Michel Peraldi
Michel Peraldi est anthropologue, directeur de recherche au CNRS, directeur de 2005 à 2010 du Centre Jacques Berque pour le développement des Sciences Sociales à Rabat (Maroc), rattaché au CADIS à l’EHESS (Paris) depuis septembre 2010.Il travaille depuis plus de dix ans sur les dynamiq...
Voir l'auteur ...L'étranger utile
Le commerce est, à ses débuts, un phénomène interethnique ; il n’intervient pas entre les membres d’une même tribu ou d’une même communauté, mais est, dans la mesure où il n’est tourné que vers les étrangers à la tribu, une manifestation externe des communautés sociales les plus anciennes». Ici exprimée par Max Weber dans son «Histoire économique», voilà vraisemblablement la plus ancienne utilité économique de l’étranger : il est celui avec lequel le commerce est à la fois possible et licite dans des sociétés «traditionnelles» où il ne va pas de soi justement de faire commerce.
L’étranger, une source légitime de profits
Aristote l’avait également exprimé. Pour lui en effet, dans la société grecque de son temps, il est deux formes sociales de l’économie. La première est dite domestique. Elle concerne la cité et les citoyens, égaux les uns aux autres et ne saurait tolérer ni le profit ni même des échanges monétaires. Cette économie est faite de troc, elle s’interdit toute distribution inégalitaire, tout profit réalisé sur le dos du «frère». L’autre économie au contraire, dite par Aristote «chrématistique», est fondée sur des échanges commerciaux monétaires. Elle permet le profit et admet, «l’appétit du gain». Déjà l’esprit du capitalisme, moins les institutions… Et ces affaires ne sont acceptées que pratiquées exclusivement avec des étrangers, de préférence loin de la cité, dans ces véritables ports francs que sont les emporions. Ibn Khaldoun en donne une version assez semblable : le profit est illicite lorsqu’il porte sur les biens de la communauté, lorsque par exemple un marchand peu scrupuleux garde dans son grenier les céréales dont il espère ainsi faire monter le prix. Le profit spéculatif est en revanche licite lorsqu’il porte sur des marchandises que le marchand sera allé chercher en terres lointaines et dont il fait profiter la communauté.
Tous les historiens de Sombart à Braudel en attestent : dans ces temps anciens où le commerce et l’économie se confondent, ce double régime économique perdure avec d’un côté, le marché local, dominé par le troc et les échanges entre «égaux». De l’autre le marché «global», dominé par les échanges monétaires entre étrangers, à distance et sous surveillance de la société locale. Voilà donc une première figure de l’utilité économique de l’étranger : il est tout simplement le seul acteur social avec qui il est licite de faire des profits !
L’étranger, perturbateur d’ordres
Du plus loin que l’on connaisse, toutes les sociétés se sont toujours organisées sur deux axes qui enserrent moralement l’économie. D’une part, le «grand partage» entre ce qu’il est licite d’échanger et ce qui ne doit en aucun cas circuler hors du cercle des «siens» (Godelier M.) et d’autre part, le grand partage entre les échanges sur lesquels il est licite de «gagner», faire du profit et les autres, sur lesquels n’est permis que le prix du travail1. On comprend bien que cette double règle morale contraint, jusqu’ à l’étouffer, une économie qui d’une part joue de l’extension perpétuelle de la sphère des échanges, et d’autre part de l’inégalité de la répartition des surplus2. L’étranger arrive alors à point pour «ruser» avec ces règles sans mettre à mal l’unité des mondes.
En somme, pour qu’une société accepte la loi du profit, soit la possibilité de l’enrichissement de certains de ses membres, il faut au préalable des relations d’altérité3. Il faut une société dans laquelle s’instaure ce régime identitaire par lequel la société n’est plus tout à fait composée de semblables égaux, mais intègre des étrangers, non pas au sens national et légal qu’il a aujourd’hui, mais au sens communautaire. Cet étranger n’est pas n’importe quel étranger. Tel que décrit par les historiens, il est ou bien un «voyageur», un individu sans attache ni tribale ni clanique, ni protection étatique. C’est un inoffensif colporteur que l’on accueille en des lieux protégés à l’écart des mondes communautaires. Ou bien il est membre de groupes traités comme minoritaires, contenus dans une zone d’infra-droit qui leur assure la paix, mais pas une égalité. Lorsqu’il est un «autochtone» il est alors non pas un «citoyen» mais un «protégé» (Kenbib M.). Un voyageur ou un paria, voire, comme on l’a aussi souvent mis en évidence, un captif4. Ces acteurs ont donné aux sociétés traditionnelles accès à la modernité et au capitalisme, lorsqu’il en vient à se confondre avec la modernité.
Suivons encore Braudel pour invoquer l’autre grande utilité économique de l’étranger lorsqu’il apparaît, pacifiquement, dans les sociétés locales. Il est en effet celui par qui le monde arrive, celui par lequel les connections se placent d’emblée non pas seulement entre deux sociétés, entre deux cultures mais à l’échelle du monde, celle du capitalisme. Car l’étranger n’arrive pas par hasard, explorateur romantique de contrées lointaines. Il est toujours un peu comme un représentant de commerce. Il ouvre des lignes maritimes, aériennes aujourd’hui, il a derrière lui un centre, des banques, des hommes d’affaires, des ateliers en surchauffe. Il ne porte pas la guerre mais une autre façon de la faire, comme on l’a dit souvent. Le commerce prolonge la guerre parce qu’il prolonge des relations d’altérité, entre des gens qui ne se doivent rien. Il est important d’insister : l’étranger ne porte pas seulement avec lui sa culture, ses mœurs et ses habitudes, il est d’emblée cosmopolite, ouvert sur le monde bien plus que sur un lieu, homme de diaspora plus que de tribu.
L’étranger utile et discret
Mais tout ça finalement ne serait-il qu’une vieille histoire et le souvenir de sociétés qui justement maîtrisent leur économie ? C’est vrai…
Entre-temps, le colonialisme est passé par là, imposant une autre figure de l’étranger, dominateur et civilisateur, expurgeant les sociétés conquises de la subtilité des différences et des relations d’altérité qui les composaient. Le colonialisme puis les nationalismes qui l’ont cloné, ont effacé, dans les sociétés méditerranéennes au moins, ces figures diversifiées de l’étranger avec lequel il était non seulement possible mais vital d’être en affaire. Ce sont pourtant aujourd’hui ces mêmes figures qui semblent discrètement renaître dans les économies émergentes au Sud. Certes, les grandes compagnies sont toujours bien présentes, certes encore la dernière puissance qui se manifeste, chinoise, par sa puissance justement, arrive comme le colon, en force, moins la mission civilisatrice.
Les étrangers utiles dont je parle ici sont plus discrets. Ils se nichent dans les zones franches et les entreprises délocalisées, dans les plis de la gentrification des médinas, les riads ou les profits du tourisme, plus discrètement encore dans les mondes de l’art et des entreprises culturelles ; danseuses ! diront les économistes. Sans doute. Mais l’arrivée (le retour ?) des étrangers utiles, affranchis de toute affiliation étatique, à peine inscrits dans des tribus ou des clans très éphémères, porteurs de double nationalité, issus de mixages, de créolités, aventuriers comme on les nomme dans l’Afrique subsaharienne qui en a marre de l’étiquette déterministe de «migrants» accolée à toutes les mobilités et tous les affranchissements. Cette émergence donc, est aujourd’hui une des singularités à observer dans les sociétés du Sud, et peut-être une des clefs de leur nouvelle respiration.