L’équation de la liberté et de la réputation
Vous entendez souvent au sujet de la liberté d’expression dans les media deux banalités, du style, « ta liberté s’arrête quand commence celle de ton voisin » et une autre, encore plus vague, « pas de liberté sans responsabilité ». Assez souvent, ceux qui profèrent de telles généralités ont davantage un souci de censure et de limitation déraisonnée de la liberté qu’un désir de la préserver. Et bien souvent, il suffit de creuser un peu plus sur les raisons qui motivent de telles positions pour qu’ils vous expliquent sur un ton péremptoire le manque de maturité des journalistes et des lecteurs, s’érigeant ainsi en tuteurs de la normalité. Pourtant, la liberté ne peut être sans bornes, mais lesquelles, justement ?
Quand HEM m’a demandé, dans le cadre de son université citoyenne, espace d’apprentissage ouvert à tous, installé depuis presque deux décennies, de parler à des auditeurs libres sur la liberté d’expression et ses limites, j’ai décidé d’aller regarder de plus près les tenants et les aboutissants de ce dilemme sur lequel l’approximation règne. J’ai pu alors trouver les mots pour être plus précis sur une question aussi déterminante. Je propose, aujourd’hui, de zoomer sur celui de la réputation. Une notion qu’on sur interprète pour surenchérir sur la limitation des libertés. D’où vient cette dérive ?
Au fond, la réputation d’autrui est entachée et la liberté d’expression jugée abusive, dans des cas précis : quand l’information relayée est fausse, son producteur de mauvaise foi, et la personne physique ou morale, mise en cause, fragile et ne pouvant être protégé par ailleurs. Or, dans des systèmes clientélistes ou faiblement démocratiques, comme c’est largement le cas au Maroc, la notion de réputation devient élastique. Elle incorpore parfois et met hors d’atteinte de hauts fonctionnaires, fortement protégés par l’Etat, alors qu’ils sont mis en cause par des faits étayés. Au nom de quoi sont-ils protégés ? Au nom de la sécurité de l’Etat, qui vaut du coup davantage que le droit de la société de savoir. Et au nom de la sacro-sainte obligation de réserve de sources internes à leurs administrations, censées maintenir dans le black out des informations dues au public, contrairement à toutes les règles d’accès à l’information. Regardez le cas dorénavant notoire de Mezouar – Bensouda, tout y est.
Dans ces mêmes systèmes clientélistes, il arrive que la même notion de réputation soit étendue pour inclure des organismes publics, au nom des intérêts de la nation, des symboles religieux, au nom des croyances de la communauté, ou encore des mastodontes économiques au nom de la guerre économique légitime. Dans son dernier livre, Les ennemis intimes de la démocratie, le penseur humaniste Tzvetan Todorov explique que c’est par cette inversion (la protection des plus puissants et la mise en péril des plus faibles maillons de la chaîne) qu’aujourd’hui, le principe fondateur d’égalité et de justice, est dévoyé. Attaquer, par exemple, violemment la plume d’un libre penseur au nom d’un livre sacré pour la foule, est une aberration notoire.
Ainsi, alors qu’initialement, le principe de réputation est un simple bémol ou garde-fou censé protéger les maillons les plus faibles de la société d’information, contre un usage excessif du pouvoir que détiennent les professionnels des media, il est parfois investi par des forces plus puissantes qu’eux, d’un point de vue administratif, économique ou symbolique, avec le soutien d’une justice inéquitable, pour museler les voix libres ou pour hypothéquer l’exercice de cette liberté.
Tous les professionnels et spécialistes qui se sont penchés sur la question ont établi une distinction nette entre les limites bien fines qui circonscrivent l’information et la permissivité nécessaire pour favoriser l’opinion. Or, voilà qu’aujourd’hui, le risque de diffamation censé protéger contre une information malveillante, inclut parfois des opinions allant à l’encontre du politiquement correct et des consensus établis. Des opinions contraires, même véhémentes, conformistes, au nom de la nation ou de la croyance, peuvent certes être mises en avant par des groupes d’intérêt, pour l’invalider ou l’infirmer, mais à ce moment là, les avis de ces groupes valent autant que ceux exprimés par liberté de conscience par des auteurs, plus fragiles qu’eux, justement, car plus minoritaires. Et c’est au débat public, alors, de trancher non une autorité suprême d’en juger.
C’est cette liberté, bien dosée, bien protégée, non banalisée et piétinée, qui peut fonder une société de débat, de délibération et de construction démocratique. Tout le reste n’est que frilosité sécuritaire qui se drape de juridisme. Alors faisons gaffe aux amalgames.
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