Souk R'jal / Souk E'nsa : Féminités, masculinités et rapports de genre dans le Maroc contemporain

Souk R'jal / Souk E'nsa : Féminités, masculinités et rapports de genre dans le Maroc contemporain

L’idée de faire un atelier d’écritures sur les féminités, masculinités et rapports de genres dans le Maroc contemporain3 est née suite à l’intérêt suscité parmi les participants et les membres de la chaire Fatéma Mernissi par le Café littéraire organisé en avril 2021 sous le thème « les masculinités en question ماشي رجولة - أشنو هي الرجولة , avec Soufiane Hennani comme invité en tant que Co-fondateur et coordinateur de Elille, Concepteur des Podcast « Machi Rojola ».
Lors de ce café littéraire, la question de la masculinité a été abordée en tant que concept qui renvoie aux comportements, langages et pratiques associés communément aux hommes, et qui par postulat de départ, sont définis comme non féminins ; le tout dans une logique patriarcale hiérarchisante. Dans cette conceptualisation unique, biologisante et intemporelle, « Être homme » implique en regard un « être femme » standardisé avec des prolongements individuels et sociaux dans les rapports de genre qui eux, varient dans le temps et selon les contextes socioculturels spécifiques. Avec les mutations sociales induites entre-autres par l’émergence du féminisme et la proclamation de l’égalité des genres comme droit humain universel, les stéréotypes associés à la masculinité hégémonique (Whitehead et Barett, 2004) se sont trouvés bousculés par l’affirmation de nouvelles postures masculines et féminines amenant le concept lui-même à devenir pluriel. Aujourd’hui, ces bouleversements sont même incriminés dans ce qui est qualifié de « crise de la masculinité » qui serait quasiuniverselle et signerait, pour certains, la fin du patriarcat.
Le monde musulman où le patriarcat reste la charnière de l’organisation sociale n’est pas épargné par cette crise. Les diktats de Rojola, Fouhoula et Doukoura dans les représentations socioculturelles et les discours théologico-politiques orthodoxes et réformateurs, continuent à y être culturellement assignés à l’homme comme déterminants innés de l’identité masculine et de son autorité ; avec à l’appui le corollaire de Ounoutha pour désigner une féminité maternante, soumise et sacrificielle. Les deux, considérés comme des caractéristiques naturelles voulues par Dieu et par la biologie, légitimeraient la domination masculine (Pierre Bourdieu, 1998).
Au Maroc Fatima Mernissi avait dès la fin des années 1990, fait le lien entre la rapidité des changements dans les rapports entre les sexes et l’instruction des femmes et leur accès au marché du travail ; qui en a fait des citoyennes actrices économiques performantes, financièrement autonomes et même des décideurs politiques (F. Mernissi, La peur - modernité, édition Le Fennec pp : 277-78). Deux décennies plus tard, force est de constater que cette évolution se poursuit sans pour autant remettre en question la domination des hommes qui se perpétue dans les pratiques sociales, les lois (tutelle, règles de filiation, d’héritage etc.) à travers d’autres déterminants culturels tel le dogme de la Qiwama qui trouve ses sources dans l’interprétation hégémonique patriarcale des référentiels islamiques.

Cet atelier d’écriturs a été proposé et organisé selon les mêmes modalités que ceux menés par feue Fatéma Mernissi, pour permettre un abord singulier et une expression libre sur ce sujet sensible qui oscille entre l’intime et le social. Regroupant cinq femmes et quatre hommes de 27 à 55 ans (35 ans de moyenne d’âge), d’horizons et de formations diverses, l’objectif était d’effectuer dans un travail collectif où chacun- chacune acceptait de partager, d’explorer et d’exprimer à sa manière, dans la langue, le format et avec les outils de son choix, son ou ses vécus en tant que femme ou homme, sans être prisonnier.e de l’approche des identités de genres patriarcales naturalisées et hétéronormées. Les textes et les oeuvres qui figurent dans cet ouvrage collectif sont le fruit de plus d’une année de travail.
L’écriture de ces textes s’est inscrite dans cet entre-deux de l’intime et du social, pas toujours aisé, mais qui ne manque pas de créativité, et qui s’exprime par de nombreuses voies et voix, écriture, peinture,
théâtre et Slam, amenant à mettre en exergue des sensibilités différentes et une vision plurielle des féminités et masculinités chez des jeunes de notre société d’aujourd’hui. Dans cet entre-deux, plusieurs participants ont choisi de mettre en scène les féminités et les masculinités dans des groupes socialement marginalisés par choix et/ou par leur histoire personnelle. Certains ont investi et questionné les milieux et les ambiances de la nuit, à l’abri des règles du jour, là où les langues se délient et les tabous s’adoucissent, là où l’on murmure sa vérité. D’autres ont convoqué leurs souvenirs d’enfance pour lire sur leur corps les traces de leurs traumatismes, et d’autres encore pour interroger leur sexualité à l’épreuve de leur rapport avec leurs parents.
Au final, les féminités et les masculinités s’articulent dans la majorité des productions de cet atelier entre la sexualité dans sa vision personnelle, subjective et parfois marginale sous le prisme de situations particulières qui sortent des normes, pour emprunter des sentiers inédits d’une part ; et la vision sociale dans ce qu’elle comporte comme interdits et tabous d’autre part.
Comme initiateurs et coordinateurs de cet atelier, une femme et un homme d’une génération différente de celle des participants, nous les avons invités à s’impliquer personnellement en parlant d’eux-mêmes, tout en s’inscrivant et en s’impliquant dans la dynamique du groupe. Chaque contribution individuelle a été discutée collectivement sur le fond comme sur la forme, tout au long de sa réalisation et jusqu’à sa finalisation.
Les différentes approches et points de vue ont ainsi été construits et vécus collectivement, non comme une compétition ou un obstacle à l’expression, mais comme un enrichissement en faisant corps par une mise en commun complice de leurs énergies créatrices. Il n’est donc pas surprenant que les productions assument ouvertement ces différences et que l’insertion de réalités et de fictions considérées comme subversives y soient les supports d’interrogations mais également des actes d’affirmation de soi. C’est donc à partir de ces “marges” que “la norme”, symbolique, sociale et juridique, dans sa centralité hégémonique s’y trouve appréhendée.
Cette articulation entre le personnel intime et le groupe comme possibilité de donner une voix à la subjectivité de chacun et trouver des échos chez l’autre - comme en attestent les témoignages des participants- a permis que des mots ont pu se dire et s’écrire pour que vous, lectrice et lecteur, dans l’intimité de votre lecture, puissiez donner voix -et peut-être trouver votre voie- entre l’héritage de nos identités de femme et d’homme et la société postmoderne dans laquelle nous vivons aujourd’hui.
Nous espérons que vous éprouverez dans les oeuvres qui suivent, autant de curiosité, de surprise et de plaisir que nous en avons eu durant le cheminement de cet atelier.