Mohammed A. Balambo
Mohammed Amine BALAMBO est docteur en sciences de gestion de l’université d’Aix-Marseille. Il est actuellement professeur à la faculté des sciences juridiques et sociales à l’université Ibn Tofaîl, chercheur associé au Centre de Recherche sur le Transport et la Logistique...
Voir l'auteur ...Supply chain management et culture marocaine
Le présent papier tente de démontrer comment la démarche du Supply Chain Management (SCM), qui est une approche innovante d’origine occidentale, pourrait réussir à s’implanter au Maroc, pays où les relations d’affaires sont réputées encore marquées par une culture en transition que l’on pourrait qualifier de post-traditionnelle. Le SCM est jugé par les experts comme antinomique avec la culture marocaine. Ce papier défend exactement le contraire, en postulant que la culture nationale marocaine est favorable, mais de manière spécifique, à la mise en place d’une démarche Supply Chain Management.
Le but du Supply Chain Management est de faciliter l’intégration des flux le long des supply chains. Dans cette perspective, la littérature académique s’est penchée de manière quasi exclusive sur les éléments organisationnels et technologiques qui facilitent la mise en place du Supply Chain Management (systèmes d’information, standards, etc.). Si ces éléments sont nécessaires pour permettre l’intégration, ils sont cependant de moins en moins suffisants, puisque celle-ci doit aujourd’hui être réalisée entre des entreprises appartenant à des contextes culturels différents. Ces différences culturelles sont d’ailleurs de plus en plus fréquemment invoquées pour expliquer les difficultés dans la mise en œuvre du Supply Chain Management. Dans un rapport professionnel publié en 2004 par GALIA, un consortium français de constructeurs automobiles, les intervenants ont ainsi évoqué des problèmes qu’ont rencontrés leurs supply chains, notamment en termes de mise en place de standards de qualité au Maroc et aux Philippines. Ils se sont mis d’accord sur l’importance de la prise en compte de la culture (notamment la religion) dans l’adaptation des standards aux valeurs locales.
L’analyse du contexte des entreprises marocaines impliquées dans des supply chains nécessite donc la prise en compte de l’influence potentielle du cadre social et culturel dans lequel elles baignent, en se fondant sur l’hypothèse sous-jacente d’un encastrement des agents économiques dans leur environnement socioculturel, et de l’influence du cadre culturel sur les autres sphères de la réalité socio-économique. En effet, le contexte culturel marocain est considéré comme un contexte culturel fort exerçant une influence importante sur la sphère économique.
Supply Chain Management et la compréhension de la culture marocaine
Pour mieux comprendre les liens entre Supply Chain Management et différence culturelle, nous avons réalisé une vaste recherche au Maroc auprès d’équipementiers automobiles marocains. À l’issue des différentes investigations, l’étude a distingué sept éléments culturels qui caractérisent la culture marocaine et exercent une influence dans la mise en œuvre du Supply Chain Management.
D’abord, la culture marocaine se définit comme collectiviste dans la mesure où elle se caractérise par l’existence des liens forts entre ses membres et par une prédisposition à l’entraide. L’individu n’est qu’une composante du groupe (sa réalisation passe par la réussite du groupe) et la conception de la famille a un sens plus étendu que celui des sociétés individualistes.
Ensuite, la culture marocaine se présente comme étant féminine dans la mesure où elle est portée sur des valeurs comme la bonne relation, la bienveillance, la coopération, le cadre de vie et la sécurité de l’emploi.
La troisième caractéristique dégagée par l’étude fait référence à la présence de signes très forts de religiosité. Cette religiosité implique une relation au futur marquée par un déterminisme et une tendance au fatalisme en délaissant toute projection au futur − qui implique une mobilisation de processus − au profit de considérations abstraites et métaphysiques Cette religiosité, marquée par une forte affectivité dans les relations avec les partenaires, se construit autour d’une idéologie, de principes moraux communs et de ressemblance identitaire.
La quatrième caractéristique culturelle évalue la manière avec laquelle la culture perçoit le risque. Dans ce sens, la culture marocaine a été identifiée comme une culture à faible contrôle de l’incertitude. Cette caractéristique implique la considération de l’incertitude comme un phénomène normal. Les situations d’incertitude sont admises et l’absence de règles tolérée. Le temps ne constitue qu’un cadre général d’orientation teinté par une grande flexibilité.
Par ailleurs, une autre caractéristique particulière à la culture marocaine est celle liée à la forte distance hiérarchique. Cette caractéristique culturelle implique l’acceptation, voire la légitimation d’une répartition inégale du pouvoir.
En outre, se distingue une vertu appelée Niya. Cette vertu est complexe et multidimensionnelle mais signifie en l’occurrence l’existence d’une continuité entre l’intention et la conduite et implique la fiabilisation des relations sociales.
Pour finir, une vertu provenant du même registre et qui est appelée Lkelma. Cette vertu fait référence à l’oralité qui est une composante fondamentale de cette culture et désigne la valeur de la parole donnée. Dans ce contexte, un homme qui a Lkelma est quelqu’un qui honore sa parole et ses engagements, et c’est quelqu’un en qui nous pouvons faire confiance.
Les investigations menées défendent donc une hypothèse centrale selon laquelle la nature de la mise en œuvre du Supply Chain Management dépend étroitement de la nature de la confiance développée entre les partenaires qui est, elle aussi, fortement déterminée par les caractéristiques de la culture nationale.
Intégration fonctionnelle versus intégration affective
Les investigations empiriques menées suggèrent un certain nombre de résultats qui vont à l’encontre de la vision dominante. Les résultats démontrent en effet que les caractéristiques de la culture nationale marocaine favorisent le développement d’une confiance de nature affective entre les partenaires des supply chains. Cette confiance permet de faire reposer les démarches du Supply Chain Management sur des éléments relationnels, qui contribuent à la création de liens forts et durables entre les partenaires. Ces résultats viennent rompre avec une conception très répandue dans la littérature sur le Supply Chain Management qui limite cette démarche à la mise en place d’éléments organisationnels et technologiques. Or, de tels éléments ne permettent qu’une confiance calculatoire, qui peut facilement être remise en cause lorsque les partenaires ne trouvent plus d’intérêt à la relation.
Plus généralement, ces résultats produits au Maroc mettent en lumière l’influence du contexte culturel. Ils montrent ainsi que les conditions relationnelles (spécificité des rôles, volonté de partage de l’information, partage des risques et des récompenses) sont parfois plus importantes dans la mise en œuvre du Supply Chain Management que les conditions fonctionnelles (organisationnelles et technologiques).
Éléments affectifs et intégration relationnelle du supply chain
De tels résultats ont plusieurs conséquences pour les managers du supply chain. Ainsi, quand les partenaires du supply chain sont implantés dans une culture collectiviste ou à forte religiosité, il est plus approprié de mettre en place une politique d’intégration du supply chain fondée spécialement sur les variables relationnelles qui seront soutenues par la confiance affective développée entre les deux partenaires du fait de leur appartenance à une telle culture. Ceci peut être plus important que la mise en place d’un système d’information en vue de l’intégration du supply chain, comme en atteste ce directeur logistique d’un équipementier dans le cadre de l’enquête exploratoire : « Ce qui compte, c’est justement la proximité et le relationnel, tu peux mettre les plus beaux ERP (progiciel de gestion intégrée) que tu veux, ils seront désertés si le contact humain n’y est pas… ».
Vers une prise en compte de la culture dans le Supply Chain Management ?
La culture marocaine met donc en avant un caractère relationnel qui peut être considéré comme une opportunité pour le développement des pratiques du Supply Chain Management si les entreprises sont prêtes à s’adapter.
Nos travaux au Maroc n’épuisent pas le sujet, et la prise en compte des aspects culturels dans le Supply Chain Management apparaît aujourd’hui essentielle, du fait de la mondialisation. En effet, à côté des réflexions organisationnelles, l’étude de la culture pourrait influencer la mise en œuvre du Supply Chain Management. Dans ce sens, il serait crucial désormais d’intégrer la culture pour la compréhension des phénomènes organisationnels. Cette approche sociologique devrait permettre de développer une meilleure institutionnalisation du Supply Chain Management.