Déterminants de l’informalisation et de formalisation de l’emploi chez les jeunes au Maroc
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Déterminants de l’informalisation et de formalisation de l’emploi chez les jeunes au Maroc

Introduction :

Le développement des emplois le plus souvent mal rémunérés et précaires, particulièrement chez les jeunes, peut contenir les germes d’une crise sociale du fait de la marginalisation et de l’accroissement des inégalités qu’il produit (Lestrade, 2011). C’est pourquoi la promotion d’un emploi qualifié, productif et décent, d’une part, stable et statutaire, d’autre part, est indispensable : elle agit dans le sens du renforcement de la cohésion sociale. Les jeunes, représentant une grande part de la population active, souvent en transition entre la scolarisation et le marché de l’emploi, se trouvent confrontés à la difficulté de l’accès à l’emploi formel (ACTRAV, 2011) et à la menace du chômage. Le refuge dans l’économie informelle et l’exclusion des circuits économiques formels deviennent alors une triste réalité (Lamotte, 2008 ; Mejjati, 2016). Depuis qu’il a été identifié en 1972 par le Bureau international du travail (BIT), le secteur informel a fait l’objet de plusieurs études et recherches tant au niveau national (HCP, 2007, 2014  ; Benabdelouahed, 2013  ; Mejjati, 2014  ; CGEM, 2018…) qu’international (Charmes, 1992  ; OIT, 2012). Les politiques publiques visant à intégrer l’informel se sont succédé depuis plusieurs décennies sans pour autant réussir à maîtriser et à limiter ses impacts sur l’économie formelle. Au Maroc, le secteur informel continue de représenter un poids considérable dans le paysage économique (Mejjati, 2014  ; HCP, 2014). Tous les plans et stratégies de développement passent par le problème de la formalisation des activités, des unités et des emplois : il s’agit non seulement de créer de l’activité et de l’emploi pour accompagner la croissance économique et le développement, mais encore faut-il que cette activité assure une inclusion économique et sociale durable, plus particulièrement des catégories les plus précaires. L’informel, renvoyant à des situations de travail ou à des unités productives, fait référence, d’une part, à des travailleurs qui ne bénéficient pas de prestations sociales, de couverture santé ni de protection juridique et, d’autre part, à des activités économiques n’ayant pas d’existence légale, échappant par là à la loi et à toute obligation juridique et fiscale (Lamanthe, 2018). Même si l’OIT a limité les contours de l’emploi informel (1993, 2003) afin de faciliter les comparaisons internationales, la définition de l’emploi informel demeure complexe et varie d’un pays à l’autre. Dans tous les cas, il s’agit des emplois non déclarés et non reconnus par la législation nationale, qu’ils soient dans des entreprises formelles ou informelles, ou en tant que domestiques payés par les ménages. De son côté, le HCP (Enquête nationale sur le secteur informel, 2013) précise que les unités du secteur informel se réfèrent à la non-tenue d’une comptabilité complète. Qu’ils soient dans le formel ou l’informel, les emplois informels peuvent être perçus comme une bouée de sauvetage pour une grande part de la population active qui n’a pas pu s’intégrer ou qui a été exclue de l’économie formelle (Mouko, 2015). Considéré comme une solution de dernier recours, ce type d’emploi est souvent temporaire et précaire. Il ne permet pas à cette catégorie de la population de bénéficier d’une inclusion économique et sociale dans la durée (BIT, 2002). D’après les statistiques officielles (HCP, 2019), les jeunes occupent une grande part de la population active au Maroc. Les projections de la population marocaine montrent une évolution continue de l’effectif des jeunes dans la population marocaine. Les pouvoirs publics – conscients de l’importance de cette catégorie de la population, et des difficultés auxquelles elle fait face quant à son intégration socio-économique – ont déployé plusieurs actions visant à promouvoir les jeunes, tant sur le plan économique, culturel que social1 . 

Nous proposons dans le présent travail de nous arrêter sur la question de l’emploi des jeunes au Maroc. Plus précisément, nous analysons les caractéristiques des jeunes qui sont dans l’informel, dans le chômage et dans l’emploi formel. Nous nous focalisons ensuite sur la question de la formalisation de l’emploi chez les jeunes. Nous dressons une liste de déterminants qui expliquent au mieux les deux phénomènes  : l’informalisation et la formalisation de l’emploi pour la catégorie 15-29 ans. Le choix de cette catégorie d’âge, malgré l’absence de consensus sur la tranche d’âge chez les jeunes à l’échelle internationale – et même nationale – est dicté par notre recours à l’enquête régionale SAHWA2 , laquelle a concerné un échantillon représentatif des jeunes marocains âgés entre 15 et 29 ans. Cette enquête est considérée comme une référence à propos des jeunes des pays arabes de la Méditerranée (voir Tableaux 1 et 2)

                                                               

 

                                                                

Cette absence de définition commune ouvre la voie à différentes approches de la jeunesse posées en termes de génération, d’objets de politiques publiques, ou encore d’âge de la vie. Afin de pouvoir exploiter et analyser les rares ressources de données existantes sur les jeunes au Maroc, nous convenons dans ce travail, tout en nous arrêtant sur une classe d’âge référence, de ne pas exclure les autres approches sur la définition des jeunes et de profiter des lectures croisées pour dégager des tendances crédibles car validées par plusieurs enquêtes issues d’institutions différentes.

Les jeunes au Maroc : entre chômage et emploi informel

Selon les statistiques du HCP en 2019, la population en âge d’activité au Maroc (15 ans et plus) a atteint 26 359 000 personnes dont 12 082 000 sont des actifs (10 975 000 pourvues d’un emploi et 1 107 000 en situation de chômage) et 14 277 000 sont en dehors du marché de travail, soit un taux d’emploi de 41,2 % de la population en âge d’activité ; ce taux est environ trois fois plus important (63,8 %) chez les hommes que les femmes (19,3 %). L’enquête nationale sur l’emploi (HCP, 2017) montre que les actifs occupés n’ont aucun diplôme à hauteur de 55,4 % du total, et 14,9 % ont un diplôme supérieur. Ces pourcentages diffèrent selon que les actifs sont indépendants (70,5 % sans diplôme et 4,7 % diplômés du supérieur) ou salariés (42,4 sans diplôme et 24,2 % avec un diplôme supérieur). Les jeunes marocains se répartissent donc, à l’instar des jeunes dans les pays en développement, en quatre catégories : ceux qui ont intégré l’emploi formel de manière durable  ; ceux qui sont en chômage (perte d’emploi formel ou en recherche de premier emploi) ; les jeunes qui sont dans l’emploi informel ; et, enfin, ceux qui ne sont ni dans l’emploi, ni dans l’éducation, ni dans la formation (les NEET)3 . Une analyse de l’emploi chez les jeunes devrait donc se faire en tenant compte de cette classification, et des interactions et transitions possibles entre elles.

Les jeunes et l’emploi informel

De manière générale, l’emploi informel peut couvrir une diversité de situations (Lamanthe, 2018)  : travailleurs indépendants  ; employeurs possédant une structure dans le secteur informel ; travailleurs familiaux non rémunérés travaillant dans des entreprises du secteur formel ou informel ; salariés occupant un emploi informel dans des entreprises formelles, informelles ou dans des ménages (les domestiques rémunérés)  ; individus travaillant à la production de biens à usage exclusif de leur propre ménage. Au Maroc, si on se conforme à la définition adoptée par le HCP et aux statistiques de la dernière enquête nationale sur l’informel au Maroc (HCP, 2014), la contribution de l’emploi du secteur informel à l’emploi non agricole global était de 36,2 % (contre presque 38 % en 2007), avec une concentration de l’emploi informel dans le milieu urbain avec un taux de 72,9 % contre 27,1 % dans le milieu rural. L’auto-emploi est le statut professionnel le plus dominant dans l’informel, avec presque 78 %, contre 12 % pour les salariés. Dans le même sens, quand on regarde le profil de l’âge des employés dans l’informel, il ressort (toujours selon le HCP) que les jeunes âgés de moins de 35 ans représentent 34 % du total, avec une moyenne d’âge du secteur informel autour de 40 ans qui ne change pas selon le genre. La position sociale des jeunes et leur manque d’expérience dans le monde professionnel les poussent souvent à opter initialement pour l’auto-emploi informel, principalement faute d’opportunités d’entrée dans l’emploi salarié formel. Bloqués entre la fin de la scolarité et l’absence d’opportunités professionnelles et n’ayant pas les moyens d’améliorer leurs compétences professionnelles, une part de cette jeunesse se réfugie temporairement dans des emplois informels. Les ruptures scolaires, la pauvreté des familles ou encore la faiblesse du cadre réglementaire sont autant de facteurs qui favorisent l’emploi informel chez les jeunes (Mejjati, 2016).

Les jeunes et le chômage 

Le taux de chômage est un des indicateurs révélateurs du degré d’exclusion du tissu économique formel et du marché du travail officiel. Au regard des statistiques officielles sur le chômage, et sans vouloir entrer dans les détails du profil démographique des chômeurs, on peut avancer, à la base des enquêtes officielles du HCP, que si le taux de chômage au Maroc s’est situé sur la dernière décennie entre 9 % et 10,5 %, celui des jeunes n’a cessé de croître pour passer de près de 18 % à 28 % en 2018. Selon le HCP (2016), le chômage touche essentiellement la population active citadine (79,5 %). La diversité des tranches d’âge utilisées pour définir les jeunes dans les enquêtes et rapports ne facilite pas les comparaisons et l’étude des tendances (voir les deux tableaux précédents). Toutefois, on peut dégager certains enseignements  : pour les jeunes âgés entre 15-24 ans, les statistiques du HCP (2016, 2020) évoquent un taux de chômage de 22,4 % en 2016, taux qui passe à 26,8 % en 2020. Alors que pour la catégorie 25-34 ans, ce taux était de 13,5 % en 2016 et a évolué également pour se situer en 2020 à 17,7 %. Toujours selon le HCP, la catégorie des jeunes âgés entre 15-29 ans a un pourcentage de chômeurs « découragés par la recherche d’emploi » qui dépasse la moitié (54 %). Ce pourcentage est encore plus élevé chez les diplômés (78,1 %). C’est alors vers le secteur informel que ces catégories se retournent pour espérer décrocher un emploi et un salaire. Le chômage s’accroît pour les jeunes diplômés comme le montrent certaines statistiques ci-dessus, surtout pour les diplômés du supérieur. En effet, le taux de chômage chez les diplômés du supérieur était de 20,9 % contre 4,7 % pour les sans-diplômes (HCP, 2015). Ce paradoxe bien réel confirme une fois de plus l’inadéquation des formations existantes avec la nature de la croissance économique, qui demeure peu génératrice d’emplois qualifiés. Aussi, certaines catégories de jeunes ne croient plus à la valeur d’un diplôme (surtout ceux issus des facultés) comme passeport pour l’emploi. 

Le chômage est alors une des causes qui pousse vers l’informel, en recourant souvent à l’auto-emploi informel. Mais, il y a aussi ceux qui penchent pour le travail indépendant à la recherche d’un meilleur revenu, ou tout simplement qui se conforment à la tradition familiale (El Aoufi et Bensaid, 2005). Il y aurait donc une forte relation entre la montée du chômage des jeunes et leur basculement vers l’emploi dans l’informel.

Les NEET

La catégorie des NEET suscite un intérêt particulier. Elle fournit une alternative aux classiques taux d’emploi, de chômage et d’activité pour lesquels on classe les jeunes poursuivant des études parmi les inactifs. Plusieurs études dans la littérature ont été consacrées aux NEET pour cerner d’abord le concept et ensuite l’étudier en fonction des caractéristiques sociales et économiques régionales/nationales (Bedrouni, 2017  ; Mharzi, 2020  ; Francou, 2020). Dans les NEET, un jeune poursuivant des études n’est pas considéré comme inactif. Une part de ces NEET est probablement sortie récemment des études, et est sans doute au début du processus de recherche d’emploi. Enfin, toutes les catégories de jeunesse qui sont à la marge du système formel ne bénéficient d’aucune couverture sociale qui leur permettrait de subsister durant la période de recherche d’un emploi décent, plus stable et mieux rémunéré, ou encore de les aider à améliorer leur employabilité (Aoufi et Bensaid, 2006).

Dynamique de formalisation de l’emploi au Maroc : de la difficile identification au risque de basculement vers l’informel

Pour pouvoir d’abord identifier de manière claire les catégories d’actifs dans l’emploi formel, nous nous basons ici sur l’existence de contrat de travail et l’appartenance de l’employé à un système de sécurité sociale ou de couverture de retraite. Les enquêtes officielles comme celles du HCP recourent souvent à ce genre de variable dans leurs classifications. Justement, l’enquête nationale sur l’emploi du HCP donne des indications complémentaires sur les prestations de retraite liées au travail. Presque 21 % des salariés sont couverts par un régime de retraite. Leur répartition est fortement influencée par les caractéristiques démographiques telles que le statut professionnel et la zone de résidence. Enfin, 60 % des salariés n’ont pas de contrat (dont presque 80 % sont dans le rural) et seulement 9,6 % ont un contrat à durée indéterminée. Si on se focalise sur la population des jeunes, la catégorie des 15 à 34 ans constitue 36,7 % du volume total de l’emploi en 2019 : 10,2 % pour les 15-24 ans et 26,5 % pour les 25-34 ans. Le taux d’emploi est de 57,9 % pour la tranche d’âge 35-44 ans et de 18,9 % pour les 15-24 ans. La catégorie des jeunes 15-24 ans enregistre un pourcentage de 88,8 % de jeunes sans contrat parmi ceux occupés, ce qui explique la précarité économique de cette catégorie et sa tendance à basculer vers l’emploi informel comme expliqué précédemment. 

Le glissement de l’emploi formel vers l’emploi informel, c’est-à-dire sans sécurité, sans prestations sociales et jusqu’à l’absence de couverture par la législation du travail, est un des risques les plus fréquents dans les économies peu développées (Moukou, 2016). Au Maroc, les pouvoirs publics – conscients de l’étendue de l’économie informelle, de ses dangers sur l’économie formelle et du manque à gagner pour l’État engendré par la nondéclaration des activités informelles – ont considéré l’inclusion économique et sociale à travers la formalisation en tant que priorité nationale et objectif stratégique. Plusieurs mesures d’accompagnement des structures informelles (Activités génératrices de revenus (AGR), indépendants) visent leur inclusion. D’autres, dans le sens opposé, aspirent à épauler les structures fragiles (autoentrepreneurs, TPE, PME) qui risquent de glisser vers l’informel. Les grandes mesures pour la formalisation concernent essentiellement la création/ restructuration, l’accès au financement et la formation (Benkaraache, 2018). La Stratégie nationale pour l’emploi 2015-2030 (SNE, 2015) a intégré dans sa vision les catégories précaires et plaide pour leur inclusion dans l’emploi et une réduction des inégalités relatives touchant, notamment, le sexe féminin et les jeunes hautement qualifiés (Cherkaoui et Benkaraache, 2020). Elle vise aussi une mise à niveau des petites entreprises qui sont le principal pourvoyeur d’emploi des jeunes en décrochage scolaire et le renforcement des programmes d’employabilité et d’entrepreneuriat. Face à ces batteries de mesures pour favoriser la formalisation des activités et des emplois se dresse en parallèle un environnement propice à l’informalisation de l’emploi chez les jeunes, que nous résumons dans la section suivante.

L’emploi des jeunes entre formalisation et informalisation : analyse des données de SAHWA

Présentation de l’enquête SAHWA

L’enquête SAHWA, considérée comme une étude de référence sur les jeunes des pays arabes de la Méditerranée, est l’une des rares enquêtes récentes qui permet d’étudier les causes et les facteurs de l’informalisation de l’emploi chez les jeunes. Nous mobilisons ici l’échantillon des jeunes marocains consultés dans cette enquête. Il a une taille de 1854 individus âgés entre 15 et 29 ans au moment de l’enquête (2015/2016). L’analyse exploratoire des variables démographiques concernant le Maroc décèle quelques surreprésentations de l’échantillon. En effet, le pourcentage des masculins dans l’échantillon est de 65 % alors qu’au niveau national, il frôle les 50 %. La deuxième surreprésentation concerne le taux de scolarisation qui est de 50,2 % dans l’échantillon SAHWA contre 32 % recensé en 2014 au niveau des jeunes âgés entre 15 et 29 ans au niveau national. Malgré ces deux insuffisances, l’ensemble des données fournies dans l’enquête SAHWA permet d’étudier, dans un premier temps, une série de questions relatives à la jeunesse marocaine, en particulier celles relatives à l’emploi formel et informel. Ceci nous permettra, dans un second temps, de revenir sur les déterminants de l’informalisation de l’emploi des jeunes au Maroc et également sur les facteurs qui favorisent leur récupération dans l’emploi formel. 

Identification du type d’emploi chez les jeunes

Dans l’objectif de comparer les deux catégories de jeunes, celle employée dans le secteur formel et celle dans le secteur informel, et au vu des variables disponibles dans l’enquête SAHWA, nous avons retenu comme jeunes employés dans le secteur formel les salariés couverts par une sécurité sociale (ils représentent dans cet échantillon 20,9 % du total). Les actifs non couverts par une sécurité sociale seront donc considérés comme employés dans le secteur informel. La seule existence ou non d’un contrat de travail ne suffit pas pour s’assurer que le salarié est déclaré à la sécurité sociale. Il n’y a pas concordance parfaite entre ces deux variables comme le montre le tableau croisé ci-dessous (Tableau 3).

 

                                                                    

L’analyse de la position dans l’emploi donne un nouvel angle sur la formalité et l’informalité de l’emploi (Tableau 4) : 

 

                                                             

Si on suppose que les employeurs (1,1 %) et les salariés permanents (19,7 %) disposent théoriquement d’une protection sociale et sont considérés dans le formel, on tombe à nouveau sur 20,8 % d’employés dans le secteur formel. Nous distinguons donc dans la suite deux sous-populations  : jeunes employés dans l’informel (ne disposant pas d’une sécurité sociale) et jeunes opérant dans le formel (disposant d’une sécurité sociale). Leurs pourcentages respectifs sont 20,9 % et 79,1 %. Nous nous intéresserons par conséquent à la variable binaire « Appartenance ou non au secteur informel » pour essayer de l’expliquer à partir de plusieurs variables observées chez les jeunes.

Analyse de l’appartenance au secteur informel à partir des facteurs démographiques des jeunes

L’analyse comparative de quelques variables démographiques montre que le profil des jeunes change entre les secteurs formel et informel. En effet, le tableau 5 ci-dessous fait ressortir une tendance plus accrue à l’emploi informel chez les personnes de sexe féminin, de milieu rural et de la tranche d’âge 15-24 ans. Ces résultats ne sont pas surprenants dans la mesure où le taux d’emploi formel des femmes enregistré au Maroc est très faible par rapport aux hommes, surtout pour les jeunes femmes âgées entre 15 et 24 ans où il se situe seulement à 8 % (HCP, 2019). Ceci expliquerait le phénomène d’informalisation de l’emploi plus marquée chez les jeunes femmes. Dans le milieu rural, l’activité principale des femmes (principalement les jeunes) se situe dans les aides familiales qui occupent, selon le HCP, près de 74 % parmi elles, exerçant principalement dans des activités agricoles.

 

                                                                 

Le tableau 6 suivant confirme la tendance de l’emploi informel des jeunes femmes rurales. En effet, l’enquête révèle qu’une grande majorité (97,1 %) des jeunes femmes dans le rural et âgées entre 15 et 29 ans sont dans l’informel.

                                                                 

En plus de ces analyses descriptives de la formalité et de l’informalité chez les jeunes, il est aussi intéressant de voir l’influence du niveau d’étude et de la formation sur le type d’emploi. L’article de Cherkaoui et Benkaraache (2020) montre qu’au Maroc, seul l’enseignement supérieur protège contre l’informalité et que presque la moitié des jeunes ayant fait des études supérieures décroche un emploi formel. Cet article indique également que le type d’école fréquentée (public/privé) et la langue de scolarisation (français) impactent également la formalité de l’emploi chez les jeunes. Concernant la dépendance supposée entre l’état matrimonial et le type d’emploi, et malgré les légères différences apparentes entre les pourcentages des mariés/célibataires dans les emplois formels/informels, une analyse statistique à l’aide d’un test d’indépendance4 rejette cette dépendance et laisse croire que, globalement, l’appartenance à l’informel n’est pas (ou très faiblement) dictée par le statut marital du jeune.

Les analyses descriptives faites ci-dessus aident à explorer sous certains angles la variable type d’emploi des jeunes. Certaines variables se sont révélées plus discriminantes que d’autres. Les croisements de deux et trois variables ont poussé encore plus l’explication de l’informalité et de la formalité de l’emploi chez les jeunes. Pour cerner de manière multidimensionnelle la question de l’informalité de l’emploi chez les jeunes, plusieurs auteurs ont recouru à des analyses et modélisations mêlant un ensemble de variables explicatives. La méthode la plus fréquemment utilisée dans ce cadre reste la régression logistique qui est en quelque sorte « imposée » par la nature de la codification des variables présentes dans les enquêtes. Les variables sont souvent de type de mesure qualitative (nominale ou ordinale). Dans la présente étude, la variable à expliquer (Appartenance ou pas à l’emploi informel) étant binaire, elle rentre également dans le cadre théorique de la régression logistique. Dans ce sens, plusieurs auteurs ont avancé des essais pour modéliser l’informalité de l’emploi en se basant sur la régression logistique. Notons par exemple Gormus (2017) qui essaye d’expliquer l’emploi informel des jeunes en Turquie. Un deuxième travail sur les déterminants d’accès des jeunes au marché du travail réalisé par Ezzrari, Khellaf et Nihou (2018) utilise également un modèle de régression logistique sur les données de l’enquête du HCP sur l’emploi. Enfin, sur l’enquête SAHWA, Cherkaoui et Benkaraache (2020) proposent un modèle logistique expliquant les facteurs d’informalité dans l’emploi des jeunes. La variable expliquée est la nature de l’emploi (formel/ informel) basée sur l’existence ou pas d’une sécurité sociale, expliquée par un ensemble de variables (Sexe ; Niveau d’éducation ; État civil ; Âge ; Lieu de résidence ; Père assuré par la sécurité sociale ; Secteur d’activité). Le détail des résultats est présenté dans l’article cité (Cherkaoui et Benkaraache, 2020). Revenons ci-dessous sur les faits les plus saillants. Tout d’abord, la variable Sexe se confirme comme variable explicative de l’informalité : il y a 2,8 fois plus de chance pour une femme d’être dans un emploi informel qu’un homme. Le niveau d’éducation influence aussi le degré d’informalité de l’emploi  : moins le niveau d’éducation est élevé, plus la chance d’occuper un emploi informel est grande. Le secteur d’activité s’avère également un facteur discriminant quant à l’occupation d’un emploi informel. Les secteurs industriels et ceux de la santé sont les moins concernés. Toujours dans la liste des variables explicatives significatives, les jeunes issus d’une famille où le père disposait d’une sécurité sociale (donc occupant un emploi formel)  ont 2,4 fois plus de chances de l’être aussi. 

Conclusion

La population jeune constitue actuellement une préoccupation majeure des pouvoirs publics. En témoignent les nombreuses initiatives dans la dernière décennie visant l’inclusion économique, sociale et culturelle de cette partie de la population. En matière d’emploi, les jeunes constituent une classe vulnérable au chômage et à l’emploi dans l’informel et sont les plus exposés au risque d’exclusion du marché du travail formel. Ceci est d’autant vrai dans les économies où le secteur informel est important. Les jeunes ont alors tendance souvent à se réfugier temporairement ou durablement dans les emplois informels, ce qui provoque une dévalorisation du capital humain. La formalisation de l’emploi chez les jeunes a été abordée dans ce travail sous plusieurs angles. Le chômage peut expliquer en partie le glissement des jeunes vers l’emploi informel. C’est le cas en particulier des jeunes femmes et des jeunes diplômés. Les facteurs d’informalisation de l’emploi des jeunes ont été abordés. Ils se trouvent dans les caractéristiques démographiques individuelles des jeunes, mais ils peuvent être aussi d’ordre structurel au niveau de l’économie marocaine.

L’analyse des données de l’enquête SAHWA a permis de faire ressortir plusieurs caractérisations intéressantes de la population des jeunes marocains âgés de 15 à 29 ans, et qui opèrent dans l’informel, ainsi que ceux qui risquent de glisser du secteur formel au secteur informel. Plusieurs pistes de réflexion peuvent être dégagées du présent travail. Elles varient en fonction du nombre de catégories de jeunesse identifiées : les jeunes femmes du rural, les jeunes diplômés, les jeunes étudiants, les jeunes femmes mariées, les NEET, etc. Chaque catégorie mérite séparément une réflexion sur les mécanismes adaptés d’accompagnement et de formation afin d’éviter leur basculement dans l’emploi informel, synonyme de vulnérabilité et précarité économique et sociale.


1. « La Stratégie nationale intégrée pour la jeunesse (SNIJ) 2015-2030 met l’accent sur l’inclusion économique et sociale des groupes de jeunes défavorisés. En effet, le manque d’accès à l’emploi, l’emploi informel, les conditions de travail précaires, la faible participation dans la vie sociale et civique, et la pauvreté, entre autres, affectent davantage les jeunes de faible niveau d’instruction, les jeunes dans le milieu rural, ainsi que les jeunes filles. La Stratégie a donc pour objectif de réduire ces inégalités pour que tous les jeunes du Maroc puissent bénéficier des mêmes opportunités. » (SNIJ, 2014)

2. Le projet SAHWA est un projet de recherche sur la jeunesse arabe méditerranéenne. Son objectif est d’étudier les perspectives des jeunes dans un contexte de transitions sociales, économiques et politiques multiples dans les pays suivants : Maroc, Algérie, Tunisie, Égypte et Liban.

3. NEET, signifiant « Not in Education, Employment or Training », est une classification sociale d’une certaine catégorie de personnes inactives.