Qui manipule qui ?

Qu’est-ce que la manipulation ? De ce mot polysémique, retenons pour le cas des médias, l’une des définitions proposées par le dictionnaire Larousse et qui en spécifie l’impact sur l’opinion publique : « Le fait d’orienter l’action de quelqu’un ou d’un groupe dans le sens qu’on désire et sans qu’il s’en rende compte ». Dans un débat citoyen dont elle a l’art et la manière, HEM a invité à Rabat, en ce mois de mars 2015, plusieurs professionnels, de France, de Belgique et du Maroc pour débattre de cette même question : « Médias et pouvoirs : qui manipule qui ? ».

Ayant pris part à ce débat passionnant sur une question presque courue d’avance, je me dois de prolonger ici quelques réflexions que m’a inspiré l’échange avec mes confrères et la salle avide d’en savoir plus et qui sont restées en suspens. D’abord, qu’en est-il du public ? Doit-on imaginer qu’il est le dindon de la farce, pris en tenaille par un pouvoir sécuritaire, politique, économique qui ne laisse pas filtrer grand-chose de déterminant de ce qui se trame dans les coulisses, et un pouvoir médiatique qui n’a pas toujours accès aux secrets des dieux, même s’il fait de son mieux ? Que cette relative impuissance s’accentue en temps de crise, de négociations et de guerre (c’est-à-dire souvent, vu l’état actuel du monde) ?

Aujourd’hui, les médias, audiovisuels surtout, se laissent sciemment piégés par le diktat de la brièveté, de l’instantanéité, du format court, des sujets sensibles à reléguer à minuit. Mais il n’est pas sûr que le public gobe l’information à sens unique qu’ils lui mettent, en prime time, sous le nez. La preuve, les spectateurs sont de plus en plus nombreux à aller chercher l’information stratégique, ailleurs, dans des chaînes aux agendas dissymétriques, mais surtout dans les sites d’information, alternatifs.

Et alors, faut-il croire que les médias classiques seraient pris dans un jeu de consentement à somme nulle, rarement indépendants pour se défaire des intérêts de leurs actionnaires et commanditaires, eux-mêmes souvent pris dans le jeu des connivences économiques et politiques, et surtout les enjeux de souveraineté qui exigent le mutisme ? Ce n’est pas toujours aussi simple que cela. D’abord, les journalistes fouineurs deviennent une denrée rare à cause de la prolétarisation du métier et de la course à maintenir le flux par des petites mains. Ensuite, pour contourner les barrières conventionnelles qui se dressent face à ces journalistes téméraires qui résistent, rares sont les institutions médiatiques qui parviennent à se défaire d’intérêts convergents avec des membres de l’Establishment. Quant à être suffisamment solides financièrement pour ne pas périr à la première secousse, cela est de moins en moins tenable.

Si, d’un côté, les médias qui parviennent à échapper à l’écosystème consensuel, sans répondre à un agenda politique étriqué, ne sont pas légion, le contexte n’aide pas trop, non plus. Nous sommes, à vrai dire, en phase de surveillance accélérée et les whistleblowers, enquêteurs et autres ingénieurs qui traquent les brèches de secrets bien gardés par les Etats et les grands groupes, sont très mal vus. Tout comme les journalistes qui parviennent, à partie des kilomètres de données arrachés aux limbes du pouvoir, à dénicher des informations cruciales, sont perçus comme des empêcheurs de tourner en rond.

Et pourtant, c’est en se rapprochant le plus de vérités inavouables que le public peut se sentir le moins floué possible. C’est peut-être cela le paradoxe que contient la question posée. Médias et pouvoirs ne peuvent coexister sans une certaine dose de manipulation réciproque, où chacun essaie de devancer l’autre à son insu, mais pas au point de le larguer. Car, sans ces tours de passe-passe, l’échafaudage qui tient le système politico-économique actuel en place pourrait facilement s’effondrer, nous dit-on, sous le sceau de la confidence, dans les coulisses. Et ne serait-ce pas aussi de la manipulation de nous laisser le croire ? N’est-ce pas infantilisant pour les publics ? Non, vous répondra-t-on. C’est une manière de tenir compte au mieux de leurs attentes. C’est du marketing new age.

Peut-être est-ce alors le marché qui dicte les nouvelles lois de la manipulation. Revoyons donc la définition. La manipulation serait-elle ce qui, orienté par désir de la plupart, leur est servi à leur insu pour renforcer leur fidélité ? Et la complexité, alors ? Et les multiples facettes de la vérité ? Et ce qu’il faut savoir pour mieux se décider dans l’espace public ? Hélas, ce n’est pas toujours ce qui prime dans les attentes du public. Et les médias se contentent de plus en plus à y répondre au mieux. Comme s’ils étaient à leur tour manipulés par le marché. Compliqué, non ? Je ne vous le fais pas dire. 

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