Variations autour de la notion d’agilité

Variations autour de la notion d’agilité

Depuis quelques années, les vocables « agile », « agilité », « organisation agile » ou encore « agilité organisationnelle » alimentent une rhétorique managériale bien établie et a priori bien comprise pas tous. Sur le terrain, lorsque l’on demande une définition claire et complète de la notion d’agilité, la réponse sonne comme une évidence, et est en même temps très floue. Pour caricaturer : « L’agilité, ben être agile quoi ! … L’agilité, c’est… c’est quoi déjà ? » / « Nous, on est agiles, on s’adapte, on est flexibles… »

Oui, mais encore ? Cette Economia Research note n’a pas la prétention de déconstruire l’ensemble des concepts sous-jacents à l’objet (devenu récemment) scientifique ; de plus en plus de travaux académiques en attestent (entre autres auteurs : Badot, 1993 ; Barrand, 2012, 2016 ; Barzi, 2011 ; Charbonnier, 2006, 2011 ; Shonko, 2005 ; Christopher et Towell, 2000 ; Sqalli, 2013 ; Yusuf, 1999, 2002, 2007, 2015). Cette note vise à nourrir la réflexion sur cette (nouvelle) réalité ou pas des organisations dites agiles, car il nous semble, de notre point de vue de tandem chercheur/praticien, que cette agilité − notion composite et multidimensionnelle − renvoie à plusieurs réalités individuelles et organisationnelles qui nécessitent d’être clarifiées. À cet effet, notre vécu sur le terrain des entreprises dans le cadre des travaux de la Chaire Gouvernance et transformation des organisations (GTO) nous a permis, en prenant appui sur un bagage théorique, de compléter et de faire évoluer la compréhension de l’agilité en y donnant un éclairage. De plus, le livre blanc, Sens et valeurs du travail chez les salariés marocains (2018), à travers les principes d’action managériaux prônés pour instiller et développer du sens dans les organisations, apporte directement et/ou indirectement plusieurs éléments de ce qui fait l’agilité. L’exhaustivité n’étant pas l’objectif dans ce papier, il ne s’agit pas de reprendre les conditions pour une meilleure agilité présentées dans le livre blanc, mais plutôt de compléter, approfondir, nourrir la réflexion sur l’agilité et ses contours. Dans tous les cas, si l’agilité séduit et suscite une nouvelle esthétique managériale, est-ce pour autant la panacée et la nouvelle posture de ce que devrait être l’entreprise de demain ? Par ailleurs, cette agilité existe-telle vraiment ? Et si elle existe, sous quelle(s) forme(s) ? 

Quelques fondements et orientations

La littérature sur l’agilité reconnaît, surtout à ses débuts, dans les années 2000, une insuffisance des recherches liées et, surtout, un manque de consensus sur la définition même du concept. Tantôt à travers une approche fonctionnaliste n’envisageant l’agilité que sous ses aspects commerciaux, logistiques ou relevant du management stratégique, tantôt par le biais d’une théorisation de la firme agile dans une perspective méso-économique au travers de capacités managériales, la notion − et ce qui pourrait en être un objet scientifique à part entière − se forge peu ou prou, petit à petit, dans l’articulation des différentes approches et visions des chercheurs. Ce qui a suscité un engouement envers ce qu’on appelle l’agilité restera le Manifeste Agile rédigé par des experts informatiques, dans lequel douze principes et quatre valeurs fondamentales encadrent les méthodes dites agiles, dont l’application sert à développer avec plus d’efficience les projets informatiques. Non pas que les méthodes agiles, qui contrecarrent les méthodes de gestion de projet en cascade et qui mettent en avant la réactivité et le changement au cœur des fonctionnements et modes opératoires, soient dénuées de sens, mais elles restent limitées, modulant leurs succès ou difficultés, au projet, à l’équipe, et surtout circonscrites au domaine de l’informatique (développement de software, code, etc.). Ce manifeste, qui date du début des années 2000, s’est popularisé au point que les sciences de gestion ont commencé à s’intéresser au sujet et à tenter de transposer certains éléments au monde de l’entreprise. Progressivement, « l’être agile », ou « l’entreprise agile » se taillent une place de choix dans les discours des managers, dirigeants ou autres entrepreneurs. Rejoignant certains chercheurs pour qui l’agilité inscrite dans les logiques organisationnelles demeure encore floue, nous avons mené un premier travail sur la notion, dans le cadre de ce que peut être l’agilité dans un grand groupe industriel1 . En effet, si l’agilité est a priori l’apanage des petites structures, il nous a semblé intéressant de l’étudier à l’échelle d’une grande organisation qui prétendait en présenter les éléments. L’essai de conceptualisation qui a en a découlé a permis de dégager des conditions d’agilité et une meilleure compréhension de la notion. D’une part, le contexte s’y apprêtait du fait de la volonté politique de s’affranchir de certaines rigidités handicapant les projets de changements d’envergures, notamment des modèles économiques et de production, sur fond de transition récente du statut d’entreprise de gestion publique à celle de modalité de gestion par la société anonyme. D’autre part, dans les récits des hauts postes, managers ou autres cadres intermédiaires, des thèmes entourant la notion d’agilité étaient prépondérants, et certains s’essayaient, dans un exercice de réflexivité, de définir, voire d’analyser, le degré d’agilité du groupe qui, à cette époque, présentait des forces et des foyers « d’agilité » certains. Depuis lors, les travaux et observations 

menés dans la Chaire GTO ont été l’occasion de confirmer ou de faire évoluer certains éléments de ce qu’est ce construit agile. Le terme de construit ici est délibéré, car nous considérons que l’agilité en tant que telle, et nous y reviendrons plus tard, n’existe pas, elle émerge et se construit/détruit en continu. Pour mieux éclairer le lecteur, les principales définitions dans la littérature convergent sur les thèmes suivants :

  • Flexibilité
  • Réactivité
  • Adaptation
  • Anticipation
  • Satisfaction en temps réel du client
  • Risque
  • Raccourcissement des cycles
  • Technologie

Globalement, l’agilité, selon les gestionnaires, repose sur la capacité d’une entreprise à changer en fonction des contraintes, tout en devançant ses concurrents et tout en apportant de la satisfaction aux clients, à être plus rapide et plus réactif dans un environnement sans cesse mouvant. Il apparaît, de ce point de vue, que la notion d’agilité est étroitement liée aux champs de la stratégie d’entreprise et du management stratégique. Un des objectifs des premiers travaux cités plus haut a justement été de démystifier la notion d’agilité et de tenter de voir quels concepts, principes, éléments du construit, fondent et entourent ce qui est nommé agilité

Quelques éléments du construit

Pour notre entendement, mieux comprendre la notion d’agilité nous impose en premier lieu de situer cet objet d’étude. Aux visions fonctionnalistes de Charbonnier (2007, 2009) ou de Jérôme Barrand (2011), nous préférons inscrire l’agilité dans le champ des organisations, lesquelles sont contextuelles et situationnelles, en somme, plus mouvantes qu’une entreprise analysée par ses procédures, processus et fonctions articulées entre elles. Nous considérons avant tout que l’organisation demeure un construit social permanent et contingent, un complexe de relations formelles et informelles en constant devenir et régi par des règles où les personnes œuvrent dans un but commun. Inscrits dans l’univers organisationnel, l’agilité et ses contours prennent alors une autre dimension, celle du construit et de l’humain, celle de la relation qui fait sens. Ainsi, la notion s’entoure de complexités englobant les interactions sociales, l’individu et les collectifs, l’individu et l’organisation, les capacités sous-tendues par ce que peut être l’agilité voulue, la symbiose entre l’individu et son environnement… Comme préalable à l’agilité, la prise en compte du mouvement demeure un fondement certain.

L’organisation agile est ainsi en permanence vigilante et alerte, capable de prendre des initiatives stratégiques, c'est-à-dire menant à de nouveaux sentiers et trajectoires bénéfiques. Elle se distingue par l’omniprésence en son sein de deux comportements duaux d’extraversion, l’un d’ouverture et de réaction, l’autre d’anticipation et de pré-action (ce qui in extenso peut engendrer la proaction). Entre exploration et exploitation des opportunités, l’organisation agile, par l’anticipation, permet de déceler dans le réel certains faits porteurs, de les relier dans le but non plus de réagir mais de préagir et pro-agir. Dans l’idéal, la production ou la construction de l’organisation agile suppose un haut degré de responsabilisation d’équipes multifonctionnelles et de processus adaptables fondés sur les connaissances et des comportements. Selon nous, cette organisation agile devrait épouser l’esprit et les principes de l’organisation apprenante. La direction de l’entreprise agile est alors sujette à établir les conditions adéquates à de tels processus et à ne pas freiner les prises d’initiatives susceptibles d’avoir une valeur ajoutée. Elle devra, par ailleurs, concevoir et communiquer une vision fédératrice, un projet d’entreprise qui motiverait tous les acteurs à partager les connaissances acquises de leurs activités, mais aussi d’impliquer les agents dans ce que nous nommons une « orientation agile ». Sans les vertus d’une culture qui favorise l’apprenance à tous les niveaux, dans le cadre d’une intentionnalité collective et partagée, les conditions liminaires à ce type d’entreprise se désagrègeraient. À cela s’ajoute un comportement complémentaire incontournable : une vigilance au niveau interne, par le renforcement de la capacité de résilience. Un système d’informations et de connaissances intégré et agile devra, par ailleurs, être évolutif et capter tous les éléments qui serviront une démarche agile. Ce dernier a le potentiel, selon nous, de permettre d’articuler les dynamiques individuelles et organisationnelles d’apprentissage. Il est l’objet et le support des transferts cognitifs entre l’individu et l’organisation – en tant que construit d’action collective.

Une organisation agile est vue a priori comme une organisation dynamique capable de faire preuve d’adaptation et de réactivité dans des contextes de plus en plus incertains, sans pour autant éroder son noyau organisationnel. Cette limite, non entrevue dans les modèles sur l’agilité dans la littérature, constitue un apport que l’on considère fondamental sur le plan académique. En effet, les reconfigurations incessantes dans le temps des processus peuvent apporter des modifications bénéfiques des pratiques et des schémas mentaux à des fins d’adaptation, mais également des sources de déstabilisations. Ici, l’enjeu majeur de ce type d’orientation organisationnelle et comportementale réside dans l’adéquation entre ce qui constitue le socle et ce qui permet de se mouvoir, d’avancer et de prendre des risques. Finalement, ce type d’organisation s’inscrit foncièrement dans un quadrant qui inclut non seulement les duaux d’extraversion exposés plus haut, mais également des duaux d’intraversion qui reposent sur la propension de l’organisation et des acteurs qui l’animent à préserver ce qui en constitue le cœur, à savoir les bases de connaissances, les savoir-faire, les métiers, les valeurs et les croyances ; en somme, la base sécuritaire sur laquelle une organisation peut construire des éléments dynamiques et évolutifs d’agilité. L’agilité ne se décrétant pas, elle se construit et émerge en continu, et c’est tout l’enjeu de ce type d’organisations : prendre le temps de bâtir tout en se donnant, en même temps, les chances de s’élever et de prendre des risques. 

Pour notre entendement toujours, prôner ce type de configuration organisationnelle ne saurait s’accompagner sans des mises en garde. Les pièges et les impasses que les organisations agiles se doivent d’éviter est celui de la confusion entre agitation et agilité (reconfigurer sans préserver et consolider les noyaux, les repères), aspirer à trop s’élever ou trop s’enraciner et chuter inéluctablement tel l’albatros de Baudelaire. « Ses ailes de géant l’empêchent de marcher », dit le poète, un fait que l’on peut observer dans de nombreuses organisations de grande taille où l’inertie prend le pas sur ce qui fait le mouvement, sur ce qui fait sens…

Nous accordons à cet égard une importance aux processus de découverte-exploitation-créationsaisie de l’opportunité qui demeurent une composante fondamentale dans les processus agiles, car sources de mouvement. Ils sont également garants de la conciliation entre l’acquisition d’informations pertinentes actionnables dans un contexte turbulent. Cette organisation agile se voudra ainsi entrepreneuriale, innovante et intelligente vis-à-vis de son environnement, dans la perspective de l’influencer et non de le subir. En effet, les tenants de l’approche organiciste des organisations ont mis en lumière le fait que l’environnement n’est pas seulement un espace d’optimisation, mais aussi source de contraintes ; de ce fait, la volonté humaine restera totalement sous-estimée. Si une organisation agile a pour finalité la proactivité afin d’éviter la soumission aux contraintes externes, elle devra avant tout créer les conditions et structures favorables en termes d’écoute active des environnements et d’apprenance et, enfin, elle devra encourager et consolider en continu un noyau organisationnel solide, garantissant la stabilité. 

Pour résumer, l’agilité en tant que telle n’existe pas pour nous. Elle s’exprime dans un moment T et restera sujette à la subjectivité de ceux qui la jugent : « Est-ce que l’organisation a fait preuve d’agilité dans cette situation ou non ? » Elle est la conséquence d’un ensemble de visions, de processus, d’articulation entre cadres d’action et de qualités intrinsèques d’individus dont l’activité restera une préparation permanente dans une démarche d’apprenance en continu. Autrement dit, l’agilité pour nous ne se mesure pas… L’agilité reste un mythe au caractère insaisissable. La métaphore de l’eau peut en revanche nous éclairer afin de mieux cerner cette notion : l’eau est en mouvement continu, insaisissable, elle est la vie, sauf si elle est stagnante ou toxique. Le parallèle avec l’organisation n’en est pas loin : prendre le cours de « l’eau agile » est comme un kayak descendant une rivière mouvementée, il faut surmonter de nombreux obstacles tout en prenant rapidement des décisions et accepter de prendre de nouvelles directions, mais sans se renverser. La barque peut fléchir, se tordre, mais ne doit pas rompre… Et ce qui fait que nous remontons à la surface est le rocher (noyau), le repère qu’on a évoqué plus haut. Consolider ces noyaux est toute la préparation qui permettra à l’individu, le collectif ou l’organisation d’être agile à un moment donné.

 

AGILITÉ = RÉACTIVITÉ X PROACTIVITÉ ?

L'organisation agile, objet de notre investigation, s'articule principalement autour de la relation réflexive et réfléchissante entre la capacité de lecture de l’environnement, la capacité de réactivité et l’apprentissage organisationnel, qui joue le rôle de support à ce type d’organisation. Nous pensons à cet égard que les leviers de l’organisation apprenante constituent une option déterminante quant au fonctionnement continu de ce système ; ces leviers assurant un avantage soutenable sur le long terme grâce à une politique partagée par les acteurs en matière de connaissances organisationnelles. Plus spécifiquement, nous avançons que les rôles joués par la direction et les managers, vecteurs du changement, dans la création et la capitalisation des connaissances sont déterminants pour asseoir une telle organisation en mouvement. Nous inscrivons également l’organisation agile dans sa capacité d’action à modifier les éléments endogènes et exogènes (environnement externe) car nous posons l’hypothèse selon laquelle c’est une organisation qui se doit d’être proactive et à l’écoute de son environnement en continu. Cette capacité constitue un moyen d’échapper au déterminisme car elle est vue comme une faculté de reconstruction permanente du sens. Pourquoi le sens ? Effectivement, il demeure dans la structuration des processus agiles une appropriation de l’information qui ne saurait se construire collectivement sans qu’il y ait une signification, un motif (au sens d’A. Schütz, [date]), de l’action organisée.

Comme le souligne Von Bertallanfy (date), l’organisation est à l’inverse de la mécanique classique : elle est un concept propre à l’explication systémique du monde et comprend des notions telles que la totalité, la différenciation, la croissance, l’ordre. L’organisation est de ce fait difficile à mesurer, à interpréter de façon quantitative, et c’est pour cette raison, notamment, que les biologistes ont emprunté des voies plus qualitatives. De ce fait, en se calquant sur les biologistes, certains chercheurs que nous rejoignons ont étudié les organisations modernes en considérant l’organisation comme un organisme vivant (Varela, Mallet et Morgan, entre autres). C'est-à-dire qu’à l’instar d’une cellule qui croît dans son environnement et qui est en interaction avec les propriétés du système et du vivant, de nouvelles émergences apparaissent. Cette métaphore de l’organisation vue sous le prisme d’un organisme vivant dépasse le cadre de la vision économique où prévaut une compétitivité par les coûts ; l’organisation est alors, selon nous, un ensemble de sous-systèmes communicationnels couplés dans lesquels s’opèrent des échanges d’informations où leur construction répond à des règles, et en interaction constante d’où émergent des ordres locaux. Nous nous inscrivons alors dans la conception d’une organisation complexe, vivante et en devenir où l’auto-organisation (Edgar Morin, 1977) est un concept important. Ceci nous semble important car l’agilité préconisant une autonomie renforcée des équipes, la capacité à l’auto-organisation est un moteur que l’on ne peut omettre dans la construction du concept d’organisation agile.

La démarche adoptée de construction du modèle de l’organisation agile est introduite par un problème central dans la construction de l’objet théorique de l’agilité : celui de la réactivité. Nous avons identifié cette notion comme étant un pivot sur lequel s’articulent des variables explicatives de l’agilité. Ainsi, du cas de la réactivité, nous allons extraire les composantes pertinentes qui forgent l’organisation agile.

Le problème de la réactivité dans le construit de l’organisation agile

L’agilité est présentée comme la capacité d’une entreprise à se développer dans un environnement changeant en continu et imprévisible, caractérisé par « une demande de qualité supérieure, de haute performance, de faible coût, et de produits et services correspondant aux exigences des consommateurs » (Breu, Hemingway et al., 2001 ; Yusuf, Sarhadi et al., 1999 ; Badot, 1997). De ce fait, les notions de flexibilité et de réactivité sont au cœur du concept de l’agilité (Sharifi et Zhang, 1999 ; Lindberg, 1990). Kidd (1994) propose la notion d’adaptabilité, notion plus englobante.

L’environnement incertain, voire turbulent (Emery et Trist, 1964 ; Drucker, 1969 ; Toffler, 1981), dans lequel évoluent les entreprises, interroge la place de la réactivité face au changement dans les processus de décision et d’action. La littérature sur l’agilité avance que ce type d’organisation doit développer sa réactivité plutôt que suivre un plan bien déterminé ; sans cela, elle développe des sources d’inertie et de lenteur. Si la stratégie du suivi d’un plan nous oblige à adopter une posture déterministe contraire à notre paradigme constructiviste des organisations agiles, la réactivité, elle, est sujette à débat dans notre construction de l’objet théorique de l’agilité organisationnelle. À cet effet, nous nous interrogeons sur le risque qu'encourt l'entreprise lorsqu'elle répond trop rapidement et en permanence aux changements. En d’autres termes, la capacité réactive est-elle une étape, un palier vers la proactivité, facteur d’agilité prédominant selon nos hypothèses, ou bien une capacité intrinsèque et, dans le même temps, une fin en soi de l’agilité ?

Force est de constater que plusieurs environnements turbulents (secteurs fortement concurrentiels et incertains : matières premières , NTIC…) imposent aux entreprises de développer une agilité en interne pour faire face à ces changements parfois brusques . Il est reconnu que les origines de la turbulence sont de deux sortes : soit elle découle de l’augmentation des interrelations inter-firmes (Emery et Trist, 1964 ; Joffre et Koenig, 1985 ; Mac Cann et Selsky, 1984 ; Dess et Beard, 1984), soit elle est issue du changement des éléments composants l'environnement (Mac Cann et Selsky, 1984 ; Ansoff, 1975 ; Marchesnay, 1993 ; Joffre et Koenig, 1985). Une des réponses de la part des entreprises aux turbulences, d’un point de vue de management stratégique, est de développer plus de fluidité des processus , donc d’agilité. Celle-ci pouvant s’exprimer en termes de reconfiguration de sa forme organisationnelle (éclatement, coopération de firmes en réseau, externalisation et concentration sur le métier de l’entreprise…), mais également en termes de réactivité permanente exprimée par une multiplication de stratégies adaptatives. 

Généralement, et afin de pallier les perturbations externes, l’entreprise mettra de nouvelles variables de commande en place (modification de la stratégie, recrutement dans l’urgence, accélération de la production…). Cette capacité à réagir s’appelle la réactivité, qui peut se définir comme la capacité à présenter une modification en réponse à une action extérieure imprévue. Ainsi, l’organisation réactive possédera la capacité de répondre aux stimulations extérieures, aux stimulations de l’environnement (Kalika, 1991). La réactivité de l’entreprise aura pour signification la capacité d’une organisation à répondre au mieux à une demande fluctuante et aléatoire (Reix, 1979). En effet, d’un point de vue opératoire, l’entreprise essayera de réagir le plus vite possible, avec le meilleur résultat possible. Elle devra donc posséder un système organisationnel qui lui permettra de supporter cette modification, c'est-à-dire d’être flexible. La flexibilité, elle, se définit comme la capacité intrinsèque de l’organisation à réagir et à s’adapter à l’environnement (Godet, 1991). Ainsi, il est pertinent de distinguer ces deux capacités dans la mesure où la flexibilité est un ensemble de processus engageant plusieurs acteurs qui soutiennent la réactivité. En conséquence, réactivité et flexibilité diffère dans le sens où la flexibilité permet à l’entreprise d’être réactive. La flexibilité peut être vue comme la souplesse de l’entreprise et la réactivité comme son effort vis-à-vis de son environnement (Gueguen, 1997). Pour dépasser le clivage classique entre ces deux notions, nous situons la flexibilité dans un champ organisationnel, opératoire, et la réactivité comme un prolongement dans le champ de la stratégie, car elle constitue une étape dans le processus de décision. Denis (1990) reprend la proposition de Zaleznik qui avance trois stratégies afin de pallier les risques liés aux perturbations externes, lesquelles stratégies répondent finalement aux enjeux d’agilité et, plus particulièrement, aux transformations organisationnelles suscitées par des changements externes :

  • Stratégies « homéostatiques » : qui répondent au besoin de préserver l’organisation des bouleversements internes. L’homéostasie d’un système étant sa capacité à supporter des chocs sans modifier son noyau dur.
  • Stratégies « médiatives » : l’organisation se modifie intérieurement pour faire face aux perturbations venues de l’environnement.
  • Stratégies « proactives » : stratégies qui vont agir sur cet environnement pour le modifier, en développant notamment des processus engageant la capacité d’anticipation.

Si les stratégies homéostatiques font appel aux capacités de résistance et de renforcement du noyau organisationnel, et ne suscitent pas des transformations majeures, les stratégies médiatives et proactives demandent plus d’agilité à l’organisation, en ce sens que les modifications affectent soit l’organisation en interne (stratégies médiatives), soit en externe (stratégies proactives). La réactivité est, quant à elle, une composante à part entière des stratégies médiatives et représente une attitude défensive, car contingente aux aléas de l’environnement. En effet, modifier en interne ses structures pour faire face aux perturbations issues de l’environnement est un processus ex post, tandis qu’une stratégie proactive est un processus ex ante Godet (1991). Cette dernière est, à l’inverse de la médiative, une stratégie offensive s’appuyant sur l’anticipation et la prospective. Là encore, au niveau de la proactivité, il convient de différencier deux niveaux : soit l’entreprise se préparera à un changement anticipé, ce qui correspond à la préactivité  (Godet, 1991), soit l’entreprise agira pour provoquer un changement souhaité, il s’agira ici de proactivité. L’ensemble des processus de cette stratégie offensive s’insère dans un cadre volontariste qui engage les acteurs à co-construire des scénarios d’actions futures avec une phase de préparation que nous pouvons qualifier de propédeutique. Ici, ancrer une capacité de proactivité dans l’organisation nécessite de structurer les processus d’intelligence économique, commerciale, technologique, sociétale…

Le problème central de l’aptitude d’une entreprise à réagir est que cette dernière comporte un paradoxe : elle est à la fois une source et un produit de l’agilité, en ce sens que pour faire face aux perturbations contingentes de l’environnement (comme par exemple la concurrence accrue), l’entreprise a besoin de réagir via une stratégie médiative. Mais, cette stratégie médiative est-elle pour autant une fin en soi ? Plusieurs entreprises réagissent en permanence, donc elles sont (potentiellement) agiles, mais restent dépendantes des contraintes, tandis que dans une posture proactive, l’entreprise dépasse le postulat structuraliste de la contingence et s’insère dans une démarche constructiviste et agissante, car transformatrice de ses environnements : interne de par la mobilisation des connaissances et compétences à acquérir pour les acteurs, mais également externe car elle transformera les données de son marché. Mais, quelle capacité, réactive ou proactive, tend vers plus d’agilité ? 

La réactivité : facteurs explicatifs

Niveaux internes et externes

Le degré de réaction d’une entreprise est impacté soit par des facteurs contribuant à augmenter la réactivité que l’on nommera des accélérateurs, soit par des facteurs réduisant la faculté d’adaptabilité. De plus, la capacité de réaction dépend des changements survenus en interne ou en externe (Reilly, Brett et Stroh, 1993 ; Meyer, 1982 ; Goodstein et Boeker, 1991), qui vont soit déstabiliser l’entreprise, soit la mener vers de nouvelles opportunités. Dans ces deux cas de figure, l’entreprise produira une réponse :

  • Si l’entreprise réagit aux turbulences, elle est contrainte par son environnement et n’a donc pas d’autres choix que de s’adapter en développant sa flexibilité, afin de maintenir sa survie. Par flexibilité, nous entendons ce qui caractérise la souplesse de l'organisation et des moyens de production d'une entreprise pour répondre aux fluctuations rapides de la demande et aux évolutions de l'environnement technico-économique. Concernant les perturbations externes, l’entreprise s’adaptera en réorganisant son entreprise, c'est-à-dire en menant un projet de design organisationnel comportant des modifications de structure et un réajustement des fonctions. Denis (1990) ajoutera une stratégie de modification de la culture organisationnelle : agir sur les normes guidant le comportement des acteurs. Les perturbations internes, elles, peuvent provenir de variables difficilement ajustables telles les grèves, incendies, démotivation en masse, etc.
  • Dans le cas d’une réaction de l’entreprise suite à l’identification de nouvelles opportunités ou sentiers de croissance, l’organisation mobilisera rapidement sa réponse grâce à se capacité de veille commerciale, concurrentielle ou technologique. À ce niveau, le degré de connaissance des informations stratégiques (connaissance des marchés, des prix, des changements technologiques) influera sur la réactivité. Les ressorts de l’intelligence économique permettent ainsi de faire émerger une réactivité stratégique (réorganisation des objectifs stratégiques), qui se déclinera par une réactivité plus opérationnelle (opérations à engager). Autre levier accélérateur, l’expérience. Les effets d’apprentissage issus des expériences passées vont contribuer à augmenter la réactivité de l’organisation car les acteurs sauront quelles connaissances mobiliser, quels processus engager afin d’acquérir telle ou telle opportunité. Aussi, le temps passé dans un environnement mouvant engendrera le développement de compétences réactives et de perception et de compréhension des signaux.

Influence de la taille et de la structure organisationnelle 

Les relations entre la taille et la structure d’une firme sont fortement liées. La littérature en sciences de gestion, notamment les théories des organisations, ont largement étudié cela. En effet, les théories de la contingence structurelle (Burns et Stalker, date ; Chandler, 1962 ; Lawrence et Lorsch, date) ont longuement expliqué que les facteurs pris un à un ou ensemble, comme la taille, l’âge, la culture, la stratégie, l’environnement et la technologie, influent sur la structure d’une entreprise. Mais, la controverse théorique sur la contingence structurelle est toujours d’actualité. Si pour Chandler, un des plus grands représentants du structuralisme adapté aux sciences de gestion, la structure suit la stratégie (« structure follows strategy ») et donc que la structure est construite, Burgelman (1983), quant à lui, défend la thèse que « la stratégie suit la structure ». D’un point de vue statique, nous pourrions opposer les deux perspectives. Mais, dans une approche processuelle et structurationniste dans laquelle nous nous situons, nous pouvons dire que les deux sont interconnectés. Dans le cadre de notre approche sur l’agilité organisationnelle, où l’organisation est en mouvement et en constant devenir, la réactivité qui est une composante de la stratégie se situe dans le processus de construction d’une stratégie et résulte de celui-ci. À l’instar de Giddens (1984), nous ne rejetons ni les contingences qui font varier l’organisation comme un ensemble de configurations régulières, ni la perspective actionniste considérant la structure comme le résultat des interactions sociales.

Ce bref détour par le problème de la contingence nous permet ainsi de justifier l’importance de la structure et de la taille comme facteurs explicatifs de la réactivité. Nous identifions dans la littérature une réactivité différenciée selon le type de firmes (PME ou grandes entreprises).

PME et grandes entreprises

Comme le souligne Barzi (2011), « … L’agilité a été très peu étudiée au sein des petites et moyennes entreprises (PME), alors même que plusieurs auteurs ont souligné la spécificité des PME en termes de centralisation des décisions, de non-formalisation des stratégies, de tendance à la réduction des niveaux hiérarchiques et de la taille des structures » (Julien, Marchesnay, 1988 ; Julien, 1994). Toujours selon le même auteur, deux facteurs expliquent la réactivité des PME : le délai-engagement et les stratégies souples, dont les objectifs convergent vers la satisfaction du client final dans les plus brefs délais avec des stratégies non formalisées, transmises par voie orale. Ce qui conforte le lien entre faible degré de formalisation des stratégies et adaptation permanente aux changements de l’environnement (Philipe, 1990). 

L’autre spécificité des PME est le rapport entre les décisions stratégiques et l’horizon temporel. Dans ce cadre, la levée de toutes contraintes dans le temps (Torres, 2000, 2003), ainsi que le manque de visibilité à long terme, obligent les organisations à plus de réactivité. Cet horizon stratégique réduit dans le temps, au contraire des entreprises plus grandes où formalisations, planifications et standardisations (Mintzberg, 1986) prennent place, contribuera à alléger l’inertie organisationnelle.

Indépendamment de la taille de l’entreprise, Burns et Stalker (date) distinguent les structures mécanistes se situant dans des environnements stables des structures organiques qui évoluent dans des environnements dynamiques. Les auteurs ont démontré que plus les structures sont organiques, − c'est-à-dire caractérisées par une définition floue des tâches, un échange fréquent d’informations, des ajustements mutuels, une hiérarchie souple, un faible degré de formalisation et une décentralisation des décisions −, plus elles s’adaptent mieux à l’environnement. Il est reconnu dans la littérature abondante sur les PME que ces dernières s’inscrivent plus dans ce cadre et que les grandes entreprises prônent une hiérarchisation plus importante, un haut degré de formalisation, un système de planification et de contrôle plus poussé et une standardisation des procédés (Mintzberg, 1986). Comme le fait noter Gueguen (1997), une grande entreprise s’adaptera moins facilement aux perturbations car sa vocation est plus de modifier son environnement (en créant sa propre demande par exemple). Sa réactivité n’est pas voulue, car elle subit les contraintes de l’environnement, mais surtout, le processus de décision est plus rapide dans une petite entreprise du fait des faibles niveaux hiérarchiques. Encore faut-il nuancer cela car, dans une grande entreprise, nous retrouvons à l’intérieur même d’une structure bureaucratique très formalisée, des structures favorisant l’adaptation : formes matricielles, structures adhocratiques13 ou encore des structures de support de connaissances (conseil interne ou « ambidextrie organisationnelle »14 ). Le facteur déterminant ici est la vitesse15 de la prise de décision et la mise en application de la nouvelle stratégie. 

Ce qui marque la différence entre les deux types de configurations réside dans le fait que les grandes entreprises possèdent ou peuvent avoir accès plus facilement aux ressources (Prahalad et Hamel, 1990). Ainsi, la grande entreprise pourra déployer plus rapidement ses moyens de production (à travers l’impartition par exemple). Ce qui différenciera dans une étape ultime la PME de la grande entreprise est la vitesse de la réaction (indépendamment de la qualité de la réaction) qui, elle, est déterminée par ce que nous avons nommé plus haut la flexibilité.

La flexibilité, support de l’agilité

Cohendet et Llerena (1999) voient en la flexibilité la capacité d’une organisation à s’ajuster à un niveau de production donné. Encore une fois, les facteurs de souplesse diffèrent selon la taille de l’entreprise. Barzi (2011), qui a mené une étude sur les dimensions et attributs de l’agilité chez les PME et après avoir identifié la flexibilité comme un facteur à part entière de l’agilité, a fait ressortir deux grands leviers, à savoir une orientation ressources humaines et des ambitions raisonnables. C'est-à-dire que ces entreprises développent une polyvalence élevée et responsabilisent leurs salariés ; elles bénéficient d’une grande facilité dans la mobilisation de leur personnel en cas d’absentéisme ou de hausse brutale de leur activité. De plus, une communication plus fluide du fait des relations amicales, voire familiales, réduit la rotation des effectifs, et accroît dans son modèle la réactivité des PME. Quant aux ambitions raisonnables, il s’agit de l’horizon stratégique réduit (à l’instar de ce qu’avance Gueguen [1997]), de la taille raisonnable, et de l’investissement réduit en technologie, mais il fait noter que les dirigeants restent à l’affût des nouvelles technologies disponibles sur le marché. Ces attributs cités ci-haut existent chez les grandes entreprises, mais sont plus prononcés chez les PME. Si son modèle identifie les attributs d’agilité différenciés selon les types d’entreprises, il ne prend pas en compte, même à attributs à intensité inégale, la dimension vitesse de la réaction. Nous pouvons imaginer le cas d’une grande entreprise présentant une flexibilité théoriquement moins élevée qu’une PME, mais la prise de conscience de la part des dirigeants de remporter un marché va contribuer à déployer une flexibilité immédiate. Ainsi, nous pouvons émettre l’hypothèse, afin de compléter ce modèle, de la culture des décideurs (la direction) d’acquisition des opportunités et la vitesse associée dans le processus de réactivité.

En guise de synthèse, nous avons vu jusque-là que la réactivité s’expliquait par différents facteurs et qu’elle était différente selon les types d’entreprises. Mais, cette réactivité a été étudiée selon le prisme de la contingence et donc non voulue par l’entreprise. Dans ce cas de figure, la représentation de la réactivité, comme réponse à un changement provenant des marchés ou interne à l’entreprise, ne prend pas en compte le fait qu’elle puisse s’inscrire dans un processus plus long, c'est-à-dire une étape dans le processus de décision et non une fin en soi. L’objet de ce qui suit réside dans l’explication de la réactivité comme composante du processus de proactivité. 

De la réactivité à la proactivité : perspective de dépassement de la contingence 

La réactivité voulue : prisme des stratégies médiatives et homéostatiques

Dépasser la contingence structurelle suppose de la part des décideurs d’adopter une démarche volontariste. La réactivité comme une stratégie (donc délibérée) est donc une option envisageable. Pour exemples, les freins constitués par la peur du changement, une mauvaise conjoncture économique ou un degré d’incertitude élevé pourraient inciter l’entreprise à réagir à ces signaux en développant des stratégies homéostatique et médiative, afin de conserver une position plutôt stable. « Laisser passer l’orage » et adopter un comportement attentiste peuvent s’avérer productifs dans le cas d’un coût élevé de réactivité ; l’entreprise pourra redéfinir ses domaines d’activités stratégiques et les processus métiers induits pour conforter une nouvelle position, et ainsi agir sur son environnement. 

De ce fait, une entreprise peut faire preuve de réactivité (et donc d’agilité) en préservant délibérément son noyau dur et en refusant de dominer son environnement. Le bénéfice d’adopter une telle stratégie réside d’ailleurs dans la nécessité de préserver les compétences centrales (« core competencies ») selon Hamel et Prahalad (1990) qui s’appuient sur l’apprentissage organisationnel. Cet apprentissage est d’autant plus important que les compétences doivent être « dynamiques » pour permettre une adaptation continue de l’entreprise à son environnement (Teece, Pisano et Shuen, 1997).

  • En revanche, si les résultats d’une stratégie homéostatique peuvent être bénéfiques à terme, ils peuvent s’avérer également contreproductifs. Beer, Russel, Eisenstadt et Spector (1992) relèvent à cet effet deux erreurs fréquentes lors de la mise en place du changement :
  • - « Le lancement d’un programme de changement englobant la totalité de l’organisation permettra à la transformation de l’entreprise de se produire. » - « Le comportement du personnel se modifiera à partir du moment où les structures et les systèmes formels qui régissent l’entreprise vont se transformer. » 

La réactivité voulue : étape vers la proactivité

Une entreprise qui évolue dans un environnement très dynamique (nombre de concurrents élevés, volatilité de la demande, activité concurrentielle intense) met en place une stratégie de réactivité selon les goûts changeants des clients par exemple. Jusque-là, elle est contrainte par son environnement. Mais, consciente de cette situation, l’entreprise pourra délibérément opter pour une tactique de réactivité en se dotant de moyens lui permettant de réagir au plus vite. En augmentant progressivement ses parts de marché, elle affaiblira peu à peu ses concurrents et développera une stratégie proactive à terme. Cette stratégie s’avère plus comme une tactique, un palier vers une politique proactive. Cependant, cette démarche devrait s’accompagner d’une stratégie de préactivité (Godet, 1991) afin de se préparer à la proactivité.

Dans le même ordre d’idée, si une entreprise adopte une stratégie de follower ou de dauphin (et donc contingente), et qu’elle intègre sciemment dans sa stratégie à terme la volonté de modifier son environnement en saisissant des opportunités la menant vers une position de leader, nous pourrons alors dire que la réactivité en continu n’est qu’un processus tendant vers la proactivité.

La stratégie proactive est souhaitable dans la mesure où, à travers la mise en place de processus de vigilance accrue des acteurs (décideurs comme cadres intermédiaires ayant une valeur ajoutée dans la chaîne informationnelle et de connaissances), l’organisation développe sa capacité d’anticipation et donc de domination de son environnement. Cette démarche proactive s’insère ainsi dans une politique volontariste qui tente de dépasser les contingences structurelles, et impose à ce type d’organisation de développer une bonne connaissance de l’environnement pour accroître l’adaptabilité. L’organisation gagnera ainsi en expérience, car en anticipant en continu, elle saura comment gérer des situations dont les scenarii se sont produits précédemment. C’est à ce niveau que la relation « meilleure adaptabilité-proactivité » tend vers plus d’agilité.

Conclusions et implications théoriques : vers une construction de l’agilité organisationnelle

Nous avons vu que la réactivité est une partie intégrante du construit de l’agilité, mais elle constitue plus un palier vers la proactivité. Elle est difficilement mesurable car comment savoir à partir de quel moment la modification a lieu ? Quand se finit-elle ? Quels critères faut-il prendre : est-ce le délai, le temps de réaction ou la qualité de la réaction ? Ces questions tendent à prouver que l’évaluation de la réactivité est complexe et difficilement programmable. De ce fait, une entreprise rationnelle qui veut réduire l’incertitude en instaurant des plans stratégiques ne peut baser sciemment sa stratégie dans ce sens (Gueguen, 1997). Cet état corrobore la dimension non linéaire des stratégies de l’organisation agile.

Les stratégies de proactivité qui s’articulent autour de la saisie d’opportunités mouvantes supposent la structuration de processus d’acquisition et de diffusion d’informations pertinentes. Ce que Shafer (date) appelle la « capacité de lecture » (« scanning ») dans son explication de l’agilité comme principale relation entre l’environnement et l’organisation ne peut se défaire du caractère émergent de la stratégie, qui déstabilise le principe de planification stratégique. Ceci est d’autant plus crucial que les cycles de production/mise sur le marché sont de plus en plus courts dans des environnements dynamiques. Cela amène à entrevoir l’agilité selon les processus d’intelligence économique et informationnelle d’une part, et le concept d’opportunité et l’agilité d’autre part ; ces deux dimensions sont liées entre elles. L’articulation information-stratégie/émergente-réactivité ou proactivité-décision structure alors un processus agile dans la stratégie.

Le concept d’opportunité dans l’étude de l’agilité nous renvoie à la capacité des acteurs à la prise d’initiative après exploration et exploitation (March, 1984), ce que l’on englobe dans la notion d’entrepreneuriat organisationnel (Basso et al., 2009). Si cette capacité fondamentale de mener à bien des idées est une hypothèse envisagée, elle entretient un lien entre deux grandes variables, celle de la capacité d’intelligence informationnelle que l’on a brièvement énoncée plus haut et celle d’innovativité. Il est reconnu par Barrand (2006) que le concept d’agilité est élargi à celui d’innovation en réponse à des demandes de produits et de services différenciés. Cette différenciation16 comme atout stratégique introduira une orientation plus « ressources humaines » dans la mesure où l’on considère qu’une entreprise agile doit être avant tout apprenante afin de construire un socle en termes de connaissances organisationnelles, mais également pour lui assurer une certaine pérennité. En effet, le but de toute organisation à but lucratif est la pérennité. Dans le cas des entreprises agiles s’inscrivant dans des environnements très dynamiques, les changements sont des invariants qui modifient sans cesse les façons de faire, les structures, les stratégies, etc. L’idée de préserver un noyau dur par-delà les changements est notamment défendue par certains auteurs ([De Geus, 1997 ; Collins et Porras, 1996 ; Aronoff, 2004], cités par Sophie Mignon) porte l’attention sur les entreprises ayant réussi sur le long terme. De Geus avance que les entreprises pérennes préservent, à travers leur métamorphose, une identité forte. Ainsi, le volet culturel sera présent dans notre construction du modèle. Culture d’acquisition de l’information et de l’opportunité, culture de la proactivité, culture d’innovation et de prise d’initiative formeront une culture de l’agilité.

Mais, avant de développer une culture d’agilité, vient en amont le cadre général de l’action organisationnelle, à savoir la vision stratégique, car cette dernière établit un cap à toute stratégie et guide par là même les actions dans une structuration de l’agilité organisationnelle. 

Aperçu général de l’agilité des organisations selon notre lecture du phénomène :

Ce schéma constitue une grille de lecture non définitive. C’est dans la construction progressive des dimensions de l’agilité, s’inscrivant dans une articulation entre cadres organisationnels favorisant l’agilité et capacités individuelles, que l’agilité pourra donner tout son potentiel.

 

Agilités, pêle-mêle

Ce qui suit reprend quelques idées et notes développées sur ce qui fait sens dans le construit de l’agilité.

  • Le subjectivisme : les individus (et les organisations) diffèrent dans leur nature, leurs savoirs, leurs aspirations, leurs possibilités ; les états ne sont pas stables, mais sujets à des changements permanents.
  • L’incertitude : la connaissance est largement incomplète. Non seulement il existe une connaissance dont les agents ont à peine conscience, qu’ils ne recherchent pas, mais également une connaissance qui est complètement inconnue des décideurs, et même une connaissance concernant des décisions qui n’existe pas encore. Ceci dit, l’incertitude peut constituer une source d’action car elle instaure un doute et donc un potentiel d’action.
  • L’individualisme méthodologique : les phénomènes d’organisation (comme la culture ou l’apprentissage organisationnel) existent, mais peuvent être expliqués en les reliant aux actions des individus. Nous appréhendons les processus agiles17 à l’aune des collectifs (notamment à travers les leviers de l’entrepreneuriat organisationnel et les processus collaboratifs), mais n’évacuons pas la dimension individuelle.
  • Le volontarisme : les firmes sont encastrées dans leur marché et leur environnement social, mais pour chaque firme, la discrétion managériale existe et permet de modifier, au moins en partie, cet environnement en vue de buts propres à la firme (Freiling, 2008).
  • L’homo agens : différent de l’homo oeconomicus, l’individu agit proactivement et cherche en permanence les occasions de se déplacer vers des positions plus favorables, dans le cadre d’un volontarisme managérial. Étudier l’agilité revient à étudier les organisations, donc leurs types, leurs structures dans une perspective de l’organisation en constante mutation et, de ce fait, en devenir (Weick, 1979). L’approche socio-cognitive de Weick nous intéresse grandement dans la mesure où il conçoit l’organisation comme un processus (« organizing ») et non comme un objet («organization »). Par conséquence, cela suppose de dépasser les théories de la contingence qui confinent les organisations à subir plus qu’à entreprendre. 
  • L’effet du temps : quoi qu’il se produise dans le temps, l’ordre chronologique est décisif et chaque décision prise dans le passé a des implications pour la prise de décision postérieure, de sorte que les effets de verrouillage créent un engagement organisationnel, voire une dépendance de sentier (« path dependancy »).