Les Lumières radicales. La philosophie, Spinoza et la naissance de la modernité

Auteur : Jonathan I. Israel, traduit de l’anglais par Pauline Hughes, Charlotte Nordmann et Jérôme Rosanvallon

Les routes des Lumières

Dans un essai érudit, Jonathan Israël retrace les routes de la diffusion de la pensée des Lumières et de la modernité en Europe et montre qu’elles ne se limitaient pas à la France et l’Angleterre.

C’est « un spectaculaire déplacement », à la fois chronologique et géographique, explique en préface le philosophe français Maxime Rovère. Publié en 2001 et traduit en français une première fois en 2005 chez Amsterdam, Les Lumières radicales est une passionnante somme d’histoire des idées. Son auteur, professeur d’histoire moderne à l’université de Princeton, fait une lecture tout à fait novatrice du courant des Lumières : « Au lieu de considérer les Lumières comme un mouvement intellectuel propre au XVIIIème siècle, il propose de situer sa naissance dans les années 1660 », explique le préfacier. Cette remontée dans le temps amène Jonathan I. Israel à revoir l’épicentre des Lumières, jusqu’alors assigné à la France et à l’Angleterre, et à le ramener aux Pays-Bas, tout en insistant sur son ampleur dans toute l’Europe.

Sa méthode : étudier ce qui faisait le débat public en Europe tout au long des XVIIème et XVIIIème siècles. Il remonte le fil des bibliothèques universitaires et privées, des dates et lieux d’impression, des interdictions, persécutions voire exécutions, pour suivre les livres et les idées. Cela l’amène à identifier deux courants dans ce vaste ensemble allant du Portugal aux Pays baltes, en passant par l’Allemagne et l’Italie : un courant radical et un courant modéré. Au passage, il s’inscrit contre l’essentialisation du concept même de Lumières, aujourd’hui utilisé, rappelle Maxime Rovère citant le philosophe Yves Citton, comme « une barrière de ralliement pour les humanistes européens contre des menaces perçues comme extérieures : l’islamisme, le terrorisme, le télévangélisme, l’abrutissement mass-médiatique américain… »

Élan vers la rationalisation et la sécularisation

Outre son érudition encyclopédique, l’apport de Jonathan I. Israel est de refuser l’assignation d’un mouvement intellectuel à une seule histoire nationale. En soulignant la dimension européenne des Lumières, il souligne « la communauté d’élans et d’intérêts qui marquèrent l’ensemble des Lumières européennes » malgré les décalages temporels. « De tous les bouleversements culturels que l’Europe a connus depuis la chute de l’Empire romain, aucun n’a manifesté un degré de cohésion comparable à celui de la culture intellectuelle européenne de la fin du XVIIème et au début du XVIIIème siècle. » Il évoque l’unification du champ intellectuel européen par le biais des journaux, des cafés, des salons, des bibliothèques…

Il retrace également l’histoire des résistances à ce mouvement, en identifiant deux tendances au sein des Lumières : un courant modéré et un courant radical. Ce dernier est selon lui représenté principalement par Spinoza et le spinozisme. « Spinoza et le spinozisme constituaient, en fait, l’armature intellectuelle des Lumières radicales partout en Europe, non seulement aux Pays-Bas, en Allemagne, en France, en Italie et en Scandinavie, mais aussi au Royaume-Uni et en Irlande » – en dépit de l’historiographie classique anglaise qui y accorde très peu de place. Les radicaux remettaient en question les notions de providence, de sacré et de magie, ne réduisaient pas le libre-arbitre à une simple responsabilité morale d’un sujet et opposaient aux hiérarchisations politiques, religieuses ou sociales les concepts d’universalité et d’égalité. Ces idées ne manquèrent pas d’effrayer les pouvoirs en place et, outre le camp des conservateurs, se rassemblèrent sous la bannière des Lumières modérées les tenants d’une position plus consensuelle, réformiste et compatibles avec l’État de l’Ancien Régime. Mais un lien direct est ainsi établi « entre la révolution intellectuelle de la fin du XVIIème siècle et les profonds changements sociaux et culturels qui se produisirent en Europe dans la période recèdent immédiatement Voltaire ». Des premières Lumières jusqu’à 1750, c’est une véritable « guerre européenne des philosophie » qui se produisit en vue de l’hégémonie intellectuelle, et que retrace Jonathan I. Israel.

Le livre progresse en cinq parties. La première, transversale, revient sur le concept même des Lumières radicales, et suit la diffusion en Europe du cartésianisme, qui n’eut de cesse d’irriter les pouvoirs en place, lucides sur sa portée révolutionnaire. En effet, « le principal héritage politique européen contre lequel s’élevèrent les défenseurs de la “liberté” était le glissement quasi universel de l’État monarchique vers l’absolutisme, c’est-à-dire vers de nouvelles formes de pouvoir monarchique et bureaucratique ». La deuxième partie porte sur l’essor du radicalisme philosophique autour de Spinoza, qui devient le fil conducteur des développements ultérieurs. Il y est question de sa lecture critique de la Bible, de son rejet des miracles, de ses positions sur la science et sur la liberté. « Chez Spinoza, la liberté de culte, loin de constituer le cœur de la tolérance, est une question tout à fait secondaire […]  La tolérance, pour lui, concerne d’abord la liberté individuelle, non la coexistence des Églises, et encore moins la liberté conférée aux structures ecclésiastiques de recruter leurs adeptes, d’accroître leurs ressources et de construire leurs établissements éducatifs. » Jonathan I. Israel retrace l’expansion sous le manteau de son Tractatustheologico-politicus aux Pays-Bas, puis, dès la troisième partie, dans toute l’Europe, avec des figures comme Bayle, Bredenburg, Fontenelle, Van Leenhof : mort du diable, athéisme, oracles, nature de Dieu, religion universelles… étaient les clés de ces controverses. Ensuite, dans « La contre-offensive intellectuelle », l’auteur se penche sur les « nouvelles stratégies théologiques » de réponse au spinozisme, en particulier l’empirisme. Il s’intéresse ici à Leibniz prônant « l’harmonie universelle préétablie », à Newton et Locke. Enfin, la dernière partie porte sur « la progression clandestine des Lumières radicales (1680-1750) », avec le mouvement déiste, de Boulainvilliers à Diderot et Rousseau, et de leurs complexités et leurs stratégies de dissimulation. En épilogue, l’auteur souligne les liens : « Spinoza, Diderot, Rousseau, tous trois fondent leur conception de la liberté individuelle sur l’obligation qu’a l’homme de se soumettre à la souveraineté du bien commun. »

Ce passionnant essai rappelle que Les Lumières posèrent des questions qui « ne furent pas confinées à l’Europe » : l’élan vers la sécularisation et la rationalisation concerne « le monde entier ». Enquête à poursuivre…

 

 

Les Lumières radicales. La philosophie, Spinoza et la naissance de la modernité (1650-1750)

Jonathan I. Israel, traduit de l’anglais par Pauline Hughes, Charlotte Nordmann et Jérôme Rosanvallon

Éditions Amsterdam, 1008 p., 35 €

 

 


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