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Abdelhak Kamal
Abdelhak Kamal est Professeur Habilité en Economie à la Faculté d'Economie et de Gestion de l'Université Hassan 1er. Il est titulaire d'un Ph.D. en Économie à l'Université de Toulon et d’un Master recherche en Économie Spatiale à l'Université d'Aix-Marseille. Il est Qua...
Voir l'auteur ...Wail Benaabdelaali
est titulaire d’un doctorat de l'université de Toulon en France, ingénieur statisticien et chef de projet "Atlas et Système d'information géographique" à l'Instance Nationale de l’Évaluation du Conseil Supérieur de l’Éducation, de la Formation et de la Recherche Scientifique. I...
Voir l'auteur ...Développement humain dans les régions marocaines : le coût de l’inégalité
Introduction
L’approche de cette contribution semble particulièrement pertinente dans le contexte du développement socio-économique régional inégal au Maroc ; elle permet de mieux appréhender l’efficacité des politiques de promotion de développement humain régional.
L’Indice de développement humain (IDH) est l’indicateur le plus utilisé pour apprécier le niveau de développement. En élargissant la sphère de la notion de développement sur d’autres aspects non monétaires, l’IDH a pu s’imposer comme une mesure alternative dépassant l’unidimensionnalité du Produit intérieur brut (PIB). En effet, contrairement à ce dernier qui présente l’inconvénient d’appréhender le développement au seul aspect monétaire, l’IDH intègre, en plus du revenu, deux autres dimensions indispensables au développement : l’éducation et la santé. Sa conception simpliste et son introduction officielle par le Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD) en 1990 lui ont valu un succès exceptionnel malgré ses limites (voir Benaabdelaali et al., 2013).
Ceci étant, l’IDH agrège en une seule moyenne les réalisations accomplies dans les trois composantes (santé, éducation et niveau de vie)1, sans tenir compte de la façon dont ces progrès réalisés sont distribués au sein de la population. C’est la raison pour laquelle le PNUD a introduit, pour la première fois en 2010, un autre indicateur qui permet de rendre compte des pertes, dues aux inégalités dans ces trois composantes, en termes de développement humain: il s’agit de l’IDHI (Indice de développement humain ajusté aux inégalités).
En effet, cet indicateur, comme son nom l’indique, corrige le niveau de l’IDH en réduisant la valeur de chaque dimension en fonction du niveau d’inégalité qu’elle présente. Dans ce cas de figure, l’IDH désigne le développement humain potentiel qu’il serait possible d’atteindre en l’absence de toute inégalité alors que l’IDHI représente le niveau réel du développement humain tenant compte des inégalités. Ainsi, la valeur de l’IDHI est par construction toujours inférieure à celle de l’IDH, et elle lui est égale uniquement dans le cas d’une parfaite égalité au sein de la population dans la répartition des progrès accomplis.
Des difficultés d’ordre méthodologique
Si les estimations annuelles de l’IDH par le PNUD, de 1990 à 2015, concernent un ensemble large de pays (aux alentours de 188 pays), l’exercice s’avère délicat lorsqu’il s’agit de l’IDHI. Ce dernier n’a pu être calculé que pour 37 pays2. En effet, pour quantifier les pertes dues aux inégalités, cela nécessite le calcul de l’indice d’Atkinson3 dans la santé, l’éducation et le niveau de vie après avoir quantifié au préalable l’IDH. Cette approche doit s’appuyer sur des données individuelles représentant la distribution de la population dans chacune des dimensions de l’IDH, en l’occurrence des données d’enquêtes nationales auprès des ménages renseignant sur le niveau de dépenses de consommation ou de revenu (pour la dimension niveau de vie) et sur le niveau d’éducation maximum atteint (pour la dimension éducation) par individu. En ce qui concerne la dimension santé, la Division de la population des Nations Unies a déjà préétabli des tables de mortalité pour l’ensemble des pays du monde qui représentent la distribution de la mortalité selon l’âge du décès de l’ensemble de la population.
L’estimation de l’IDHI devient d’autant plus épineuse lorsqu’il s’agit du niveau infranational. Les données individuelles concernant la distribution du revenu et de l’éducation, issues des enquêtes auprès des ménages, doivent être représentatives au niveau régional. Les tables régionales de mortalité doivent être construites à partir des données d’enquête à passages répétés et aussi représentatives au niveau régional. Qui plus est, les années de référence des enquêtes mobilisées dans le calcul de l’indice d’Atkinson doivent être assez proches de l’année de référence du calcul de l’IDH. Ces conditions contraignantes expliquent pourquoi il existe très peu de travaux ayant élaboré un tel indicateur au niveau régional malgré son importance pour les politiques publiques. À notre connaissance, le seul travail réalisé sur l’IDHI au niveau régional est celui de Suryanarayana et al. (2016) consacré aux cas des États indiens.
Pour le cas des régions marocaines (Graphe 1), nous avons estimé les inégalités dans les trois composantes en calculant un indice d’inégalité d’Atkinson d’ordre 1 et en contournant un certain nombre de difficultés liées à la disponibilité notamment des données au niveau régional :
• L’indice Atkinson de la santé est estimé à partir des tables de mortalité régionales. Ces dernières ne sont pas disponibles directement. Nous les avons élaborées4 en nous basant sur le quotient de mortalité infantile5 et l’espérance de vie à la naissance6 de chaque région disponibles à partir de l’Enquête nationale démographique à passages répétés (ENDPR2009-2010), ce qui nous contraint de limiter notre analyse à l’année 2010 aux 14 régions7.
• L’indice Atkinson de l’éducation est estimé sur la base de la variable « niveau d’éducation » de l’ENDPR 2009-2010.
• L’indice Atkinson du revenu provient du Haut-Commissariat au Plan (HCP) calculé sur la base de l’Enquête nationale sur les revenus et les niveaux de vie des ménages 2006-2007.
L’estimation de l’IDH s’est appuyée sur quatre variables : l’espérance de vie à la naissance, la moyenne des années de scolarisation, l’espérance de vie scolaire et le revenu régional brut (voir Benaabdelaali et al. (2013) pour plus de détails sur la méthodologie d’estimation de ces variables). Les progrès en termes d’IDH sont alors ajustés de manière à refléter l’ampleur des disparités en termes de revenu, d’accès à la santé et à l’éducation.
Disparités de développement humain entre les régions marocaines
D’après nos estimations, le Maroc a réalisé en 2010 un niveau d’IDH de l’ordre de 0,6128, le classant ainsi en deçà du niveau mondial (0,696) et de celui enregistré par les pays en développement (0,640). De fortes disparités entre les régions marocaines sont ainsi mises en évidence (Tableau n°1) : le niveau d’IDH le plus élevé est constaté dans le Grand Casablanca (0,722), suivi par Rabat-Salé-Zemmour-Zaer (0,679), les régions du Sud et Fès Boulemane (0,615). Ces quatre régions présentent des niveaux de développement humain supérieurs à la moyenne nationale (0,612). L’IDH le plus faible est observé dans les régions de Taza-Al Hoceima-Taounate (0,506) et Tadla-Azilal (0,547).
Par ailleurs, avec un IDH non monétaire nettement inférieur à l’IDH, les régions de Chaouia-Ouardigha et Doukala-Abda accusent un déficit important dans la composante sociale du développement humain (à savoir l’éducation et la santé), malgré leur niveau de revenu relativement élevé (4e et 5e position respectivement).
Pertes subies par le développement humain potentiel à cause des inégalités dans les régions marocaines
Nos résultats révèlent une perte substantielle de développement humain en raison de l’inégalité dans les différentes dimensions. Au niveau national, la perte globale en développement humain due aux inégalités est de l’ordre de 28,77% en 2010. Celle-ci a même augmenté, d’après les estimations du PNUD (2016), pour atteindre 29,49% en 2015 dépassant ainsi la moyenne mondiale de plus de sept points (22,3%). Cette perte est principalement due aux inégalités dans l’éducation (44,3%), suivie du revenu (24,1%) et de la santé (14,6%). En d’autres termes, le potentiel perdu en raison de l’inégalité est plus élevé dans le secteur de l’éducation. Ce résultat corrobore celui constaté au niveau mondial qui appelle une attention particulière aux groupes sociaux présentant des difficultés d’accès à l’éducation (Rapport sur le développement humain 2016 du PNUD).
Au niveau régional, la perte globale subie par le développement humain potentiel en raison des inégalités est plus prononcée pour Tanger-Tétouan (30,1%), Marrakech-Tensift-Al-Haouz (29,9%), Doukkala-Abda (29,6%), Fès-Boulemane (29%) et Rabat-Salé-Zemmour-Zaer (29%) dont l’ampleur est plus élevée que la moyenne nationale. Elle est plutôt plus faible dans le Grand Casablanca (22,8%), Chaouia-Ouardigha (25,33%) et les régions du Sud (25,7%).
À l’image de la dynamique nationale, le coût de l’inégalité dans l’éducation est beaucoup plus important dans l’ensemble des régions que dans les deux autres dimensions du développement humain. La perte subie en raison des inégalités dans l’éducation est la plus élevée (supérieure à la moyenne nationale) dans Marrakech-Tensift-Al-Haouz (45,1%), Doukkala-Abda (45%), Fès-Boulemane (44,8) et Meknès-Tafilalet (44,6%). La plus faible perte est observée au Grand Casablanca (36,4%).
La perte due aux inégalités de revenu est plus importante pour Tanger-Tétouan (31%) et Rabat-Salé-Zemmour-Zaer (30%). Elle est plus faible dans Chaouia-Ouardigha (13,8%), Taza-Al Hoceima-Taounate (16,3%) et Tadla-Azilal (16,6%). Par contre, ces deux dernières régions présentent les niveaux les plus élevés de la perte due aux inégalités dans la santé.
Après ajustement aux inégalités, les régions Gharb-Chrarda-Beni Hssen, Souss-Massa-Draa, Chaouia-Ouardigha, l’Oriental et Meknès-Tafilalet améliorent leur classement tandis que Tanger-Tétouan, Fès-Boulemane, Doukkala-Abda et Marrakech-Tensift-Al-Haouz perdent leur position dans le classement (Tableau n°2). De manière générale, la plupart des régions marocaines conservent leur classement dans la composante « éducation » après ajustement aux inégalités éducatives sauf pour Tanger-Tétouan et Tadla-Azilal qui gagnent une position, et pour Chaouia-Ouardigha et Marrakech-Tensift Al-Haouz qui perdent un rang de classement. Le changement de position est plus marqué pour la composante « revenu ». Il varie de (-8) à (+ 4). La région de Tanger-Tétouan est fortement pénalisée en raison de la persistance des inégalités de revenu et perd 8 positions après ajustement aux inégalités de revenu. En revanche, les régions de Chaouia-Ouardigha, Meknès-Tafilalet et Tadla-Azilal améliorent sensiblement leur classement et gagnent entre 3 et 4 positions.
La région de Souss-Massa-Draa se trouve pénalisée après ajustement de l’inégalité de santé et perd trois positions. En effet, même si cette région est classée au 2e rang dans l’indice de santé après le Grand Casablanca (dont l’espérance de vie à la naissance est de l’ordre de 77 ans), elle présente toutefois une distribution relativement inégalitaire en raison, notamment, de la mortalité infantile : le quotient de mortalité infantile dans cette région (33%) est nettement supérieur au niveau national (29,2%). Marrakech-Tensift-Al-Haouz est la seule région qui enregistre une baisse de position dans le classement des trois indices, après ajustement de l’inégalité, soit une perte de (-1), (-1) et (-3) dans le classement pour les dimensions de santé, d’éducation et de revenu respectivement. Cette région enregistre le niveau d’inégalité dans l’éducation le plus élevé (45,06%) et des niveaux d’inégalité supérieurs à la moyenne nationale dans les trois composantes.
Conclusion
Cette étude a permis de mieux rendre compte des niveaux d’inégalités au sein de la population d’une région en matière de santé, d’éducation et de revenu. Au-delà de l’existence de fortes disparités de développement humain entre les régions marocaines, les résultats montrent que le développement humain potentiel est essoufflé par l’ampleur des inégalités dans la mesure où les progrès accomplis ne profitent pas à l’ensemble de la population. Le niveau élevé d’inégalité dans l’éducation a favorisé, sur le long terme, la transmission intergénérationnelle d’autres formes d’inégalité. À cet égard, ces résultats suggèrent des pistes d’action pour l’efficacité des politiques publiques visant à promouvoir le développement humain en abordant particulièrement la réduction des inégalités multidimensionnelles et territoriales
Bibliographie
- Alkire, S., Foster, J. (2010). Designing the Inequality-Adjusted Human Development Index. Oxford Poverty & Human Development Initiative (OPHI) Working Paper n° 37.
- Benaabdelaali, W., Benaghmouch, Z., Cheddadi, S., Kamal, A. (2013). Disparités régionales du développement humain au Maroc. Region et Developpement, vol. 37, p. 65-93.
- Coale Ansley, J., Paul Demeny, A. (1983). Regional Model Life Tables and Stable Populations. New York: Academic Press.
- Suryanarayana, M. H., Agrawal, A., SeetaPrabhu, K. (2016). Inequality-adjusted Human Development Index: States in India. Indian Journal of Human Development, vol. 10, Issue 2, p. 157-175.
- UNDP (2017). Human Development Report 2016: Human Development for Everyone. New York: UN.
Notes
- L’IDH est une moyenne géométrique de trois indices : l’indice de la santé (basé sur l’espérance de vie), celui de l’éducation (basé sur la moyenne des années de scolarisation et l’espérance de vie scolaire) et celui du niveau de revenu (basé sur le revenu brut).
- Dont Singapour, Nouvelle-Zélande, Chine, Malaisie, Qatar, Arabie saoudite, Émirats arabes unis, Bahreïn, Koweït, Oman, Cuba, Algérie, Libye…
- Même si l’indice de Gini est plus répandu que l’indice d’Atkinson pour le calcul d’inégalité, le PNUD adopte plutôt l’utilisation de ce dernier indice pour évaluer les pertes dues aux inégalités puisqu’il est multiplicativement décomposable, donc plus compatible avec la moyenne géométrique utilisée pour le calcul de l’IDH.
- Selon le modèle Coale-Demeny Sud (voir Coale et Demeny, 1983).
- Le quotient de mortalité infantile est la probabilité pour qu’un enfant décède avant l’âge exact d’un an.
- L’espérance de vie à la naissance est le nombre moyen d’années que peut vivre un individu à sa naissance, dans les conditions de mortalité du moment.
- L’analyse porte ici sur 14 régions marocaines au lieu des 16 régions de l’ancien découpage administratif. En effet, l’ENDPR et les comptes régionaux regroupent les trois régions du Sud en une seule région, appelée « région du Sud ».
- Nos estimations sont assez proches de celles du PNUD pour la même année (voir PNUD, 2016).