Recenser les jeunes n'est pas une opération neutre !
Si je devais penser à un mot qui aurait illustré les controverses de l’année 2012 au Maroc, je penserais au mot « jeunes » ; le regain de visibilité des «jeunes» avec le Mouvement du 20 février en 2011 a attisé en 2012 les débats sur leur faible participation à la vie publique – aussi bien politique qu’économique – considérée comme un problème structurel et endémique du système marocain. Le rapport de la Banque mondiale sur la participation des jeunes, paru en mai 2012, a mis en relation directe la faible intégration de la jeunesse sur le marché de l'emploi avec sa faible participation aux affaires sociales et civiques de la communauté. Ce rapport a opté pour une définition de la participation comprenant toutes les formes d'implication politique et économique à la vie sociale et civique.
Le discours de Mohammed VI du 20 août 2012, date de commémoration de la Révolution du Roi et du Peuple, a avalisé ce constat, invitant à traiter la jeunesse comme «une force de dynamisation du développement», et à «adopter une politique intégrée qui associe, dans une synergie et une convergence, les différentes actions menées en faveur des jeunes».
L’ambigüité pourtant persiste en matière de définition de ces jeunes, ainsi qu’en ce qui concerne la définition de ce qu’on entend par leur intégration sociale et professionnelle, même si toute une série d'activités ont été organisées pour défendre leur insertion dans la vie publique, à travers l'organisation d'auditions, de campagnes de sensibilisation, de forums de discussion, d'élaboration de mémorandums, ou des différentes activités visant à améliorer leur accès à l'emploi… De même, nous n’avons aucune idée sur leur nombre, le « recensement des jeunes», apparait comme une action préalable que ces différentes initiatives ont en commun. Or une telle opération n'est pas une opération neutre. Bien que la jeunesse de la population du Maroc soit une caractéristique facile à prouver, le dernier recensement national retient que, les personnes âgées de 15 à 29 ans représentaient en 2004 près de 30% de la population totale, mais la question demeure.
L'invention statistique des jeunes en tant que catégorie est relativement récente. Les premiers recensements français répartissaient la population entre «les enfants, les adultes et les vieillards» et en 1978 encore, Pascon et Bentahar excluaient le critère d'âge pour définir les contours de la jeunesse à la campagne, allant jusqu’à écrire que «les 296 jeunes que nous avons interrogés dont l’âge est compris entre celui du carême et du mariage ont de 12 à 30 ans». En fait, pour commencer à parler statistiquement de jeunes, il est nécessaire que la notion soit mise en relation directe avec la conception marchande de l'individu à la base de la définition de la population active.
En d'autres termes, il faut, en paraphrasant Topalov, que des représentations du travail et du travailleur radicalement nouvelles prennent forme, «les actifs seront ceux et seulement ceux qui sont présents sur un marché leur procurant un gain monétaire, marché du travail ou marché de biens ou services». Le fait de partager la société de cette façon n'a rien de naturel , c’est ce qui a été à la base des études sur l'emploi productif, le sous-emploi et le temps social de Pascon, dans lesquelles il avertit des risques qui peuvent se cacher derrière la simplification des rapports sociaux, en une répartition entre travailleurs et chômeurs .Il avait indiqué que «la prolétarisation, la monétarisation des rapports, la dissolution consécutive des liens de solidarité sociale» sont parmi les aspects qui caractériseraient les changements de structure socio-économique nécessaires pour penser la société dans ces termes.
Dans cette répartition qui est tout sauf naturelle, quelle est donc la place de ceux qu'on appelle «jeunes»?
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