Brahim Labari
Brahim Labari est Enseignant-chercheur en sociologie à l’Université Ibn Zohr à Agadir au Maroc. Il est associé au laboratoire CNRS « Genre, Travail et Mobilités », une équipe CNRS/Universités Paris 10 et Paris 8 d’enseignants-chercheurs, de doctorants et d...
Voir l'auteur ...L'entreprise, une école
L’entreprise, un lieu d’apprentissage…
L’atelier est perçu par les ouvrières comme une école où l’on apprend à travailler en équipe, à calculer, à prévoir et où la responsabilisation est ressentie, avec le recul, comme une vertu à étendre à d’autres secteurs de la société, y compris à sa famille. «En travaillant, on redoutait le travail qui nous engageait, qui engageait notre responsabilité, on a peur d’être fautif, d’être montré du doigt, mais à la longue, moi qui n’ai pas appris grand chose à l’école, je me rends compte que j’apprends à vivre avec une responsabilité partagée avec d’autres. Cette conscience est comme mon ombre, elle me poursuit chez moi». Le point est mis sur le substitut que représente l’atelier par rapport à l’école : le pointage régulier, le tableau noir sur lequel sont inscrites les quantités à produire, l’assimilation de l’agenda des jours et semaines à venir, la régularité de la paie sont autant d’éléments qui ont la vertu d’une école, c’est-à-dire apprendre à gérer son travail et à se gérer soi-même.
Le caractère répétitif du travail réduit certes les possibilités d’apprentissage, mais les acquis sont ensuite appliqués à sa famille, à ses relations, voire à sa conduite quotidienne. L’école ré-incarnée dans le travail (la plupart des ouvrières avaient un rapport transitoire à l’école1) se mesure ici aux implications de l’activité marchande dans les relations sociales des populations avec leur environnement local. L’intériorisation du calcul et de la prévision implique un autre rapport au temps et toute une série de mutations des rapports sociaux : «Désormais, les visites sont faites sur une expresse invitation, on ne se permet plus de venir n’importe quand, on doit prévenir. Au café chacun règle sa consommation». Certaines entreprises, conformément aux recommandations de la mise à niveau, pratiquent l’alphabétisation des ouvrières d’ateliers. La connaissance de l’écrit permet de s’informer de ses droits, de savoir lire une fiche de paie, d’être en phase avec son époque. La rationalisation, notamment dans le monde de production, se présente comme le palliatif à l’école dont la plupart des ouvrières ont été privées.
… qui «rationalise» le rapport au temps
L’attitude vis-à-vis du temps cesse d’être dictée par l’aléatoire. Le temps, c’est de l’argent : l’heure travaillée rapporte quelques dirhams. La Hchouma2 est le langage des faibles, elle ne fait que ruiner celles et ceux qui y souscrivent. Aux «sociétés sans horloge3» semble succéder une prise en compte du facteur temporel et la nécessité de l’utiliser à bon escient : «Le temps est comme une épée, si tu ne le coupes pas, il te coupe». Le corps à corps avec le temps a pour théâtre l’atelier : produire telle quantité la journée pour empocher telle rémunération, se porter volontaire au travail complémentaire quand les places sont limitées, c’est planifier son temps et le maîtriser pour gagner plus que les autres. Le temps productif doit tendre à une finalité matérielle. Il fait immersion dans le temps social dans lequel toutes les activités doivent tendre à un but : «Je fais désormais attention à tout, je ne m’attarde plus sur les bavardages des rues. Si Dieu a créé le temps, c’est pour le sacraliser (Amana) : on sera jugé de toute seconde qu’on aura inutilement gaspillée dans des choses insignifiantes (Tafih). Il faut d’abord être utile à soi-même, ensuite à ses parents et à tous les autres». Le temps a inévitablement une grande répercussion sur l’organisation du travail. Tout doit tendre à la satisfaction des commandes dans un délai précis. Le temps responsabilise et solidarise les ouvrières vers un but commun et déterminé. Si le travail domestique n’est pas nécessairement orienté par le temps sachant que l’activité y est cyclique (ce qui n’est pas fait aujourd’hui le sera demain), l’atelier fonctionne en vertu et sous la contrainte du temps. Ce dernier y est séquentiel et chronométré, subdivisé en séquences à maîtriser. Les pratiques rationnelles sont progressivement inféodées à ces pratiques temporelles traditionnelles. Il faut bien distinguer le calcul et l’esprit de calcul. Le calcul est indispensable, mais l’esprit de calcul est condamnable car il est suspect moralement. Mais le temps consolide de facto l’autorité du chef d’entreprise qui fixe le calendrier et le temps à consacrer à la production.
L’entreprise en tant que lieu d’acculturation à la mentalité du gain
La logique économique est l’élément structurant dans la vie et les aspirations des ouvrières en révélant l’importance de l’argent dans le repositionnement identitaire de la femme salariée. Longtemps marqueur et domaine réservé de la masculinité, l’argent propulse désormais la femme dans la modernité par son entrée dans le monde du travail rémunéré. Le fondement patriarcal sur lequel reposent les sociétés musulmanes est dédoublé de la croyance selon laquelle la femme serait incapable de se gérer et de gérer le budget familial. Le terme Israf (dépense hasardeuse) est ainsi associé à la femme, jugée trop dépensière, parfois même au détriment des intérêts de sa progéniture. La fille, mineure à vie, appartiendrait à son mari et dépouillerait la famille de la dot rituellement conférée à la mariée. Le garçon apporterait un appui matériel et symbolique à sa famille. Un adage populaire explicite cette représentation :
«Quand un garçon naît, il apporte sa kheima (tente, et extensivement famille et foyer) avec lui, quand une fille naît, c’est une kheima qui tombe». La dévalorisation de la féminité, présentée au sein des structures patriarcales comme le lieu de toutes les faiblesses, concourt à délégitimer sa capacité à tenir rationnellement la maisonnée. Seule l’exécution du travail domestique serait ainsi à sa portée, avec les moyens et le budget imposé et alloué par l’homme «salarié», par ailleurs chef de famille.
L’argent consacre la dépendance des femmes vis-à-vis de l’entreprise et de la ville de Casablanca. Il les maintient dans le monde de la production et leur procure par ricochet un semblant d’émancipation et de liberté. Les jeunes ouvrières traduisent assez bien la centralité de l’argent : «Gagner un salaire, c’est me prendre en charge sans avoir à demander quoi que ce soit à quiconque. Au lieu de faire le ménage à longueur de journées pour ne récolter que le mépris, aujourd’hui, grâce à Dieu, je travaille et je ne fais pas la quête…».
Un salaire à soi permet de s’affirmer en rupture avec la condition de leurs mères restées dépendantes du bon vouloir de leurs pères. Plusieurs ouvrières mettent clairement l’accent sur cette différence entre les générations : «Nous appartenons à une génération qui doit travailler au même titre que les hommes. Nos mères sont enchaînées par tant d’interdits (haram ; Aaïb)4. Avec mon salaire garanti, je peux aspirer à mieux. Parfois, avec des heures complémentaires, ma paie arrive à 4000 DH».
Et l’entreprise propulsa l’économie à l’assaut du domaine domestique
Gouverner sa maisonnée, l’équiper en recourant au crédit ou en épargnant, c’est-à-dire en se privant, c’est cultiver une distinction et se lancer dans une compétition pour acquérir un quelconque équipement ménager. Le regard social évalue les personnes en termes de valeur rapportée au marché du travail : un tel vaut un salaire, tel autre vaut un héritage de sa famille, tel autre s’en tire bien parce qu’il a fait des études : «Mon salaire, c’est certain, je fais attention. Je ne peux pas me permettre de le dépenser inconsidérément… Ni à Casablanca, ni à Mohammedia je n’ai de famille pour m’apporter de l’aide en cas de besoin» ; «L’entreprise nous apprend à toujours calculer, car elle implique qu’on s’insère dans un environnement où il faut tenir sa comptabilité tous les mois (les charges du loyer, l’alimentation quotidienne, le hammam toutes les semaines…)». Mais, si l’économie fait immersion dans le foyer, la modicité du salaire commande la prudence. Il n’est pas question de se lancer dans des projets à l’aveuglette, il est recommandé d’attendre, d’espérer un événement salvateur, une rencontre chanceuse pour enfin les réaliser. Une telle prudence est aussi dictée par le pouvoir de coercition qui pèse sur l’ouvrier dépensier. L’attention portée à sa bourse consiste à ne pas vivre au-dessus de ses moyens, car «celui qui dépense plus qu’il ne gagne trouve la prison sur son chemin» (Proverbe marocain).
1 Au mieux, les jeunes ouvrières d’origine rurale ont un niveau primaire
2 La honte, ce qui est honteux
3 Dans les sociétés musulmanes traditionnelles, on ne connaît le temps que par le soleil (de son lever jusqu’à son coucher) et par les appels à la prière
4 Illicite ; acte répréhensible moralement