L’Amérique et les musulmans : changement d’ère

Le mardi 21 mars 2017. Ce jour-là, ayant pris l’avion pour Chicago via Paris, j’ai appris à mon arrivée que les avions décollant du Maroc, sur la RAM, vers les Etats Unis ne pouvaient plus autoriser les passagers à faire usage en cabine d’ordinateurs portables ni même de tablettes. Deux mois plus tôt, alors que le président nouvellement élu, Donald Trump annonçait unilatéralement le « muslim ban », décret discriminatoire envers six pays du Moyen Orient. Je regardais, alors, sur mon i-pad de chez moi à Rabat, le message que lui a adressé à distance le talentueux cinéaste iranien, Asghar Farhadi, en guise de boycott de la nuit des Oscars qui le couronnait. Il lui en voulait à lui et à ses apprentis sorciers de distinguer dangereusement, comme Georges W. Bush, après le 11 septembre, entre « nous » et les « ennemis ».

La critique de l’essentialisme américain à l’égard du monde musulman n’est pas nouvelle. Elle a déjà été formulée à l’égard des écrits de Bernard Lewis[1] ou encore des catégories civilisationnelles, rigides et fallacieuses, de Samuel Huttington[2]. Mais entre les différentes guerres expansionnistes du Golfe depuis 1991 et les mesures protectionnistes d’aujourd’hui, j’ai réalisé qu’il s’est opéré un changement de taille. Les réseaux sociaux, nés aux Etats Unis, ont transformé la mondialisation que l’on croyait jusqu’alors synonyme d’américanisation en foyer de babélisation que les plus conservateurs prennent, comme autrefois les grecs, pour de la barbarie. L’Amérique, méga-productrice des biens culturels et du capitalisme technologique, commence à en redouter l’effet boomerang, puisque la fluidité des contenus et l’imprévisibilité des usagers, ailleurs dans le monde, lui échappent complètement. Et le besoin de contrôle et de surveillance faisant aussi partie de la culture américaine, les voilà qui ressurgissent de plus belle, par la voix des politiques.

Ce détour m’a enfin aidé à comprendre, autrement, les soubassements de l’essai inclassable, à mi-chemin entre l’investigation littéraire et la critique culturelle, de Brian T. Edwards, « la fin du siècle américain » (After the American century), paru il y a un an déjà[3]. Jusque là, j’y avais principalement lu, de là où je vis et travaille, à Rabat, une réflexion décalée sur comment les produits culturels américains voyageaient et se transformaient au gré des publics qui s’en emparaient, quelle diversité d’expressions cela produisait chez les producteurs informels de la jouteya de Bab El Had à Rabat, dans le cinéma iranien, dans les talk shows égyptiens, dans les graffitis, ici et là, etc.

J’étais en effet encouragé à privilégier cette interprétation, vu que l’auteur s’est attelé à déconstruire l’idéologie de Henry Luce[4], prévalant depuis la fin de la deuxième guerre mondiale, selon laquelle tout le monde vivait sous l’emprise séductrice, tentaculaire du « siècle américain ». En effet, le propos du livre de Brian Edwards vise à montrer que non seulement l’Amérique n’est pas une et indivise et le monde musulman non plus, mais que les produits culturels américains ne cessaient de sauter et se métamorphoser d’un public et d’un contexte à l’autre. Dans le sillage du critique littéraire, palestinien, Edward Saïd et de l’anthropologue indien, Arjun Apaduraï, l’auteur applique aux Etats Unis les outils de lecture, jusque là utilisés par les essayistes du monde anciennement colonisé pour repenser le monde.

Sa critique à l’égard de l’Oncle Sam est que, loin de maîtriser les représentations du monde, comme les américains ont pu en rêver un moment, via la station radio, Voice of America ou la machine du rêve d’Hollywood, l’ère Youtube et Facebook créait une distorsion permanente des cultures au gré des modes d’appropriation locales qui échappent complètement aux logiques de propagande et de diffusion classiques. Il en déduit, au fond, que la culture américaine, quoique omniprésente et diffuse partout, ne créait aucunement de l’empathie pour une Amérique guerrière et injuste envers le monde extérieur. 

En faisant le voyage outre Atlantique, je réalisais que, vu de son lieu de production, ce livre pouvait être lu non seulement comme une analyse lucide de la fin de l’hégémonie américaine, mais comme une alerte mélancolique de la radicalisation de l’orientalisme et de l’essentialisation de l’autre, en temps de peur généralisée. Alors que je lisais jusque là à travers les pages du livre, les différentes manifestations de cette culture qui voyage et mute (par les jeux vidéo, les DVD, les films, les dessins animés, les doublages, etc.), voilà que me saute aux yeux l’envers de tout cela. Le livre, optimiste à souhait, semble nous prévenir en creux de l’angoisse de l’empire américain de voir ses propres armes symboliques détournées et retournées contre lui.

La vertu de ce livre est qu’il nous montre la volatilité de cette somme de représentations virtuelles. J’ai pu le constater, de visu, l’Amérique est aussi le foyer d’un activisme résistant qui ressurgit face au règne arbitraire de Trump. Tout comme le monde musulman est le foyer de tensions au sujet de soi et de l’autre, son héritage et ses assaillants. La double critique à laquelle nous invite ce livre, contre l’ethnocentrisme identitaire et la volonté de puissance impériale, permet un réel décentrement du regard. Parce que, même si nous sommes en plein changement d’ère, ni l’Amérique ni les musulmans ne sont des catégories homogènes, juste des cases, des symboles qui rassurent les plus frileux et les moins curieux d’entre nous, humains.

 

 


[1] Historien britannique, spécialiste du Moyen Orient (1916 - …)

[2] Auteur de l’essai, Le choc des civilisations, Harvard, 1996

[3] Brian T. Edwards, After the American century : The ends of U.S culture in the Middle East ; Columbia University Press, New York, 2016

[4] In reference to his editorial on Time, February 17th, 1941

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