Production et reproductions
Les théoriciens des organisations ont toujours eu recours à des modèles implicites ou explicites des phénomènes organisationnels : stratégies, structures, culture, changement, pouvoir, etc. La majeure partie de ces modèles privilégie soit un principe téléologique interne fondé sur la linéarité de la cause et de l’effet, soit un principe externe structuraliste dans l’explication de la vie organisationnelle. Deux types de modèles largement répandus en sciences des organisations nous permettent d’illustrer ce dualisme méthodologique interne/externe. D’autres pistes de réflexion issues d’autres champs disciplinaires ne sont-ils pas à prendre en considération ?
L’explication du type interne est issue du modèle mécaniste, dont les limites ont été exposées et perçues depuis longtemps par un grand nombre de chercheurs dans le champ des sciences des organisations. Pour autant, ce modèle n’a pas dit son dernier mot. Pour s’en convaincre, il suffit de voir qu’une bonne partie des travaux consacrés ces dernières années au thème de la culture d’entreprise , sont généralement teintés par une représentation mécaniste de l’organisation puisque leur but est d’aider des dirigeants à « formater », « façonner » ou gérer une culture d’entreprise. Une autre illustration provient du courant psychanalytique porté par Kets de Vries et Miller, avançant que les traits psychologiques des dirigeants déterminent profondément les stratégies et les structures des organisations. Ce postulat de base qui lie les phénomènes organisationnels à la rationalité subconsciente des dirigeants, nous le retrouvons fortement prononcé chez les théoriciens classiques Ansoff et Chandler, pour qui les structures et les stratégies sont soumises à la rationalité technico-économique des dirigeants, fortement ancrée dans des processus de planification.
D’un autre côté, l’explication du type externe est la marque du modèle organiciste, caractéristique de l’organisation représentée comme un système biologique, un organisme vivant et évolutif ouvert sur un environnement duquel il reçoit des inputs et en subit les contraintes. Les tenants de cette approche, dont les plus radicaux Hannan et Freeman (courant écologique des populations) attribuent une place de choix à l’environnement, seul capable de sélectionner des configurations organisationnelles optimales, indépendamment des efforts d’adaptation de manière large et de proaction de manière plus spécifique. Voire plus, ces deux explications interne-externe sous-estiment, ou négligent la volonté humaine. Il suffit de se pencher vers les cas d’entreprises qui ont réussi à tirer parti de la philosophie du management de la rupture, à travers les principes du « marketing warfare » et de l’offre créatrice pour s’apercevoir qu’elles ont su dominer leurs marchés. Le dernier exemple marquant issu du contexte marocain est certainement celui du coup de publicité des Fromageries Bel Maroc, en organisant un flashmob réussi et faisant le tour de la toile. Cas très intéressant d’un point de vue marketing dans la mesure où ils ont marqué une rupture dans leur communication en utilisant un nouveau canal et en fédérant toutes les générations dans un large spectre de socio-styles du Maroc actuel[1].
Modèle organiciste, mécaniste, volontariste ? Cette question n’est pas pour autant tranchée et continue de susciter des débats chez les chercheurs en sciences des organisations, tant l’incertitude, la surprise, le complexe, la confiance etc. sont des paramètres difficilement contrôlables et planifiables. C’est vers la théorie de la structuration des systèmes sociaux d’Anthony Giddens que nous nous sommes tourné pour en tirer une représentation de l’organisation en accord avec une approche constructiviste des structures organisationnelles. Ce sociologue rejette le dualisme froid individu/structure véhiculé d’un côté par l’individualisme méthodologique et de l’autre par différentes variantes du structuralisme, et propose donc une synthèse dialectique éclairante où les systèmes sociaux (les organisations notamment) apparaissent comme des espaces structurés par l’action des individus en même temps qu’ils contraignent cette action, qui plus est est située, c'est-à-dire contrainte par sa propre histoire. Sa théorie rejette également l’idée selon laquelle les structures sociales s’expliquent par leurs fonctions dans le système social où on les observe et lui substitue une interprétation des structures comme les résultantes à la fois intentionnelles et non intentionnelles de stratégies d’acteurs. Une autre idée nous a interpellé chez Giddens, celle de la régionalisation des systèmes sociaux où la structuration se fait à l’échelle de régions plus ou moins autonomes et non à l’échelle du système social global. Cette idée implique le refus de la conception communément admise selon laquelle les organisations sont des ensembles homogènes et, implique derechef l’acceptation d’une organisation comme un ensemble de champs relativement autonomes et interpénétrés, mais sans nécessité de cohérence globale.
Ce billet sera sûrement critiqué de par sa présentation prenant quelques raccourcis dangereux, mais il n’était pas dans notre attention de montrer toutes les critiques des modèles, ni de faire une longue apologie de Giddens, mais d’attirer le lecteur vers la dimension sociologique indéniable pour la compréhension des phénomènes organisationnels, car elle nous procure une grille de lecture spatio-temporelle plus large. J’invite à cet effet les intéressés à creuser dans la théorie de la structuration de Giddens pour mieux comprendre comment se forme un système social à travers les interactions qui dépassent les frontières organisationnelles. Managers, il n’y a pas plus pratique qu’une bonne théorie[2] !
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