Istanbul, ville monde

Istanbul, ville monde

Au milieu des années 80, le gouvernement bulgare avait décrété une vaste campagne de «bulgarisation» de ses minorités. De nombreux musulmans furent instamment priés de changer de prénom, de renoncer à leur religion. Une majorité d’entre eux choisissant l’exil, arrivèrent à Istanbul, goutte d’eau dans les presque 400 000 migrants intérieurs qui, chaque année, depuis les années 70, viennent s’y installer. Quelques entrepreneurs de cette minorité bulgare relancèrent la filière défaillante du cuir, ouvrirent des tanneries à Tuzla, au sud d’Istanbul, des boutiques dans le bazar, des ateliers de fabrication assez attractifs pour attirer les commandes de grandes marques européennes. Au début des années 90, ces Bulgares furent les premiers à construire de rutilants show rooms où leur pratique de la langue russe leur permit d’attirer l’énorme marée des consommateurs russes et ukrainiens, arrivant à Istanbul dès la chute du mur de Berlin. Les (rares) chercheurs qui ont travaillé ces dernières années sur le développement exponentiel d’Istanbul peuvent raconter des dizaines d’histoires de ce type, Bulgares, Azéris, Turkmènes, Irakiens, Polonais, Moldaves, Algériens, Tunisiens, et bien sûr aussi Turcs, Anatoliens ou Kurdes. Car si Istanbul semble au premier abord présenter toutes les caractéristiques de la mégapole du tiers-monde, anarchique, incontrôlable et parasite, ce n’est qu’une apparence, une dimension de sa réalité. Oui, il y a à Istanbul d’immenses réservoirs de misère et de précarité, mais, répétons-le, Istanbul est une ville monde, et peut-être, avec Londres, la seule qui sur ce continent mérite ce qualificatif. Elle compte aujourd’hui entre 13 et 16 millions d’habitants, produit 23% des revenus bruts du pays, et près de 40% de tout ce qui en sort. Elle accueille près de 15 millions de touristes et passants (certains d’ailleurs visitent aussi la mosquée bleue et ne sont pas tous là pour acheter du cuir bulgare) et son niveau de vie comme sa vie culturelle sont largement à niveau des villes européennes.

C’est au début des années 90 que le grand mouvement des foules a commencé. Les déferlantes sont d’abord venus de Russie et d’Ukraine, en bateau d’Odessa, par bus en bravant les pirates qui rackettent au passage en Moldavie, par avions charters, au point qu’il faudra construire un nouvel aéroport pour les accueillir ; puis des Polonais, des Roumains, des Moldaves. Surtout beaucoup de Roumaines et de Moldaves dont certaines entrent dans les boutiques comme vendeuses pour servir en russe une clientèle qui se moque d’apprendre quelque langue que ce soit et se soucie encore moins d’apprendre l’éthique du commerce de bazar. Ils repartiront lorsqu’ils auront accompli quelque chose d’un cycle d’accumulation primitive, valise par valise, des brouettes de lires amassées à une époque où il faut encore une liasse de billets pour acheter une boîte d’allumettes. Au milieu des années 2000 arrivent les Tadjiks, les Turkmènes, les Kasaks, des Ouzbeks, des bus pleins de leur extraordinaire artisanat, tapis, tissus, comme s’ils avaient pris le temps d’amasser et fabriquer avant de venir vendre, alertés sans doute par des cousins, pionniers discrètement nichés dans les recoins du bazar où ils semblaient les attendre en vendant cet artisanat indien ou pakistanais qui plaisait tant aux touristes. Puis des Irakiens quand la guerre s’installe entre l’Iran et l’Irak, puis des Iraniens à nouveau et d’autres Afghans qui fuient cette fois les talibans, des Libyens, des Tunisiens, Algériens, Egyptiens, Jordaniens et Syriens, mais curieusement peu de Marocains (les seuls que j’y ai rencontrés sont plus souvent des pèlerins que des commerçants), comme si seule une familiarité, même imaginaire avec l’Empire ottoman, justifiait le voyage vers Istanbul (et de même que l’Empire s’est arrêté aux portes du royaume chérifien, le recrutement des commerçant s’arrête aujourd’hui vers Tlemcen) . Enfin, derniers arrivés, des Chinois Ouïgours, musulmans, certains parlant une langue qui a des familiarités avec le turc, de l’une des provinces les plus reculées de l’ancien Empire et qu’on a appelée Turkestan Oriental avant qu’elle ne devienne le Xinjiang.

Cette très rapide sédimentation de peuples en mouvement est aujourd’hui un, sinon le cœur économique de la ville. Car dans leur immense majorité, ces passants achètent et vendent des tonnes de marchandises qui sont fabriquées ici même, dans les faubourgs. Des milliers d’ateliers et d’usines fabriquent donc des vêtements, des parfums, travaillent le cuir, l’acier léger, le papier, et le font aussi bien pour les grandes marques européennes délocalisées ici que pour le marché largement informel du tourisme à la valise. Les spécialistes pensent que 40% de cette activité industrielle est informelle, comme celle des transferts d’argent et de change qu’elle sous-tend, enfin toute l’économie de la migration, nationale et internationale, qui fournit sans arrêt ses mains-d’œuvre à cette machine en surchauffe. Nous avons, dans cette revue même, souvent évoqué cette vitalité productive d’Istanbul, sans en oublier les coins sombres. Il faut y revenir ici pour donner une version plus complexe et sans doute plus ambiguë du miracle turc.

 Oui, il faut le dire, le «miracle» économique turc n’en serait pas un sans Istanbul et cette étonnante capacité qu’a eue cette ville dans les vingt dernières années à capter les peuples que les troubles du monde ont mis en mouvement dans une double quête, de profits rapides et d’aventures personnelles. Son développement ne résulte pas seulement d’une croissance progressive et rationnelle d’un outil productif, et pas davantage d’une stratégie planifiée et portée par un Etat ou des relations internationales. Istanbul est d’abord un espace-temps d’accumulation primitive rassemblant de manière aléatoire des appétits individuels et des opportunités affairistes. Et elle l’est non pas à l’échelle d’un ensemble national, mais d’emblée à l’échelle d’un ensemble continental, qui n’a d’autres frontières que celles disparues des anciens Empires, soviétique et ottoman. Difficile et même impossible à mesurer, cet apport largement informel de la frénésie stambouliote au miracle turc pose décidément des problèmes à la pensée économique. En effet, à tirer les leçons du modèle, il faut alors penser en des catégories et selon des concepts que certains jugent obsolètes ou dépassés. Car Istanbul est d’abord un puzzle de micro-marchés, souks et fondouks, fonctionnant selon les catégories de l’économie du bazar, dans des relations de face-à-face et des tonnes d’argent liquide, très liquide, largement en dehors de toute régulation étatique même si l’Etat, les appareils, les groupes au pouvoir en tirent de fabuleux avantages, sinon le plus gros des avantages. Il n’en reste pas moins que cette histoire est d’abord une histoire de captage et d’arrimage au mouvement du monde, comme disait Braudel, plus que la réussite d’un «projet, et histoire d’une ville plus que d’une nation»

 

1 Dans l’acception moderne du terme, une ville est dite globale lorsqu’elle concentre un nombre conséquent d’instruments et d’acteurs qui exercent un pouvoir économique et politique à l’échelle mondiale. On trouve dans les villes globales les sièges des multinationales et leur logistique stratégique, les sièges des grandes banques et ceux des organismes politiques internationaux. New York est sans aucun doute la plus puissante des villes globales actuelles. Elle a d’ailleurs servi de modèle pour établir cette définition (Sassen S., The Global City : New York, London, Tokyo, Princeton University Press, Princeton, 1991, 2d éd. 2001)