Le service public au défi de la philanthropie
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Le service public au défi de la philanthropie

Auteur : Vincent Edin

Vincent Edin plaide pour le renforcement des politiques publiques de solidarité, contre la tendance à leur dissolution au nom de la responsabilité de l’individu.

Les meilleurs pour faire fortune, les meilleurs pour faire le bien ? C’est cette équation rapide formulée par un philanthrope de la SiliconValley que déconstruit Vincent Edin, journaliste directeur de la salutaire collection « Les Incisives » aux éditions Rue de l’échiquier. Avec d’autant plus de conviction qu’il a lui-même travaillé chez Admical, un think-tank d’entreprises mécènes persuadées de faire avancer les causes qu’elles soutiennent, mais qui souvent « se livrent à des washings de divers ordres, avec une élégance et une subtilité à géométrie variable » et « cherchent à nous faire croire qu’elles changent le monde quand elles participent à le détruire ». Et qu’il est l’auteur d’un guide, Se lancer dans la collecte de fonds privés (avec Perrine Daubas, Juris éditions, 2012). Dans ce bref ouvrage au ton ironique, ils’interroge sur la légitimité de la philanthropie, dans un contexte marqué par le déséquilibre, accentué par la crise du Covid, entre des États de plus en plus pauvres et les fortunes renforcées d’une poignée d’ultrariches. Quand le rapport entre les sommes versées par les grandes firmes à leurs actionnaires et les sommes investies dans la recherche est de 1 à 40, et que ces firmes qui se sont enrichies grâce à de l’argent public et aux crédits d’impôts ferment leurs usines dans des pays, comme la France, qui les ont portées pendant des années, l’auteur crie à l’indécence et reprend le mot de Paul Lafargue : « Voler en grand, restituer en petit, c’est la philanthropie. »

Le propos de ce pamphlet est de décrypter un système qui, en contournant le mécanisme de l’impôt progressif « seul à même d’assurer une égalité de tous les citoyens devant l’État », « ne fait qu’entretenir un système ploutocrate qui menace nos démocraties et nos services publics ». D’un côté, un véritable projet citoyen avec « des services publics équitablement distribués sur le territoire et des financements pérennes », de l’autre, des actions « par essence localisées et ponctuelles. »

Spectre du système censitaire

« L’idéal charitable diffère très largement de celui de la solidarité, l’un s’accommodant fort bien des inégalités quand l’autre les combat », rappelle Vincent Edin. Pour sa démonstration, il s’appuie sur l’exemple de deux pays qui pendant longtemps ont eu un rapport très différent à cette question : les États-Unis et la France. En France, ce n’est qu’à partir des années 1980 que les entreprises se mettent à faire du mécénat. La loi de 2003 favorisant la fiscalité des entreprises et la vogue de la « responsabilité sociale et environnementale » de celles-ci accélèrent le tournant et l’émergence de « philanthropreneurs ».

« Nous en sommes venus à accepter la charité pour des actions qui relèvent de la solidarité nationale », déplore Vincent Edin. Or l’éducation, la sécurité sociale, la retraite par répartition, la santé publique ont besoin d’une pérennité qui s’accommode mal du caractère quinquennal, voire volatile, des budgets attribués par les fondations d’entreprises. De plus, l’État seul « est garant de l’égalité territoriale », tandis que le mécénat est très lié à l’histoire personnelle et localisée de son instigateur. Enfin, les mécènes ont peu de goût pour les sujets dits « clivants », dont selon eux le soutien aux populations les plus fragiles (migrants, femmes et mineurs violentés). De fait, la finalité des mécènes est moins la réduction des inégalités et la protection des plus faibles que de laisser leur nom à la postérité. L’auteur remarque justement que « tout le monde connaît la Fondation Bettencourt sans pour autant savoir ce qu’elle fait ; peu de gens savent qui est Ambroise Croizat alors qu’il a joué un rôle central dans la création de la Sécurité sociale » française.

Le point essentiel soulevé par Vincent Edin est le fait que, contrairement au mécénat classique des grandes familles qui ont soutenu les arts, souvent avec discrétion, celui des milliardaires et des multinationales n’est pas désintéressé. « Aucun de ces généreux accompagnateurs d’artistes n’a fait fortune sur leur dos, n’a contractualisé avec eux sur les royalties à venir, n’a négocié des avantages fiscaux monstrueux. » Le chapitre consacré aux États-Unis montre comment le don a gravement affecté l’État-providence. Largement ancrée dans les pratiques religieuses, la philanthropie est liée à la notion de « rachat » de mauvaises actions – ce qui pose la question éthique de l’acceptation de l’argent réalisé grâce à des pratiques contestables (pollution, non-respect des droits des travailleurs, etc.) De fait, les exemptions fiscales extorquées par un chantage à la délocalisation ont aggravé les inégalités. La députée démocrate Alexandria Ocasio-Cortez s’opposant à l’installation dans le Queens, à New York, du siège d’Amazon en raison des « génuflexions » des pouvoirs publics qui auraient appauvri la ville et causé l’expulsion des plus démunis, fait figure d’exception.

Au nom de la théorie « du ruissellement » de Milton Friedman, l’abaissement de l’impôt sur les tranches supérieures a abouti à la création d’un régime censitaire et, le don étant volontaire, à la consolidation d’une caste préoccupée in fine de ses seuls privilèges. Vincent Edin s’inquiète de cette idéologie « de la responsabilité individuelle pour sauver le collectif » : « une dépolitisation permanente, un renvoi à l’individu pour un nombre croissant de sujet collectif. »  Aux côtés des économistes Thomas Piketty, Emmanuel Saez et Gabriel Zucman, il prône des mesures fiscales qui ne soient pas des simples « correctifs » et préconise de « réarmer le bras de la justice fiscale » en reconstituant luttant contre la fraude.

En 2017, en Espagne, le parti Podemos et les associations de défense des services de santé publique s’étaient mobilisés contre le don de la Fondation Amancio Ortega (créateur de Zara) sous la bannière : « Nous voulons la justice fiscale, pas la charité ! » Les Gilets Jaunes en France, les mouvements au Maroc, en Algérie, au Liban, au Soudan, en Irak, en Iran, en Inde, au Chili, etc. manifestaient contre les inégalités, mobilisation suspendue par la crise du Covid. «  D’urgence, conclut Vincent Edin, il faut réarmer la solidarité ».

 

Quand la charité se fout de l’hôpital, Enquête sur les perversions de la philanthropie

Vincent Edin

Rue de l’échiquier, 96 p., 10 €