Dépassons le smig démocratique

Le lendemain de l’élection à main levée des présidents des douze régions issues du nouveau découpage territorial du Maroc, je suis monté dans un taxi. Le chauffeur, excédé, me fit part tout de suite de sa désillusion : « Mais à quoi sert le vote ? A quoi servent ces élections ? ». Derrière cette colère spontanée, le sentiment que, par leurs alliances, tractations, tactiques et calculs à géométrie variable, les élites partisanes ne représentent plus que leurs intérêts, non la volonté du simple électeur. Le sous-entendu de sa désapprobation est que le PJD, parti islamiste raflant 25% des voix des électeurs dans les villes de 100.000 habitants, soit relégué au niveau régional à un rôle de dauphin, édenté. Et plus important encore, selon ce même taximan, visiblement bien au fait des choses, que ce même parti soit « empêché de gérer les mannes financières des régions les plus lucratives ».

Cet épisode anodin, d’échange sporadique avec un simple électeur et portefaix exprimant en privé, une partie de la vox populi, m’a particulièrement aidé à saisir ce qui était en jeu dans l’arène électorale au Maroc en 2015. Premier constat, de taille, le doute ne porte plus sérieusement sur les machinations et tripatouillages pré-électoraux (même si la question d’usage massif de l’argent demeure à l’ordre du jour) mais sur les arrangements post-électoraux. Ainsi, ce n’est plus vraiment la technostructure de l’Etat, comme ce fut le cas jusqu’à très récemment, qui est au cœur des critiques, mais une bonne partie de l’élite partisane « pourrie » qui prend en charge « le façonnage de la carte électorale » à force de trahisons par-ci, coups-bas par-là et autres injonctions ici et là.

Deuxième constat, le doute sur la finalité réelle des élections censées porter les représentants du peuple au gouvernement des affaires de la cité, n’est plus uniquement émis, comme dans le passé, par des élites désabusées ou des jeunes politisées, mais également par des gens du peuple, qui n’acceptent plus de se taire. Le nombre de manifestations spontanées, dans la rue et en ligne, rejetant les falsifications postérieures de la volonté populaire en attestent largement. Et cela démontre, à la suite du précédent fâcheux des élections communales de 2009, décrédibilisées par les inzal, les soulèvements de 2011 contre le non-respect de la dignité des gens par les élites représentatives, et la série de sit-in qui devient une culture populaire, que l’enjeu dorénavant consiste à mériter la représentation, non la subtiliser ou la fossoyer. La vigilance citoyenne née en 2011 contamine dorénavant les espaces d’intermédiation politique.

Troisième constat, plus sérieux encore, le parti islamiste au gouvernail a réussi, en termes de communication, de se faire passer pour un parti « vertueux », « incorruptible », et donc digne de confiance. Au même moment, plusieurs de ses concurrents, à quelques exceptions près, ont réussi le pari de perdre leur crédibilité et leur capacité à gagner la confiance des électeurs urbains, éduqués ou juste conscients à minima de leurs droits. Cela impose, dorénavant, aux partis susceptibles de proposer des alternatives, de penser à deux choses concomitamment : 1- Prouver leur capacité à fidéliser un réseau de citoyens par la force des idées, la pertinence des actions et le sens non négociable de l’intérêt public ; 2- Cesser de croire que c’est la proximité des cercles de pouvoir qui leur donne le droit de gouverner mais leur exemplarité aux yeux du peuple qui leur en confère la légitimité.

Dernier constat, parallèle, incident mais déterminant. Le nombre d’abstentionnistes, au vu de la population en âge de voter (plus de 23 millions), et non seulement le nombre d’inscrits (15 millions), demeure très élevé. En réalité, seuls quelque 32% sont allés aux urnes. Notre chauffeur de taxi fait partie de ces hésitants qui ont sauté le pas cette fois-ci et semblent sceptiques pour l’avenir. Or, au-delà de la séquence électorale, qu’est-ce qui peut re-booster la confiance des indécis, des récalcitrants et des démissionnaires ? Au-delà des partis, qui ne sont qu’une infirme partie de l’élite au gouvernail, c’est le comportement de l’Etat à l’égard de la liberté d’expression, des médias, des associations qui défendent une société plus forte et novatrice, et surtout le respect du droit à la divergence, à l’autonomie et à la critique, qui peut redonner sens au jeu démocratique.

Or, pour le moment, en dépassant à peine le cap d’élections truquées et en montrant des signes de frilosité à l’égard d’ONG virulentes (AMDH, AMJI, ADN, Freedom Now, etc.), de sites d’information critiques (ex : Al Badil) ou d’intellectuels engagés, l’Etat, y compris les partis qui demeurent mutiques face à ces harcèlements, prouvent qu’ils défendent un Smig démocratique, et se contentent de sa façade électorale.

Le Maroc est encore au stade d’un système hybride, semi-autocratique, auquel les élections servent de paravent ou de pare-feu, c’est selon. Pour passer à la vitesse supérieure, cela dépend autant des acteurs sociétaux que des décideurs politiques. Car le jeu démocratique est un tout, où les libertés, le souci de l’équité et le droit à la pluralité sont le socle d’une possible participation élevée des citoyens. Cela est d’autant plus urgent d’élargir le périmètre du possible et de libérer l’aire de jeu que la majorité silencieuse est en demande d’une offre politique audacieuse, crédible, centrée sur l’humain. Cela exige des acteurs, eux-mêmes, plus d’ingéniosité et de caractère. L’exemple vertueux de la liste politico-citoyenne menée par Omar Balafrej à Agdal-Ryad, en est un bon exemple certes, mais demeure un acte marginal. Le changement de la donne politique ne peut se résumer à la somme de bonnes actions éparpillées ici et là. Le dépassement du smig démocratique devient une nécessité pour émanciper la société. Sans cela, la possibilité d’élargir le champ du possible politiquement risque d’être, hélas, compromis.

 

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