Réflexions sur le contrôle et la liberté

Ce papier questionne à travers trois champs du management la dialectique du contrôle et de la liberté, notions a priori antinomiques, mais conciliées nolens volens dans les contextes organisationnels. Partant des représentations et des acceptions communément admises de ce que revêtent ces deux notions dans la sphère managériale, nous menons une réflexion sur la tension inhérente à ce complexe. Risquions-nous ensuite à prendre des libertés en convoquant des pensées philosophiques propices à susciter l’intérêt des managers.

1. Le management entre contrôle et liberté ?

A quels principes, phénomènes ou représentations renvoient les notions de liberté et de contrôle dans le monde des organisations ?

Partant de ce qui est communément admis dans la littérature, mais également des discours et de la rhétorique managériale, nous avons tenté dans un premier temps, avant d’approfondir la dialectique du contrôle et de la liberté, d’identifier les éléments relatifs à ces deux notions dans le management.

CONTROLE                   

LIBERTE                  

Le contrôle comme une fonction : gestion de la qualité, gestion de la stratégie, fonction tactique du pilotage du changement, gestion des risques …

Liberté d’entreprendre : création et développement d’un projet (hors ou au sein d’une organisation – « entrepreneuriat organisationnel »)

Le contrôle comme outil de conformité

Liberté créatrice (développement d’idées, brainstorming, innovation…)

Le contrôle comme outil de mesure : évaluation de la performance (KPI, écarts notamment)

Liberté comme processus : autonomisation,  libération des énergies, entreprises dites libérées

Le contrôle comme moyen de préservation de la valeur

Liberté comme « finalité » : s’affranchir d’un poids, se libérer en s’astreignant des liens de dépendance

Fonction psychologique : le contrôle rassure, il permet une routine

Prise de risque, Prise d’initiative, contournement des règles et du système

Le contrôle comme une émanation d’un cadre de règles, de normes et de procédures

Pouvoir de changer une chose organisée

Fonction politique : stabilisation sociale, voire un instrument de domination, notion de contrôle social, contrôle comme peur de perte du pouvoir

Liberté comme stratégies et trajectoires individuelles (acception politique des organisations)

La compréhension et l’étude des organisations entend le contrôle et la liberté dans une équation où les deux composantes assurent un équilibre qui demeure complexe et contingent : le contrôle protège la valeur mais ne la crée pas ; il est inopérant en l’absence d’un cadre (législation, règles d’action, processus, fiches de postes, notes de service…), lequel cadre n’autorise pas ou difficilement de faire autrement pour s’adapter et créer (« liberté »).

On a loisir de prétendre que la confiance n’exclut pas le contrôle, car ce dernier est un gage d’assurance de la qualité, voire à des fins de meilleurs ajustements et de rééquilibrages des processus (atteindre un meilleur niveau de performance opérationnelle). Mais dans des contextes changeants ou à l’extrême turbulents, le contrôle des idées devient contreproductif et interdit toute innovation et dynamique d’action collective accroissant l’adaptabilité des organisations. Bien entendu cette équation s’applique davantage dans des configurations organisationnelles où l’innovation est diluée et distribuée, moins centralisée. Au demeurant, même dans des structures lourdes qui autorisent la transversalité et les différents projets coopératifs, la fonction du contrôle est largement du ressort du support (achats, SI, RH, logistique) : aussi autonome et décentralisée, une entité n’a pas la liberté totale de faire, si ce n’est de remonter et d’alerter les décideurs ou gardes fous qui vont permettre l’agilité et le changement. Autrement dit, c’est dans un co-cheminement entre réels détenteurs du pouvoir et artisans du changement que s’exprimera la liberté, toujours circonscrite aux cadres préétablis. Pour illustrer nos propos, la possibilité de réaliser des achats non budgétisés, pour des cas spéciaux, comme ceux des équipements techniques, technologiques et sanitaires liés à la pandémie du covid, pouvoir accéder à des marchés spéciaux nécessitant de nouvelles règles ne sauraient s’astreindre des rapports entre fonctions support à la marge de liberté relative et ceux qui décident. Ce cadre devrait se permettre des libertés (agilité) pour faire face aux aléas et aux risques et n’en sortirait que grandi car il est un système qui va apprendre. C’est finalement dans cette perspective que l’on entrevoit un rééquilibrage dans la dialectique du contrôle et de la liberté : donner davantage de pouvoir aux fonctions support pour créer de la valeur supplémentaire et pérennisable, tout en assurant une gestion des risques opérationnels.

Si cette tension s’exprime à travers le prisme de l’innovation et des procédures, donc du nouveau et de l’existant, le champ peut s’étendre à d’autres phénomènes dans l’organisation, comme celui de l’apprentissage, lui aussi balloté entre ce qu’on peut appeler contrôle et liberté, c'est-à-dire l’équilibre d’un nécessaire cadrage et une (relative) liberté d’action :

  • entre des profils X et d’autres Y[1] aux besoins et méthodes d’accompagnement différenciés,
  • entre des apprentissages en simple et double boucle[2] qui peuvent être activés intelligemment en fonction des cycles de développement des individus et des organisations.
  • Entre des besoins d’apprentissages « d’exploration » et/ou « d’exploitation » (Ambidextrie)
  • Entre le « learning by the book » et le « learning by doing »

Ici, le rôle des managers oscille entre contrôle (conformité-qualité) et envol (liberté) de ses collaborateurs, en somme, entre ce que l’on sait faire de mieux et que l’on veut-peut transmettre, et un saut dans un inconnu non maîtrisé, mais porteur d’ouvertures et d’émergences.

Enfin, nous trouvons dans le champ de l’entrepreneuriat organisationnel qui revêt différentes formes telles que l’intrapreneuriat, un terrain d’expression intéressant pour les équations du contrôle et de la liberté en management. En effet, l’impulsion donnée par les dirigeants/managers à l’organisation en permettant des espaces de création de valeur par et pour les collaborateurs, indique un certain volontarisme promouvant la liberté. Par la possibilité de saisir des opportunités, un individu ou groupe d’individus exprime leur liberté d’action de la maturation d’un projet à sa concrétisation. Mais encore une fois, le contrôle n’échappe pas à ce processus : le système de règle et de contrôle préfigure les modalités d’action. Souvent sous couvert d’une cohérence avec le projet de l’entreprise matrice, et éventuellement d’une appréhension d’une trop grande digression vis-à-vis de l’activité et des autres équipes, les projets intrapreneuriaux essuient des échecs et des critiques, telles qu’une allocation des ressources trop importante et non rentable par rapport à l’activité centrale de l’entreprise, ou encore des jalousies et non d’effets d’émulation espérés[3]. Au contraire, la limite des projets d’entrepreneuriat organisationnel dénotent d’un symptôme des crises des organisations de la conception réglée.  Cependant, les processus de création, de maturation d’une idée, l’intentionnalité du projet, et la possibilité de faire et l’incitation sous-jacente composent néanmoins des bulles de liberté dans un espace clos.

Les trois points de vue exposés ci-haut renvoient selon nous à des réalités significativement visibles, car plus ou moins formalisés et formalisables. Mais qu’en est-il de l’expression de la dialectique du contrôle et de la liberté dans une vision plus silencieuse et indicible qui trouve refuge dans les phénomènes de pouvoir ? Cette inconnue de l’équation ne peut faire l’économie des enseignements de l’analyse stratégique de Michel Crozier.

En effet, traiter l’organisation non pas comme un allant de soi, comme une donnée naturelle, mais comme une construction permanente et donc un problème à expliquer, nous permet de mieux comprendre la nature et les difficultés de l’action collective. Si l’organisation est un construit socialement contingent aux problèmes, les solutions sont construites, donc artificielles et médiées par le pouvoir, non pas comme autorité légale d’une structure, mais comme une propriété intrinsèque d’action des individus et des collectifs. C’est dans cette structuration entre pouvoir des acteurs, zones d’incertitudes et structures que se révèle la dialectique entre le contrôle comme source de stabilisation-contrôle social-domination et stratégies individuelles (liberté).

Toute entreprise collective repose, dans la vision Crozéenne, sur un minimum d’intégration des comportements des acteurs sociaux qui poursuivent des objectifs divergents, voire contradictoires. Et cette intégration se réalise ou par la contrainte et son corollaire, la manipulation affective et/ou idéologique (donc consentement de volontés partielles), ou par le contrat qui donne lieu à des marchandages et négociations. De ces deux modalités de coopération construite et non naturelle, les construits d’action collective se font dans la redéfinition des problèmes des acteurs contraints à trouver des solutions, tout en poursuivant des intérêts individuels sans mettre en danger les résultats de l’entreprise collective, voire les améliorer. Dans cette perspective, les acteurs organisent des modes d’intégration qui assurent la coopération sans supprimer leurs libertés, c'est-à-dire la poursuite d’objectifs contradictoires.

Dans la structuration des jeux des acteurs, les modalités concrètes des solutions suivent une logique d’indétermination, d’incertitude, qui se verra, selon les capacités (inégalitaires) des acteurs, contrôlée, et éventuellement se traduire par des dépendances. Toute structure d’action collective se constitue comme système de pouvoir, ce qui fera dire à Michel Crozier que celle-ci est phénomène, effet et fait du pouvoir. Et ce qui est incertitude du point de vue des problèmes est pouvoir du point de vue des acteurs. Dans cette acception, faire disparaître les problèmes est une entreprise dangereuse pour le devenir d’une organisation, s’en libérer n’est possible qu’en supprimant le pouvoir. Or cette suppression, comme l’explique Crozier, équivaut à supprimer la possibilité, aussi le droit, des acteurs de faire autre chose que ce qui est attendu d’eux, bref, supprimer leur autonomie pour les réduire à l’état de machines. Comme si finalement, la « liberté » d’action ne peut s’envisager sans phénomènes de pouvoir (donc contrainte et contrôle), dans des jeux et des espaces créés entre instituants et institués. Le pouvoir demeure ainsi la part incompressible dans un système de relations, et en même temps le véhicule du mouvement (liberté) des acteurs.

Dans cette perspective, il serait intéressant d’analyser plus en profondeur les phénomènes informels face aux logiques de pouvoir : ces mouvements inaudibles et silencieux (liberté) des acteurs stratèges qui peuvent se cristalliser dans des résistances. En guise de corollaire, il serait également intéressant d’analyser la capacité des managers à l’intelligibilité des jeux d’acteurs et des zones d’incertitudes dans le rééquilibrage des équations liées au contrôle et la liberté. A quel degré permettre l’incertitude de s’accroître, quels seuils de contrôle autoriser ? Et plus fondamentalement, lorsque l’on envisage le contrôle et la liberté sous le prisme du pouvoir, quelle légitimité fonde ce dernier pour qu’il devienne une autorité réellement reconnue, surtout dans des contextes actuels où l’autorité devient le parent pauvre des relations de travail ?

Que conclure ?

 Les différentes réalités auxquelles renvoie le contrôle dans l’univers managérial cristallisent dans le même temps une notion de stabilisation et de préservation, et une notion de limite et d’enfermement, (pré)supposée contraire à ce que l’on entend par liberté, qui elle induit la possibilité de création. Cette tension fait apparaitre l’organisation comme un couple d’ordre et de désordre, dont les flux doivent s’équilibrer dans une équation infernale d’atténuation/promotion des effets entropiques et néguentropiques. Cet entrelacs semble en général renfermer des éléments et des motifs asymétriques, tant le monde de l’entreprise, et tel qu’on prétend le connaître, fait la part belle aux exigences et revendications de liberté, au profit d’un contrôle qui se veut rassurant. Les entreprises dites libérées cèdent encore la place aux ancrages passés d’où prolifèrent des espaces de contrôle, au mieux des espaces où une illusion de liberté voile la capacité d’agir des acteurs. Rappelons avec Jean-François Dupuy par exemple, cet emprisonnement par le reporting qui dénote d’une « faillite de la pensée managériale » ! Est-ce que finalement, lorsqu’on ne sait « pas faire » avec la liberté, l’on ne revient pas aux repères traditionnels des silos et de nouveaux grillages de contrôle ? Ou bien est-ce que la « liberté » fait-elle peur, et le contrôle s’érige-t-il comme un bouclier panseur des maux et des peurs managériales ? … Ou peut-être que Taylor, artisan de ces ancrages, avait entrevu dans la coopération, la transversalité et donc une certaine forme d’expression de la liberté une menace rapidement enterrée dans des dispositifs de contrôle et des silos. Même si sa vision, longuement critiquée pour son positionnement épistémologique rationaliste-positiviste et les conséquences d’un One Best Way déshumanisant, n’offrait-il pas les conditions d’une organisation qui se libérerait dans le rendement, la production et le travail, où l’autonomie selon lui, ne devait pas dépasser le cadre du silo, mais devait servir en revanche un gain d’expertise et de performance au service de l’ensemble de la machine ?

Ce serait accepter pour les individus les règles d’un jeu qui limite ou interdit les indéterminismes, mais en même temps si leur force de travail vendue n’était qu’un moyen d’accéder à ce qu’on peut nommer le « bonheur » et permettre la liberté d’action sur d’autres champs, sociaux, sociétaux, culturels, éducatifs par exemple ? Cette perspective, selon nous ne pourrait se développer sans une revisite de l’entreprise techniciste et productiviste dans une reconversion davantage projective à visée sociale et sociétale, où les valeurs jouent un rôle prépondérant, et où les individus et les collectifs libéreront leur énergie au-delà des frontières des organisations.

Si interrogatifs et critiques que nous puissions être à l’égard de la relation ambivalente du contrôle et de la liberté dans les champs d’expression des organisations, il n’en réside pas moins qu’une réflexion plus poussée, prenant racine dans des fondements philosophiques, donnerait des éclairages supplémentaires sur la notion de liberté, qui elle n’est pas une notion originelle ni centrale dans le management.

2. Détours philosophiques : Des différents degrés et conceptions de la liberté au contrôle de la liberté

Cette indifférence que je sens, lorsque je ne suis point emporté vers un côté plutôt que vers un autre par le poids d’aucune raison, est le plus bas degré de la liberté, et fait plutôt apparaître un défaut dans la connaissance, qu’une perfection dans la volonté ; car si je connaissais ce qui est vrai et ce qui est bon, je ne serais jamais en peine de délibérer quel jugement et quel choix je devrais faire ; et ainsi je serais entièrement libre, sans jamais être indifférent[4].

Pour Descartes qui caractérise nos actions comme délibérées et volontaires, l’idée de liberté semble consubstantielle à notre humanité, dans la mesure où elle fait de nous des êtres autonomes, non soumis au déterminisme et par là responsables. Mais c’est aussi tout le paradoxe de la liberté, qu’elle ne peut être pensée autrement que comme solidaire de l’idée de nécessité, car quelle serait la valeur d’une liberté envisagée comme purement gratuite, en dehors de toute norme et de toute valeur ?

Nombreuses sont les réflexions philosophiques qui ont prolongé cette compréhension du concept entre volonté qui nous pousse à agir et de la nécessité qui y préside, fusse-t-elle de nature morale, biologique, sociale ou métaphysique. Descartes défini la liberté dans les Principes de la philosophie comme une puissance infinie de choisir nos actions par une détermination de notre volonté sans y être déterminés et contraints par un principe étranger. Nous sommes ainsi libres à plus d’un titre : parce qu’il nous est donné de décider de nos actions et d penser par nous-mêmes, nous sommes doués de ce premier degré de liberté qu’est le libre-arbitre. Mais nous sommes également des êtres rationnels et raisonnables, et nous pouvons choisir de décider d’exercer notre libre-arbitre à la lumière de ces critères, ce qui constitue pour Descartes la vraie liberté.

Mais les penseurs du soupçon » que sont Nietzche, Freud ou encore Marx, ont profondément remis en cause la notion de libre-arbitre. Avec la notion d’inconscient et la psychologie des profondeurs, Freud ébranle la représentation du sujet conscient et transparent à lui-même héritée de Descartes. Il en est de même pour Marx qui perçoit dans la lutte des classes un inconscient social qui conditionne a priori les comportements. Nietzche va plus loin en disant que le libre-arbitre n’est tout autre qu’une fable inventée par les faibles pour pouvoir condamner les actions des forts qui sans cela les soumettraient. Le libre-arbitre cartésien est ainsi doublement entamé : parce qu’il nous arrive de céder à nos penchants, et parce qu’il peut nous paraître comme des choix délibérés ou non, procède en fait de schémas sociaux ou des causes inconscientes.

Ce qui rejoint l’idée fondatrice de Spinoza selon laquelle tous les phénomènes s’inscrivent dans une totalité. Partant de là, les êtres sont mus par des facteurs étrangers à eux-mêmes, et que si ils se pensent êtres libres, ils n’en ont que l’illusion : Les hommes se figurent être libres parce qu’ils ont conscience de leurs volitions et de leurs désirs, et ne pensent pas, même en rêve, aux causes par lesquelles ils sont disposés à désirer et vouloir. Faut-il pour autant conclure que la liberté est une notion vide de sens pour l’homme ? Rousseau dit pourtant bien que l’obéissance à la loi qu’on s’est prescrite est liberté. L’homme se voit, dans cette acception politique de la liberté, librement choisir de se soumettre. Son libre-arbitre semble ici mis à mal par des déterminismes, bons ou mauvais…

La liberté est inhérente à notre être et elle comporte plusieurs degrés de liberté, de l’indifférence à la critique du libre-arbitre qui met en danger le fait de décider de nous car nous sommes aveuglés aux déterminismes auxquels nous nous voyons soumis. Mais la connaissance de la part de nécessité qui nous régit ne constitue-t-elle pas un degré supérieur de liberté ? Sartre consacre à la liberté cette idée que nous sommes condamnés à être libres, et que la liberté n’est autre que projet. Cette acception du projet en tant qu’entendement philosophique de la liberté renvoie aux principes d’émancipation et de libération, autres composantes intégrantes du concept de liberté.

Ce degré plus élevé est celui de liberté éclairée, c'est-à-dire de la possibilité d’agir en connaissance de cause, en ayant des raisons de faire tel ou tel choix. Dès lors, la liberté ce n’est pas s’affranchir de toute autorité au sens où la rejetterait brutalement, mais ce serait comprendre les lois pour mieux les contrôler. Etre libre serait non pas d’éviter les obstacles, toute forme d’autorité extérieure, mais au contraire s’y confronter.

Ce serait ainsi, selon Francis Bacon, vaincre la nature en lui obéissant, comme ce serait pour Hannah Arendt, en s’inspirant de l’amour de la liberté de Socrate, un principe énergétique, qui consiste non à fuir le monde, mais bien à accepter de se mesurer à lui, par la volonté permanente de comprendre et de se concerter pour mieux vivre ensemble et aspirer à une nouvelle humanité. De cette manière, elle se défait de la liberté comme concept clos et l’aborde comme potentialité, permettant de s’autoriser de soi-même et donc d’acquérir la liberté de  … faire, agi, réfléchir.

3. Retours éclairants pour les phénomènes organisationnels

Les différentes lectures philosophiques sont utiles à notre sens pour mieux comprendre l’articulation complexe entre la liberté et le contrôle, car elles peuvent engager l’individu inscrit dans une action organisée à adopter un esprit, une vision ou une posture à travers une compréhension plus franche du concept de liberté, aussi étranger ou relatif soit-il aux faits et phénomènes d’organisation. En effet, si les organisations ont été conçues davantage comme des espaces de contrôle que de liberté, objectivés par les théories et les différents construits et représentations sociales afférentes, nous pourrions revisiter les réalités managériales à l’aune de ces lectures, et ce qu’elles sous-tendent. L’évolution sémiotique de la notion de liberté nous renseigne notamment sur la nécessaire prise en compte de la contrainte dans les processus libératoires et de ce qu’on entend par l’agir libre de manière générale. Or la contrainte, si elle peut être perçue, pensée et vécue non comme un obstacle, mais comme un artefact de ce qui fait la liberté au sens de Bacon ou d’Arendt, à savoir une balise dans le chemin de la liberté d’action, que l’on apprivoise pour mieux conquérir sa liberté, cela pourrait avoir pour effet de désamorcer les effets de la tension inhérente au complexe liberté-contrôle. Car même si le contrôle, nous l’avons vu, peut présenter l’avantage de donner un cadre d’action et se veut sécurisant, il renvoie à l’idée de l’enfermement, au couperet et à la sentence froide et déshumanisée, tout au contraire de la liberté, qui elle intègre de l’énergie, du mouvement, un champ des possibles, et donc de la vie. Par l’entremise d’une révision de ce qu’entend la liberté comme principe énergétique, l’organisation gagnerait éventuellement à envisager les individus qui l’animent non comme ressources interchangeables et à rentabilité programmée, mais comme énergies potentielles qui définissent leurs trajectoires dans les territoires de l’organisation. Cependant, ce changement de conception ne saurait échapper à la mathématique « infroissable » des organisations, dont l’attribut et crédo principal repose sur la mesure de la performance, notion étrangère à celle de liberté. Envisager en effet l’organisation comme un ensemble de potentialités est antinomique aux canons managériaux, car ce serait accepter le flou de l’immatériel et du qualitatif, donc de la subjectivité ; ce serait par exemple accepter d’investir sur les promesses de l’organisation apprenante, plutôt que de voir l’apprentissage comme une charge dont on attend un retour direct et quantifié.

Admettons que la liberté soit un principe énergisant qui emprunte des chemins non linéaires et où les individus ont cet amour à chercher à comprendre, cela supposerait ainsi de permettre une capacité de mobilité dans un espace donné. Certaines organisations conscientes de cette nécessité de libérer les énergies mettront en place des cadres d’incitation et de régulation propices au développement des talents, porteurs de valeur économique, d’innovation etc., mais le cadre restera un cadre, soit un espace clos, avec un toit et des murs interdisant aux individus d’emprunter différents sentiers de liberté. Rappelons-nous avec Gilles Deleuze et Felix Guattari la métaphore du savoir de l’espace lisse et de l’espace strié : entre l’océan vagabond animé en même temps par des flux et des mouvements absolus (permanence) autorisant la liberté et le nomadisme, et le tissu barré de coutures, où les pouvoirs, flottes, règles, douanes, barrières, régulent la circulation et ont pour fonction de structurer les échanges. C’est dans ce maillage des espaces a priori contraires que se déroule l’action, entre liberté et cadre contraint. Au-delà, et de ce que nous enseignent les auteurs, retenons l’importance de permettre le mouvement dans l’espace lisse à des fins de construire et trouver de nouveaux chemins de pensée, à travers l’élargissement de nos théories et connaissances et non d’enfermement dans les différents objets de savoir. Rappelons-nous également avec Paul Valéry, dans ses cahiers de la pléiade que « les vérités sont choses à faire et non à découvrir. Ce sont des constructions et non des trésors ». L’organisation peut être vue comme un espace hybride entre le strié et le lisse : à la fois ensemble de règles, règlements, normes, procédures et à la fois phénomènes informels, espaces d’individuations, d’interactions, de possibilité de faire … Donc simultanément espaces de contrôles et de libertés. Pourrait-on retranscrire la vision deleuzienne au monde des organisations en proposant davantage d’espaces lisses comme les communautés de savoir et de pratique[5] où les individus au travail construisent leur chemins de connaissance et donc de liberté, et ainsi retraduire l’espace strié en atténuant les dérives du contrôle par l’établissement des conditions et des cadres d’apprentissage et d’expérimentation.  

Les différentes équations possibles du contrôle dans et par la liberté en organisation est une affaire d’équilibre pour en éviter les formes pathogènes. Les managers/dirigeants sont ainsi tiraillés entre besoin de stabilité et besoin de nouveauté. Mais eux-mêmes sont-ils libres ? Le système est-il plus fort que l’acteur ? Nous concluons cette réflexion par une mise en garde des dérives liées à cette dualité en appelant à une plus grande prise de recul, et donc à une certaine forme de sagesse : celle d’échapper aux « totalitarismes ». Gareth Morgan dans ses images de l’organisation, introduit l’idée de la prison psychique comme condition de (re)production et de maintien pour l’organisation et pour l’individu, enfermés dans un modèle difficilement réformable. Consciemment ou inconsciemment, l’organisation, à travers son langage, ses comportements, ses modes d’actions, devient le modèle unique entravant toute liberté finalement, ou du moins, va donner l’illusion du pouvoir agir et de la liberté. Et dans des configurations où la prison psychique se combine avec les travers de l’organisation politique, où tout est négociation, adaptation et jeux de pouvoirs, l’instrumentalisation devient une constante inextricable. L’aliénation, souvent inconsciente malheureusement, enferme individus et collectifs qui se crient être libres : le manager enlisé dans des jeux de pouvoir nourrira sa prison psychique, ainsi que l’individu croyant être libre de revendiquer à tout va sa liberté est aliéné par son esprit protestataire. Pire, ce type d’organisation où le pouvoir est un instrument de domination, crée une potentialisation de comportements liés au phénomène de servitude volontaire, et de la formation de la pyramide fondée sur le contrôle social, pour reprendre les termes d’Etienne De La Boétie. Les individus y oublient leur liberté pour se conforter aux besoins de la hiérarchie par cupidités et désirs d’honneurs.

Conclusions

Analyser la dialectique du contrôle et de la liberté dans un contexte organisé renvoie à plusieurs réalités selon les points de vue : ceux des individus en situation de travail ou en situation d’organiser le travail et décider ; les perspectives diffèrent, autant que la compréhension donnée aux notions est polysémique, voire ambivalente. Dans ce continent, les acteurs et l’organisation qu’ils animent sont dans le même temps contrôlés et libres. Bien entendu, leur puissance dépend de plusieurs facteurs tels que les contextes, les configurations et cultures organisationnelles. Mais, certainement, une première forme de complexité de cette dialectique présente le contrôle qui adresse à la fois l’idée de sécurité et de sécurisation, et l’idée de stabilisation sociale et politique de l’organisation, qui si elle est perçue et vécue par les collaborateurs, devient un stresseur, une oppression, une domination et une instrumentalisation. La liberté n’est pas en reste, car elle est d’un côté créativité, capacité de se mouvoir et de faire, d’entreprendre, mais également désordre, voire anarchie. Dans l’ensemble, les organisations n’ont jamais été conçues et déployés comme des espaces de liberté, qui par ailleurs n’est pas une notion centrale dans la discipline du management. Au demeurant, les aspirations des individus au travail, ou de la perspective managériale ce besoin d’agilité, montrent que ce que l’on entend par liberté est une question à débattre.

N’oublions pas, avec les tenants de l’analyse stratégique, que l’organisation est foncièrement politique, et que l’intérêt des acteurs aux ambitions divergentes, voire contradictoires, rythme, alimente, fait vivre, ou périclite l’action organisée. Atténuer ces logiques de pouvoir, et donc limiter le consentement établi par les parties qui génère des comportements stratégiques où adaptations, conformismes et manipulations diverses, revient à revoir le contrat au sens symbolique qui lie l’entreprise à son employé, en déplaçant le sens de la relation : de la subordination à une logique de contribution à un véritable projet collectif. Cela revient aussi à diminuer les coûts de transaction entre les acteurs, c'est-à-dire faire en sorte que les coûts d’entrée et de sortie dans des nouveaux postes, nouveaux projets, nouvelles tâches, soient moins élevés, et par là donner plus de liberté. Enfin, analyser l’organisation selon cette tension entre le contrôle et la liberté, fonde la démarche sur une étude des relations des individus évoluant dans l’organisation, mais aussi des collectifs. Pour nous, les collectifs tant idéalisés et voulus pour leur vertu d’appartenance (membership) et de cohésion, restent moins libres que les individus, moins enlisés dans les différents paramètres sociaux et politiques des groupes. L’individu, toujours mû par ses intérêts, peut se mouvoir et agir plus aisément et à moindre frais (de transaction). Cette dernière idée nous projette dans une réflexion plus globale mais qui peut s’appliquer au monde organisationnel, celle des ancrages libéraux qui font des collectifs des masses consentantes dans un système où ce consentement est fabriqué pour maintenir un certain ordre dynamique, donc une liberté contrôlée. Et la masse est faible et impotente donc moins libre qu’une classe, qui elle est puissante, car elle a conscience d’elle-même…

 

BIBLIOGRAPHIE

 

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Morgan, G., Images of organization, Berverly Hills, CA, USA, Sage, 1998

 

 

 

 

[1] Cf. Douglas McGregor

[2] Cf. Argyris et Schoen

[3] Cf. Basso, Fayolle, Bouchard, Hatchuel

[4] Descartes, Méditations métaphysiques

[5] Cf. Lave & Wenger