Flux, comment la pensée logistique gouverne le monde

Auteur : Mathieu Quet

Pour en finir avec le tout logistique

Pour le sociologue français Mathieu Quet, le monde est aujourd’hui structuré par une certaine conception logistique qui répond à l’hégémonie managériale.

Personnes, marchandises, données… la logistique est au cœur de l’organisation de la circulation de tout. Pour le sociologue français Mathieu Quet, directeur de recherche à l’Institut de recherche pour le développement (CEPED-IRD) et auteur entre autres de Politiques du savoir (Éditions des archives contemporaines, 2013), il s’agit désormais d’un « mode d’organisation incontournable des sociétés contemporaines », qui façonne nos modes de vie et nos imaginaires. Le « monde logistique » – à ne pas confondre avec le monde de la logistique – est en effet le reflet d’un capitalisme hégémonique et de l’idéologie libre-échangiste. C’est donc dans cette acception large que l’auteur propose d’envisager ce champ, en ce qu’il révèle une mise en œuvre d’une vision du monde inégalitaire et coloniale.

Des racines militaires

Les trois premières parties sont essentiellement descriptives. La première donne à voir « un monde de flux » : mondialisation oblige, notre quotidien est plein d’objets venus des quatre coins du monde, qu’il a bien fallu acheminer à travers des conteneurs de plus en plus nombreux, imposant la conception de mega-ships – ce qui n’est pas sans poser des problèmes au passage des canaux ou dans les ports –, mais aussi transformant les paysages à coup d’entrepôts gigantesques : 80 millions de m2 en France sont ainsi dédiés à des plateformes logistiques de plus de 5 000 m2. Ces besoins appellent la création de nouveaux outils (c’est le monde du chariot élevateur et de la palette), mais aussi de systèmes informatiques de plus en plus performants. Si le commerce international est très ancien, aujourd’hui « la logistique nourrit une obsession de la science économique libre-échangiste, qu’elle pousse à son paroxysme : la théorie de l’avantage comparatif », d’autant plus poussée que le système d’interdépendance est très développé, au point qu’on peine à déceler ce qui relève de la production et ce qui relève de l’échange. Mathieu Quet rappelle l’origine militaire de la logistique répandue dans le civil, dans le champ du commerce, à partir des années 1960. Au cœur de ce rapprochement, la volonté de contrôler l’information, de paramétrer les intrants et extrants (coût de travail, utilisation des outils…), bref, d’établir « une théorie générale de la logistique ». Ce processus aurait-il abouti à une « militarisation de la société » ? Pour l’auteur, il y a surtout eu un glissement qui a transformé cette discipline d’appui en générateur d’une modélisation de la société, considérant l’entreprise moins comme un lieu de contrat ou un moteur économique, que comme « une unité qui traite des substances entrantes pour en faire des produits finis, mettant ainsi en relation une demande avec une offre » et le marché comme « le lieu d’échange et d’ajustement de l’ensemble des flux de substances susceptibles d’être échangés économiquement », avec un souci constant d’optimisation des flux.

Dans la seconde partie, Mathieu Quet souligne l’extension du domaine de la logistique, au-delà de l’approvisionnement en biens, à la politique, domaine de l’ordonnancement des idées et de la société. Sa réflexion s’appuie ici sur la gestion de la logistique humaine (migrations, parcours de soin ou éducatifs et professionnels), où les personnes sont considérées comme des « ressources » interchangeables. Cette « fluidification » de la santé, de l’environnement, etc. est en fait la manière dont le capitalisme s’approprie des champs pour mieux les contrôler. Mathieu Quet s’intéresse aux implications sémiotiques de ce phénomène, qui « redéfinit notre manière d’user des signes et de les percevoir », dans le sens d’une réduction à leur fonction pratique aboutissant, dans l’exemple des vidéos virales sur Youtube, au paradoxe qu’une vidéo fasse des vues est plus important que d’être regardées par un public réel… S’appuyant sur les travaux de Shoshana Zuboff (L’âge du capitalisme de surveillance), il insiste aussi sur « l’uniformisation dans un objectif de manipulation et d’optimisation » de l’humain par la captation de ses données.

Le troisième chapitre revient sur « Le management des circulations », qu’il resitue – Foucault à l’appui – dans l’histoire du contrôle des populations et de la fabrique des indicateurs de performance à ces fins. La captation des flux de biens, de personnes ou de signes tend à leur conversion en flux d’argent, avec une extension de la mise en concurrence du monde, quelles qu’en soient les conséquences sur le travail, la société et l’environnement.

Revoir les priorités

Le livre de Mathieu Quet a pour propos central de montrer l’envers de cette hégémonie des flux, qu’il est loin d’encenser. Le quatrième chapitre s’intéresse en effet aux « zones d’ombre » : les circulations informelles (dont le système du hawala, réseau informel de paiement transnational) qui peuvent ouvrir sur une « indistinction entre opérations capitalistiques et activités criminelles » comme le trafic de drogue, l’extraction illégale de coltan… Il s’inquiète de la saturation du monde par les flux, dont on ne peut avoir qu’une « maîtrise de façade ».

Dans les trois derniers chapitres, l’auteur ouvre des pistes de sortie du tout logistique et sont de ce fait plus ouvertement engagés. Le cinquième chapitre, « Vers la crise logistique », l’auteur repense l’articulation entre les notions d’abondance et de pénurie à la lumière de la pandémie. « Rien de plus éloigné du régime logistique que la notion de “bien essentiel” », estime-t-il, nous invitant à reconsidérer nos priorités en termes de besoins. « Faire barrage » relève que « la période contemporaine manifeste une multiplication et un renouvellement très important des luttes liées aux circulations » de la part des travailleurs, de plus en plus nombreux, qui « occupent souvent des positions subalternes » et dangereuses malgré leur position stratégique, « et sont parmi les derniers à bénéficier de l’enrichissement engendré par l’économie mondiale ». Et l’auteur d’énumérer les « logistiques de résistance », pour contourner les brevets, permettre l’auto-organisation et raccourcir les flux, bref, lutter contre la marchandisation du monde. Enfin, dans le dernier chapitre, Mathieu Quet poursuit sa réflexion sous la forme d’un appel à inventer un autre imaginaire que celui du capitalisme, pour penser la mobilité sans qu’elle soit au détriment ni de l’Homme ni de l’environnement, et pour réancrer la modernité dans les chemins ancestraux. À taille humaine.


Kenza Sefrioui

Flux, comment la pensée logistique gouverne le monde

Mathieu Quet

La Découverte, Zones, 158 p., 16 


Nos vies valent plus que leurs crédits. Face aux dettes, des réponses féministes

Auteur : Camille Bruneau et Christine Vanden Daelen

Dette : remettre la vie au centre

Dans un essai documenté à travers le monde, Camille Bruneau et Christine Vanden Daelen montrent comment la dette affecte particulièrement les femmes.

« Sur quels corps atterrissent les dettes publiques et des ménages ? », s’interrogent en préface trois grandes figures du féminisme, Silvia Federici, Veronica Gago et l’Argentine Luci Cavallero, rappelant que les discours économiques prennent trop souvent les femmes pour des « variables d’ajustement », une « main d’œuvre d’appoint », bref « des pourvoyeuses non rémunérées de la reproduction sociale ». L’accélération actuelle du capitalisme est en fait, constatent-elles, celle de la précarité : « la dette est devenue la plus grande machine à accumuler des richesses et, simultanément, une forme de contrôle social au niveau micropolitique ».

La chercheuse en sciences politiques Chrisitine Vanden Daelen et la sociologue Camille Bruneau sont toutes deux membres du comité pour l’abolition des dettes illégitimes et leur travail s’inscrit dans une histoire de recherche engagée pour une économie féministe, plus juste, plus inclusive et plus écologique. « Les politiques économiques imposées au nom du remboursement de la dette (à savoir l’austérité aux Nords et les plans d’ajustements structurels aux Suds) s’attaquent justement, de façon spécifique et disproportionnée, aux personnes se situant du “côté perdant” de chacun des rapports sociaux : les personnes racisées, celles faisant partie des classes populaires, les minorités de genre ou sexuelles, les personnes porteuses de handicaps et, bien entendu, les femmes. » Pour elles, la dette et le féminisme sont les défis majeurs de notre époque et il est essentiel de souligner le lien qui existe entre eux. Leur approche s’attache à tout ce qui fait obstacle à l’émancipation individuelle et collective, et elles s’intéressent aux femmes en tant que travailleuses, usagères des services publics, personnes assignées au care, au ménage et aux besoins des proches, productrices et agricultrices notamment dans l’informel et cibles des violences sexistes.

De l’État social à la mère sociale

La première partie établit le lien entre dette et patriarcat. L’approche est ici historique, et retrace la dévalorisation, depuis le Moyen-Âge, du travail des femmes, et leur dépossession des communs[1] dans le cadre des enclosures. Les colonisations et l’esclavage ont aggravé la situation des femmes non blanches et, avec l’industrialisation, s’est imposé le contrôle sur les ouvrières et le cantonnement des femmes dans quelques activités sous-payées, voire gratuites. Aujourd’hui, les logiques de domination se maintiennent surtout par le biais de la dette publique, moyen principal de financement des États, remboursée par l’argent public tiré d’impôts inéquitablement répartis et par le maintien de politiques d’austérités qui contraignent les ménages et notamment les femmes à s’endetter pour faire face à leurs besoins élémentaires, comme l’éducation ou la santé.

Les autrices s’intéressent ensuite à la façon dont la dette affecte particulièrement l’emploi et l’autonomie économique des femmes. En termes de rémunération : elles soulignent que rendre compte correctement des écarts de rémunération entre femmes et hommes, devrait prendre la formulation qui fait apparaître le chiffre le plus haut, et non l’inverse, comme le remarque l’Observatoire des inégalités, en termes de temps, puisqu’elles surtravaillent tout en étant sous-payées. Et elles sont les premières victimes des coupes budgétaires : licenciements, taux d’emploi (plus révélateur que le taux de chômage). Les logiques extractivistes et de libre-échange (comme les champs de panneaux solaires au Maroc) ont par ailleurs contribué à faire exploser les inégalités foncières, sachant que les femmes sont les premières productrices, transformatrices et commerçantes, mais aussi « détentrices et gardiennes de savoirs, connaissances, semences, territoires, communs » et produisent de 60 à 80 % des aliments dans les pays du Sud. Contraintes de s’endetter, elles font face à la hausse des taux d’intérêt et sont exposées à ces violences économiques, environnementales et mentales. Enfin le dogme de la flexibilité crée des « zones de libre exploitation des femmes », jugées peu ambitieuses et peu coûteuses, tandis que des organisations comme l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE) se félicite de ces « opportunités de développement » et « d’émancipation » des femmes par le travail, et que l’informel explose, donc expose des populations de plus en plus nombreuses à l’absence de régulation, de protection sociale et de droits. Les autrices s’inquiètent du détournement de la notion d’empowerment, tant les possibilités ouvertes aux femmes dans le cadre de stratégies genrées sont loin de leur permettre une véritable émancipation, et sont surtout du genderwashing. « Il est indispensable de radicalement repenser et repolitiser ce que l’on entend par la notion de travail et d’en faire quelque chose de collectivement libérateur et satisfaisant les besoins de tou.tes. »

La troisième partie montre comment les femmes sont aux avant-postes de la dégradation de la protection sociale. Celle-ci, qui était du reste perfectible car conçue sur le présupposé d’une carrière ininterrompue à temps plein, ce qui reste l’apanage des hommes, est attaquée par les politiques d’austérité. Les autrices analysent le démantèlement des prestations sociales (allocations familiales, indemnités chômage, retraites) et comment les réformes fiscales tendent à faire peser « l’effort budgétaire » sur les femmes. Au nom du remboursement de la dette sont attaquées « toute politique et processus participant à l’émancipation des femmes » : coupes dans les subventions aux associations féministes, destruction des services publics… De fait, tout le travail lié à la reproduction sociale (santé, petite enfance…) est renvoyé au privé, donc aux femmes, « via une augmentation de leur travail gratuit et invisible ».

Remettre la vie au centre

La dette devient donc un levier de survie, déplorent les autrices, en analysant tous les types d’endettement privé : dettes étudiantes, crédit hypothécaire, prêts à la consommation et microcrédits aux taux usuriers. Elles montrent aussi comment le genre détermine les conditions d’emprunt, créant de véritables situations d’esclavage.

Dans la dernière partie, Camille Bruneau et Christine Vanden Daelen esquissent des pistes de sortie du système et présentent les recherches écoféministes, qui « revisitent les principes de l’économie dominante et questionne les paradigmes androcentriques qui donnent un rôle subalterne et invisible aux femmes dans le système économique. » Pour elles, il s’agit d’inverser la logique : la dette du care, c’est « la différence entre le care donné et le care reçu ». Cela supposer de valoriser le soin sur le plan économique, social, mais aussi symbolique, en socialiser les responsabilités au sein des ménages et dans l’ensemble de la société. Cette réflexion en profondeur sur les interdépendances et la prise en compte des facteurs invisibilisés constitue un appel fort à l’action, dans le sillage des mouvements anti-dettes et de la mémoire du non-paiement.

Kenza Sefrioui

Nos vies valent plus que leurs crédits. Face aux dettes, des réponses féministes

Camille Bruneau et Christine Vanden Daelen

Le passager clandestin, 288 p., 18

 

[1] Les communs désignent des formes d'usage et de gestion collective d’une ressource par une communauté. Cette notion permet de s'intéresser davantage à l'égal accès et au régime de partage et décision plutôt qu'à la propriété.


Contre-atlas de l’intelligence artificielle, les coûts politiques, sociaux et environnementaux de l’IA

Auteur : Kate Crawford, traduit de l’anglais (Australie) par Laurent Bury

Les ressorts de l’intelligence artificielle

L’enquête de Kate Crawford remet en question plusieurs idées reçues sur l’intelligence artificielle.

Depuis le XIXème siècle jusqu’aux développements les plus récents du machine learning, on s’interroge sur la manière de « fabriquer l’intelligence ». La chercheuse australienne Kate Crawford, spécialiste des implications sociales et politiques de l’intelligence artificielle et fondatrice du AI Now Institute à l’Université de New York, décrypte les mythologies qui entourent l’IA et la font passer pour « une intelligence désincarnée, détachée de toute relation avec le monde matériel », ce qui en ferait la force. Or il n’en n’est rien. « L’IA n’est ni artificielle ni intelligente » : faite de matières premières, d’infrastructures, de main d’œuvre, et surtout de classification humainement définie, elle n’est que « le reflet du pouvoir » et reproduit les relations sociales et les façons de comprendre le monde de ses concepteurs, « un petit groupe homogène, implanté dans un petit nombre de villes et travaillant dans un secteur qui est aujourd’hui le plus riche au monde ». Dans cet atlas qui fait le tour de la question, l’autrice montre combien cette vision est raciste, classiste, sexiste et colonialiste.

Extractivisme forcené

Kate Crawford ne propose pas ici une histoire technologique de l’intelligence artificielle, mais une approche de ce qui constitue une « industrie extractive » d’une violence extrême, qui procède par « un double mouvement d’abstraction et d’extraction : on rend les conditions matérielles de leur fabrication toujours plus abstraites tout en extrayant davantage d’informations et de ressources de ceux qui sont le moins capables de résister ». Loin d’être désincarnée, l’intelligence artificielle est une infrastructure du pouvoir, qui influence la production de savoir et les institutions sociales.

Dans cet essai glaçant en six temps, Kate Crawford fait l’inventaire des contrevérités liées à l’IA. D’abord, sur le fait qu’elle serait une industrie propre, voire verte. Rien n’est plus faux, quand on voit les besoins en minerais comme le lithium, en électricité et en pétrole brut, qui rendent possible cloud, data et autres algorithmes…, au prix d’un désastre environnemental, notamment en Chine ou en Indonésie. « L’imaginaire de l’IA propagé par les entreprises n’évoque jamais les coûts à long terme et le trajet des matériaux nécessaires pour construire les infrastructures computationnelles ou l’énergie requise pour les alimenter. »

Deuxièmement, l’IA ne nécessiterait pas de main d’œuvre. La visite d’un entrepôt d’Amazon montre comment « les humains sont le tissu conjonctif nécessaire pour que les articles commandés soient placés dans des conteneurs et des camions et livrés aux consommateurs. Mais ils ne sont pas le composant le plus précieux ou le plus fiable de la machinerie. » Indispensables mais dévalorisés et sous-payés, les travailleurs sont traités comme des robots et soumis à des pressions effarantes, car le contrôle du temps est au cœur de la logistique computationnelle. Ce qui inscrit l’IA dans la droite ligne des anciennes théories esclavagistes, adeptes de la surveillance à tout va. Et cela sert à masquer les limites de l’IA par « l’intelligence artificielle artificielle » où des ingénieurs sont recrutés pour corriger les doublons que l’automatisation n’arrive pas à détecter…

Troisièmement, les données sont destinées à nourrir les algorithmes d’apprentissage et de classification, en vue d’améliorer l’IA. Il faut surtout parler d’extraction massive, sans le consentement de celles et ceux à qui elles appartiennent, sans nuances sur leur contexte, étiqueté par des crowdfunders sous-payés, sans aucune considération d’éthique. L’autrice déplore une « culture internationale de la rapacité » aux conséquences désastreuses sur des droits fondamentaux comme le droit à la vie privée, avec une négation des communs par cette privatisation forcenée.

Invisibiliser les actes de pouvoir

Quatrièmement, la classification même de ces données par les systèmes de reconnaissance faciale ou tout autre type de mesure, « acte de pouvoir » s’il en est et rendu invisible dans les infrastructeurs de travail, est elle-même le résultat de biais politiquement prédéterminés se muant en « machine à discrimination qui se renforce elle-même, amplifiant les inégalités sociales sous couvert de neutralité technique ». Et là, explique Kate Crawford, c’est le règne du sexisme, du racisme, des discriminations liées à l’âge, etc., intégrés dans des systèmes techniques comme s’il s’agissait d’identités fixes et naturelles – à l’encontre de toutes les recherches en montrant le caractère construit et mouvant. Pire, la liste inclut des termes dégradants : « Bagnard, Bon-à-Rien, Borgne, Call-Girl, Chochotte, Débile, Dévergondé, Dingue, Drogué, Emmerdeur, Étalon, Être insignifiant »… L’autrice rappelle que les catégories ne peuvent pas être neutres et insiste sur le danger à prétendre réduire des relations sociales complexes « à des entités quantifiables ».

Cinquièmement, l’intelligence artificielle permettrait d’identifier les affects. Un business lucratif pour les armées, les entreprises, les forces de polices du monde entier soucieux de « distinguer les amis des ennemis, le mensonge de la vérité »… là encore, c’est la complexité des affects qui passe à la trappe dans cet avatar récent de la physiognomonie, et fondé sur un système binaire extrêmement simplifié. « Le résultat est une esquisse caricaturale qui ne saurait refléter les nuances du vécu émotionnel dans le monde. »

Enfin, Kate Crawford s’intéresse à un « secteur parallèle de l’IA développé dans le secret », évoqué par les archives d’Edward Snowden : le programme TreasureMap, « conçu pour créer une carte interactive d’Internet en temps quasi réel », rendant possible de traquer la localisation et le propriétaire de tout appareil connecté. Il était même question de modifier les lois américaines pour rendre possible ce programme de la NSA. « La relation entre les armées nationales et l’industrie de l’IA s’est étendue au-delà du contexte sécuritaire », dans une guerre des infrastructures alimentée par une « politique de la peur et de l’insécurité ». Or cela suppose une externalisation de prérogatives étatiques à des sociétés privées, et cela a pour conséquence une exposition inégale, discriminant les populations pauvres, immigrantes, sans papiers ou de couleur. Là encore, la notion de justice est mise à mal, et les États ne contrôlent pas toujours ce dont il s’agit. Kate Crawford déplore cette « titrisation du risque et de la peur », et que ce « rêve fiévreux de contrôle centralisé s’impose au détriment d’autres visions de l’organisation sociale ».

Ainsi, l’intelligence artificielle n’est ni neutre, ni objective, ni universelle. D’abord « grand projet public du XXème siècle », elle a ensuite été privatisée au profit d’une minorité pour devenir le dernier avatar de « l’imbrication des technologies, du capital et du pouvoir ». En ce sens, il est essentiel de la démocratiser, en la remettant au service de la justice et de l’égalité. Sans céder aux appels des lectures utopistes ou dystopiques qui l’adulent ou la vouent aux gémonies, Kate Crawford lance un appel à la résistance, en rappelant l’importance de droits fondamentaux comme la protection des données, le droit du travail, la justice climatique et l’égalité des races, et en réclamant une reddition des comptes du secteur tech.

Par Kenza Sefrioui

Contre-atlas de l’intelligence artificielle, les coûts politiques, sociaux et environnementaux de l’IA

Kate Crawford, traduit de l’anglais (Australie) par Laurent Bury

Zulma essais, 384 p., 23,50 €


Géopolitiques de la culture, l’artiste, le diplomate et l’entrepreneur

Auteur : Bruno Nassim Aboudrar, François Mairesse et Laurent Martin

Cultures en guerre

Dans la compétition interétatique à l’échelle mondiale, la culture figure au nombre des armes employées. Analyse d’un phénomène ancien mais récemment théorisé.

Malgré un discours persistant sur leur caractère éthéré, l’art et la culture sont profondément géopolitiques, c’est-à-dire pris et constitués de dimensions politiques et économiques des plus terre-à-terre, voire des plus brutales. Trois chercheurs français de l’université Sorbonne Nouvelle-Paris 3 s’intéressent à ce dispositif complexe. Bruno Nassim Aboudrar est professeur d’histoire et de théorie de l’art, François Mairesse, professeur d’économie de la culture et de muséologie, et Laurent Martin professeur d’histoire et codirecteur du master Géopolitique de l’art et de la culture. Tous trois cosignent un ouvrage où ils abordent cette vaste question par le prisme des relations internationales. « En quoi l’art est-il géopolitique ? » Ce fil conducteur les amène à entrecroiser la perspective de l’histoire, des sciences politiques et de l’économie, mais aussi l’étude des imaginaires construits dans la confrontation et la négociation. Ils s’intéressent tour à tour aux différentes figures impliquées dans ces formes de compétition : les artistes, les diplomates et les entrepreneurs. Le phénomène n’est certes pas nouveau, mais les reconfigurations actuelles du monde lui donnent, estiment les auteurs, une acuité particulière.

De la géopolitique de l’art à l’art géopolitique

La première partie, la plus historique, se penche sur la « géopolitique des artistes » et sur la manière dont ceux-ci, soit aux côtés de l’État, soit en opposition avec lui, ont été associés à un projet national, et leurs œuvres impliquées dans les rivalités politiques. Les auteurs soulignent la « naturalisation de la notion d’art national » à coup de concepts comme le climat, le milieu, la race, le génie… Ils décryptent, avec l’histoire de la biennale de Venise, comment cet événement international a battu en brèche l’acception de « généricité universelle de l’art ». À partir d’exemples comme le Paris de l’entre-deux-guerres ou le « melting-pot » américain, ils analysent l’articulation entre art national et dimension internationale, suscitant tantôt enthousiasme tantôt rejet. Ils envisagent ensuite la circulation des concepts et des références hors du monde occidental : le terme de modernité renvoie à des pratiques très différentes au Japon, où « ce qui peut apparaître comme un emprunt se révèle en fait constitutif de la nationalisation (au sens de devenir national) moderne des arts à une échelle, à l’époque, de plus en plus mondiale – et aujourd’hui réellement « globale » », en Iran où on redécouvre les grandes civilisations millénaires et dans l’Amérique latine des « dévorateurs de modernité ». Avec la guerre froide et les indépendances, les récits des anciens colonisateurs sont contestés. L’école de Casablanca, plaidant pour une abstraction en droite ligne des traditions plastiques anciennes (ce qui n’est pas un « mythe », contrairement à ce qui est écrit) ou l’art de combat de la révolution palestinienne, s’inscrivent dans des logiques de libération et de réappropriation. Plus récemment, les œuvres se font elles-mêmes géopolitiques, « pas seulement par les positions qu’elles expriment, mais par les agencements plastiques matériels et immatériels qui les constituent ». Elles « ne résultent pas d’une commande politique passée par un État, une ONG ou une autorité, ne commémorent pas d’événement diplomatique ou guerrier, mais cherchent plutôt à faire éprouver au spectateur un fait géopolitique dans la complexité de ces dimensions ».

L’évolution de l’arsenal conceptuel

Les trois auteurs s’intéressent ensuite à l’axe de la diplomatie culturelle et aux rapports entre culture et politique depuis la Seconde Guerre mondiale, à l’échelle internationale et transnationale. Ici, les rapports de force sont envisagés non plus à l’échelle des États, mais à celle des différents acteurs, étatiques et non étatiques, « pris dans des relations souvent dissymétriques qui obéissent à des logiques de pouvoir, de puissance, de compétition plus que de coopération ». Développement, mondialisation, décolonisations, anti-impérialisme, démondialisation…, entre hégémonies et résistances, chaque période invente des notions pour orienter la façon dont la relation à l’autre entité prend forme. Les auteurs entrecroisent ici l’histoire, depuis la France de Louis XIV à l’émergence de la Chine, et l’inventaire des pratiques et de leur arsenal conceptuel. La diplomatie culturelle classique appelait les échanges et les relations, la coopération, le rayonnement : il y était question de prestige, de diffusion d’une langue. Depuis les années 1970, il est plutôt question de diplomatie d’influence, au sens plus large : on se veut moins élitiste et paternaliste, il est question non pas seulement de langue et d’arts, mais de dossiers comme la santé, le climat, les marchés, la sécurité, les migrations… Entre approche réaliste et idéaliste, la doctrine s’interroge sur l’efficacité d’actions trop directes qui évoqueraient la propagande. Les auteurs pointent le « paradoxe d’une action qui en appelle aux valeurs universelles pour défendre des intérêts nationaux ». De plus en plus, s’impose dans ce domaine une « stratégie de management de l’image », d’où l’apparition, sous la plume de Joseph S. Nye, de la notion de soft power, de smart power et de nation branding. La puissance n’est plus seulement fonction des armes ou de la monnaie, elle tient à la capacité d’un pays à « influencer les autres pays, à les persuader d’agir dans un sens favorable à ses intérêts ». La culture, en tant que matrice des imaginaires, et le contrôle des sources et vecteurs de l’information, y sont centraux. De même, les acteurs en sont moins l’État que la société civile, dans une approche plus multilatérale. Si le smart power consiste en un continuum entre soft et hard power évoluant selon les circonstances, le nation branding apparaît comme le dernier avatar du concept de géopolitique de la culture. Les auteurs s’interrogent sur la pertinence de son volontarisme, qui se heurte nécessairement à des stéréotypes difficilement modifiables, sur celle de considérer une opinion publique comme une clientèle à séduire et surtout sur sa méthode panachant scientificité et normativité. « Fonds de commerce de cabinets de conseil stratégique », le nation branding est une « vision marketing de la diplomatie », dont les réalisations dépassent rarement le discours performatif. Un inventaire très complet des acteurs étatiques, interétatiques et non étatiques illustre les variations autour des hiérarchies et des questions de représentation, mettant toujours en jeu les notions de prestige, d’universalisme, de différentialisme, pour construire une gouvernance complexe, à multiple niveaux.

Enfin la troisième partie porte sur les ressorts économiques – dans le cadre d’une logique de marché – qui influencent voire instrumentalisent la culture. Les auteurs montrent, l’exemple de Bilbao à l’appui, comment investir dans la culture n’est plus une conséquence de la richesse mais vise à la produire. « Les rapports de force entre les pays se conçoivent de plus en plus, y compris sur le plan culturel – à partir d’une logique commerciale et industrielle ». Des rapports profondément inégalitaires, avec une très forte concentration des éléments de soft power et des industries créatives productrices de la culture mainstream à l’échelle du monde. Et même quand des notions comme celle de diversité culturelle prétendent échapper à cette logique de libéralisation, la reconnaissance n’est que de principe, tant règne la logique de marque et de la concurrence. Si cette lutte de pouvoir dans laquelle est prise la culture est « une guerre sans morts ni destructions », mais bel et bien une guerre, d’aucuns sont fondés à estimer qu’en tant que mode de façonnement des imaginaires, elle ne constitue pas un soft power, mais un hard power.

 

Kenza Sefrioui

Géopolitiques de la culture, l’artiste, le diplomate et l’entrepreneur

Bruno Nassim Aboudrar, François Mairesse et Laurent Martin

Armand Colin, 320 p., 25 €


Pause_R : Quelle différence entre management et leadership ?

Hamid Bouchikhi, professeur à l’ESSEC Business School, à Paris, et Yasmina El Kadiri, enseignante à HEM et chercheur à Economia, à Rabat, définissent la notion de leadership. Au micro de Murtada Calamy, ils expliquent la différence qu'elle recèle avec le management et ses implications organisationnelles.

Pause_R est le podcast mensuel de mise à disposition des savoirs de Economia, le centre de recherche HEM, TelQuel et l’Agence universitaire de francophonie (AUF).

 

Interview with Jörg GERTEL : Coping with uncertainty

Question 1: Your work (co-authored with R. Hexel) and titled "Coping with Uncertainty: Youth in the Middle East and North Africa, ( in arabic مأزق الشباب في الشرق الأوسط وشمال أفريقيا Beirut, Dar al-Saqi, 2019) presents the results of a quatitative study conducted on a large scale in 2016 and addressing the situation of youth in the region (Morocco, Tunisia, Bahrain, Jordan, Lebanon, Palestine, and Yemen) in a Post-Arab Spring context, what are the main lessons you have retained from the study?

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