : un business

Écoles de commerce : un business

Auteur : Zeil

Ancien enseignant en Sup de Co, le dessinateur Zeil décortique avec un humour grinçant le fonctionnement des écoles de commerces. Panorama au vitriol.

 

Vous avez décroché une des écoles de commerce du Top 10 ? Continuez ! Sinon, réfléchissez sérieusement avant de vous inscrire ailleurs, notamment dans une « Sup de co ». C’est le message d’un ancien enseignant de Sup de co, aujourd’hui installé aux Etats-Unis, qui a choisi la BD pour rédiger ce guide acerbe et plein d’humour. Ce qu’il dénonce surtout, c’est le caractère commercial du fonctionnement de ces écoles, qui trouvent tous les moyens de soutirer de l’argent à leurs inscrits sans en contrepartie fournir les garanties d’un enseignement de qualité.

Fil conducteur dans ce récit aux dessins incisifs : Gaëtan et Gaëlle, et leurs amis issus de familles aisées, fêtards invétérés et jeunes bobos en mal de découvrir le monde. Mais l’esthétique n’est pas le propos de ce livre, et les personnages sont le prétexte à une description méthodique du fonctionnement d’une Sup de Co type, et surtout de ses chausse-trappes. On commence par son matériel promotionnel, plaquettes, annonces de partenariats, communiqués de presse… C’est que « dans une situation concurrentielle difficile, il faut savoir attirer le consommateur avec la promesse d’une expérience « fun » digne d’une agence touristique. » Cette candidate affirmera donc : « Je veux intégrer votre sup de co car on part en stage à l’étranger dès la première année et on y revient seulement en dernière année pour la remise du diplôme. » On promet des parcours « internationaux » grâce à des cours en anglais… dispensés par des professeurs parfois loin d’être anglophones. Autre argument alléchant : la participation aux événements humanitaro-sportifs, en fait prétextes à faire du tourisme. Et puis il y a la marque de l’école à marketter, soit en soulignant le caractère international, soit une vocation high-tech, soit une responsabilité sociale. Quelle que soit l’option, il s’agit de grassement la monnayer : « On n’est pas si loin des prix d’une université aux États-Unis… pour un « retour sur investissement » bien inférieur », peste un parent. Et Zeil d’ironiser sur l’ajout du mot international dans les intitulés de tous les cours, quand de fait, l’internationalisation est celle des étudiants de familles étrangères fortunées, même s’ils n’ont pas le niveau requis voire ne parlent pas la langue…

 

Ethique élastique

 

Ce qui pose problème, c’est que la pression de la concurrence amène certains établissements peu scrupuleux à considérer leurs étudiants comme des clients et à rogner sur les exigences académiques. Zeil démonte « la comédie des accréditations » : « Avant d’accréditer une école, l’AACSB [Association to advance collegiate schools of business] lui demande de s’auto-évaluer sur différents critères, puis cette auto-évaluation est vérifiée par un « comité AACSB » constitué de trois anciens directeurs généraux d’écoles de commerce », choisi dans une liste fournie par l’école elle-même ! L’auteur pointe également du doigt le recrutement des enseignants : « L’enseignant-chercheur est à la sup de co ce que la vitrine est à une boutique : il est là pour attirer le chaland, en donnant un vernis de respectabilité universitaire à l’école. » Or, le mode d’évaluation des enseignants chercheurs étant la publication d’articles académiques, c’est l’enseignement et la disponibilité pour les étudiants qui en pâtit : « La direction d’une sup de co récompensera un prof qui publie de façon conséquence en réduisant sa charge de cours. Corollaire direct : les profs finissent par percevoir leur charge d’enseignement comme une punition… » Et la situation financière fait qu’il n’est pas possible de recruter des enseignants-chercheurs pour ne leur confier que la matière de pointe dont ils sont spécialistes : on leur demande donc « d’enseigner en dehors de leur véritable domaine d’expertise ». Ou alors, on recrute des vacataires. Il y a aussi le « professeur visitant », souvent casquette masquant son aspiration à faire du tourisme, voire l’administratif sans aucune formation à l’enseignement… Zeil souligne aussi la prétendue mise en avant de l’importance accordée à la recherche par des directeurs d’établissements qui sont avant tout des managers et ne s’intéressent qu’à « la ligne « Bénéfice » dans le compte de résultat de fin d’année. » Sans oublier les pratiques carrément anti-déontologiques : « Encore plus fort : la direction pipe les dés en mettant sur pieds un système de « pay for play » qui permet de donner le qualificatif de « professeur qualifié académiquement » à certains enseignants-chercheurs ». Quant à l’enseignement, il est sujet à des modes, dont celle des « cours non-académiques », de développement personnel, de « vibracorps » (pour relâcher la tension en faisant vibrer son corps…). Aux cours magistraux « forcément chiants », on substituera des activités pratiques, ou « expérimental Learning », avec si possible des intitulés « sexy » : « apprendre la comptabilité avec Candy Crush »… Zeil alerte également sur l’envers du numérique : une façon d’occuper des élèves trop nombreux par rapport aux places dans l’école, ou de se faire des marges faramineuses en automatisant les cours de langue. Il s’intéresse enfin aux débouchés, souvent peu brillants au regard du coût de la scolarité : stages photocopie ou emploi par piston.

Un tour d’horizon qui rappellera des souvenirs à certains, et aura le mérite de mettre en garde efficacement les candidats futurs…

 

Par : Kenza Sefrioui

 

Sup de Cons, le livre noir des écoles de commerce

Zeil

La Différence, 48 p., 200 DH


Kenza Sefrioui persiste et signe « Le livre à l’épreuve »

Kenza Sefrioui persiste et signe « Le livre à l’épreuve »

Auteur : Kenza Sefrioui

Kenza Sefrioui [i]est  une très belle plume qui aime les livres et les raconte merveilleusement ; cela on le sait, surtout sur les pages de www.economia.ma où l’auteure  a eu l’habitude de faire régulièrement des notes agréables de lecture pour les nouvelles parutions. Cette année, à l’occasion de l’édition  Siel de Casablanca 2017, elle vient de signer un travail très particulier, inscrit dans la série ‘’Collection Enquêtes‘’ dédiée au journalisme d’investigation et  dirigée par Hicham Hodaifa[ii].  Il s’agit, en effet, d’une enquête sur le livre au Maroc. Une approche forcément louable, on ne le sait que trop, il n’y a pas beaucoup de travaux académiques ou journalistiques sur le sujet.

 D’emblée Kenza Sefrioui nous décrit sur les plans quantitatif et qualitatif, l’absence du marché du livre au Maroc .La production marocaine ne dépasse pas 1300 titres par an et occupe une faible partie des rayonnages des librairies dominées par des livres importés de Liban, d’Egypte et de France. On ne vit pas de sa plume au Maroc, 35,5% des ouvrages sont édités à compte d’auteurs, et dans un contexte marqué par la défaillance des circuits de distribution. « Aujourd’hui les meilleures plumes marocaines  sont publiées à l’étranger » constate-t-elle ;  et pour les jeunes, le numérique avec ses blogs et ses réseaux sociaux apparait comme une alternative plus commode.

Kenza Sefrioui constate  que le livre est resté le parent pauvre de la politique culturelle dans ce pays, il fut beaucoup moins loti que le cinéma par exemple. Il n’y a pas à ce jour de législation qui pourrait permettre de réguler le secteur et ouvrir la voie de son  développement  sain.

Selon une enquête  datant de 2014 on a recensé 394 bibliothèques officielles dans un Maroc de plus de 34 millions d’habitants. Et il y aurait 3 millions de livres dans les bibliothèques d’où notre grand écart avec  l’objectif de l’Unesco appelant à un livre par habitant ! En outre, la moitié des personnes inscrites dans les bibliothèques entretiennent un rapport utilitaire  avec elles. C’est pour une formation ou l’acquisition d’un diplôme que les gens s’inscrivent!   De même, le secteur de l’édition (comprenant le scolaire) représente moins de 1% du chiffre  d’affaires global du secteur industriel, ce qui est vraiment dérisoire !

En 2014  l’auteure avait recensé 750 librairies très inégalement réparties au Maroc ; la faiblesse des ventes induit un cercle vicieux de réduction des tirages « un livre tiré à 1500 exemplaires met trois à quatre ans à se vendre. Sefrioui cite à ce propos M Sghir Janjar directeur de la fondation Al Saoud qui déclarait en 2016 « il faut cent doctorants pour avoir deux auteurs d’articles et de livres au Maroc ».

Dans ce combat inégal il y a cependant des héros, la fatalité qui frappe le domaine de la lecture et du livre n’arrive pas à prendre le dessus sur la détermination et la volonté de certains acteurs sociaux ; L’auteure cite le cas de l’association de Bouhouda dans la zone rurale de Taounate ; engagée dans  des programmes de scolarisation non formelle et d’une bibliothèque très réussies et ce, malgré les difficultés matérielles et la vague rampante de l’obscurantisme.

Indisponibilité organisée

Kenza Sefrioui évoque aussi la question de la censure. Si officiellement celle ci n’existe  pas au Maroc, il y a des procédés efficaces en usage (le système des visas obligatoire) qui la mettent en œuvre  plus subtilement mais fermement consacrant ainsi les  tabous nationaux (monarchie, religion, ..).Elle rapporte  notamment pour les publications importées de l’étranger, « le Dernier combat  du Captain Ni’mat »  de feu Mohmed Leftah comme  illustration récente de cas implicitement censurés.

La concentration du système de distribution se trouve illustré aussi par la domination de trois institutions  qui ont l’exclusivité pour la distribution au Maroc de la plupart des éditeurs français : La librairie Nationale, Sochepress, et la Librairie des Ecoles. Les libraires marocains qui ont les moyens optent pour des demandes directes d’importation afin de pallier aux lenteurs du régime en vigueur ; cela ne permet cependant pas de surmonter  le système omniprésent des visas, niant ainsi  à tout un chacun le droit de choisir librement ses lectures.

Le piratage et la contrefaçon enfoncent le secteur

Kenza Sefrioui évoque aussi le cas des ouvrages piratés qui deviennent  un phénomène en expansion rapide permettant d’avoir sur les étals de quelques librairies  ou chez des Ferracha  , les copies d’ouvrages demandés par le public à des prix beaucoup moins chers que les originaux .La révolution numérique a créé le boom de ce marché informel  et déclenche le mécontentement des opérateurs du secteur lesquels  exigent une action publique contre cette déviation fatale .

Dans cette contrefaçon  il s’agirait d’un double circuit local et international. Le premier est installé à Casablanca avec un opérateur qui choisit les ouvrages très demandés,  les renvoie à des petites imprimeries pour en faire 10 000 ou 20 000 exemplaires. Il procède ensuite à leur distribution à travers un pole installé à Kenitra utilisant un réseau informel efficace à travers l’ensemble du pays.

Le second circuit repose sur la même structure de distribution mais travaille et importe du Liban et d’Egypte sur commande les livres et ouvrages récents les plus demandés.

A cela s’ajoute le téléchargement à travers Internet ; l’enquête sur les pratiques culturelles rapporte que 14,4% d’un échantillon interrogé déclarent le faire pour des livres et documents écrits.

Parmi les autres défis du livre au Maroc, l’auteure évoque le recensement des ouvrages publiés. A ce jour, il n’est pas encore possible d’avoir une bibliographie nationale complète. D’après  les professionnels, 20 % de la production environ n’est pas déclarée ou n’a pas de numéro légal. Ainsi  chaque année, une partie non négligeable échappe à l’inventaire de la BNRM ; le grief souvent cité concerne la complexité et le cout des procédures ainsi que leur centralisation .De même, une partie non négligeable des livres édités à compte de leurs auteurs n’ont pratiquement aucune vie commerciale, ils restent dans le cercle restreint des amis et de l’entourage.

Kenza  Sefrioui a suivi le parcours annuel de deux documentalistes qui effectuent un recensement pour le compte de la Fondation AL Saoud et de la BNRM ; un travail fastidieux en l’absence de la numérisation des prestations  chez la plupart des libraires et la domination de l’informel. Cet effort parvient à améliorer l’inventaire  des publications par an  mais reste incomplet, il y a nécessité de mettre des moyens plus importants. Pour le moment, chez la plupart des « libraires » « la règle c’est le modèle papeterie, tabac, photocopie, et des employés malheureux.. ». Certes, « le livre en français  bénéficie d’éditeurs et de libraires plus professionnels »   ainsi que d’une information mieux partagée. Mais « Pour le livre en arabe, c’est l’arbitraire ». « Le livre peut être sérieux mais le lecteur n’a pas d’information à son sujet ».  «  Hors de l’axe Casa-Rabat c’est l’anarchie totale, une activité  presque totalement informelle ».

Partir pour exister ?

Faut-il quitter le Maroc si l’on a un projet d’écriture ? Leila Slimani qui a eu le Goncourt 2016 répond par la négative, mais souligne la nécessité d’une bonne relation avec l’éditeur.  La liste des auteurs expatriés est pourtant assez longue ; depuis Driss Chraibi à ce jour, sans oublier celles et ceux qui tout en résidant au Maroc, évoluent dans des circuits à l’étranger. Chacun a ses griefs, l’auteur Youssef Fadel explique que la diffusion se fait mieux à l’étranger offrant une meilleure audience aux auteurs et aux œuvres, mais pour Mohamed Hmoudane « si les distributeurs sont des filiales de groupes français, comment voulez vous qu’ils s’intéressent à un livre marocain ? Sans diffusion ni distribution, le livre est mort né ». Kenza Sefrioui rapporte également les témoignages de Taher Benjelloun et Abdelatif Laabi sur le sujet. Mais Elle finit par  se rendre à l’évidence, celle  cruciale et inévitable relative à la politique culturelle du Maroc. « Il faut que le pays s’autonomise et de consommateur devienne producteur de culture » disent en substance toutes et tous les auteur(e)s .Il faut commencer par un effort en éducation et chercher à consolider un lectorat dans le pays ….

Le dernier chapitre de ce livre est consacré aux passeurs de livres, il s’agit de personnes ou d’initiatives destinées à encourager la lecture. Kenza Sefrioui y rappelle d’abord qu’en 2011 le HCP avait annoncé -dans le cadre de son enquête sur L’emploi du temps des Marocains- que ces derniers dépensent en moyenne 1 dh par an et par personne pour le livre ; soit 25 fois moins que la moyenne mondiale .Une autre enquête de l’association Racines en 2016 sur les pratiques culturelles avait  révélé que 15,2% de l’échantillon marocain interrogé affirment ne lire jamais de livres.

On retiendra dans ce chapitre en note d’espoir, l’initiative du club conscience estudiantine qui organise des groupes de lecture à la Fac  à Casablanca, celle des bouquineurs de Rabat avec Facebook, « Dakhla bktab » de Marwan Naji, et le « Réseau de lecture au Maroc » engagé depuis  2013 et qui est en cours d’extension à ce jour.

 

[i] Elle est l’auteure de l’étude « la revue Souffles(1966-1973)espoirs de révolution culturelle au Maroc »Editions du Sirocco .(Prix du Grand Atlas 2013 )

[ii] Editions :En toutes lettres

 

Par : Bachir Znagui


International entrepreneurship and management journal
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Publication de notre chercheure associée au Cesem, centre de recherche de HEM, Caroline Minialai, sur le journal international de l'entrepreneuriat et le management (International entrepreneurship and management journal)

 


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