Gérard Hirigoyen
Professeur des Universités et Ancien président de l’Université Montesquieu – Bordeaux IV (2001-2006)Diplômes: Doctorat d'Etat ès Sciences Economiques - Bordeaux 1978, mention : très honorable à l'unanimité du jury. Thèse retenue pour le prix de thèse et u...
Voir l'auteur ...Comprendre le capitalisme familial
Une enquête mondiale réalisée par le cabinet PriceWaterhouse Coopers auprès des entreprises familiales en 2007-20081 met clairement en évidence le rôle essentiel de ces dernières dans l’économie. L’enquête fait ressortir que la proportion d’entreprises sous contrôle familial s’établit à plus de 50% dans l’Union européenne (UE), voire de 65% à 90% en Amérique latine et dépasse 95% aux États-Unis.
Elles produisent entre 35% et 65% du produit national brut (PNB) des États membres de l’UE, environ 40% à 45% de celui de l’Amérique du Nord, entre 50% et 70% de celui de l’Amérique latine et entre 65% et 82% de celui de l’Asie. Cependant, l’enquête révèle de sensibles différences d’une région à l’autre. Ainsi, alors que seulement 48% des entreprises répondantes européennes s’estiment «très compétitives», cette proportion s’élève à 70% en Amérique du Nord et à 64% dans les marchés émergents. En outre, si les dirigeants d’entreprises familiales nord-américaines sont plus convaincus de leur capacité à attirer et à fidéliser une clientèle que leurs homologues européens ou ceux des marchés émergents, ces derniers ont davantage confiance dans leur capacité à concevoir et à fabriquer de bons produits.
La performance des entreprises familiales est significativement meilleure que celle des entreprises non familiales : les rendements des actifs (ROA) et des fonds propres (ROE) sont nettement supérieurs.
Dans tous les cas de figure, c’est le fondateur qui maximise les rendements. Ces résultats corroborent ceux de plusieurs études, tant françaises qu’anglo-saxonnes.
Problématique et identité de l’entreprise familiale
Identification
L’entreprise familiale a constitué le modèle de référence pour le gouvernement de l’entreprise durant la plus grande partie de l’histoire du capitalisme. L’entreprise est originellement et durant une longue période une «affaire de famille», et son gouvernement reproduit le modèle familial fondé sur l’autorité du père, la légitimation par le droit de succession et par l’appartenance au groupe classique comme modèle d’adhésion.
Les alliances économiques se font par les alliances matrimoniales. Aux générations des familles dirigeantes correspondent celles des familles ouvrières reliées par un sentiment d’appartenance à une même communauté d’honneur et un même enracinement dans l’histoire.
L’entreprise familiale est unique tout d’abord par son identité. Elle est à l’interface de deux systèmes : la famille et l’entreprise, qui fonctionnent selon des modes différents. La première fonctionne sur un mode affectif et émotionnel. Les notions de procréation, sécurité, tradition font partie des valeurs transmises et les membres de la famille sont évalués pour ce qu’ils sont. La famille doit satisfaire un profond besoin social et émotionnel d’appartenance, d’affection, d’intimité et fournir un sens identitaire. A contrario, l’entité entreprise fonctionne selon une logique économique, orientée vers la fonction, la vente et le profit. Son objectif est la recherche de la performance. Les salariés, y compris dirigeants, sont évalués pour ce qu’ils font. Deux univers se confrontent :
celui de la famille, où règne l’affectivité, et celui de l’entreprise, supposé être rationnel. La délicate cohabitation entre ces deux univers est source de conflits ; mais c’est l’alchimie réussie entre eux qui est à l’origine de la meilleure performance des entreprises familiales.
Toute définition procède d’un choix arbitraire et le débat conceptuel reste largement ouvert. Néanmoins, trois critères rassemblent les sociétés familiales dans une définition commune :
- le contrôle du capital par la famille ;
- la participation active de la famille dans l’équipe dirigeante ;
- le lien étroit existant entre la famille et l’entreprise.
Pour la Stockholm School of Economics, trois critères priment sur les autres :
- au moins trois membres de la famille sont actifs dans l’entreprise ;
- l’entreprise est sous contrôle familial depuis deux générations au moins ;
- les membres de la famille qui possèdent actuellement l’entreprise ont l’intention d’en transmettre le contrôle à la génération suivante.
Les entreprises familiales sont ainsi «des entreprises de la deuxième génération ou plus» (Y. Gattaz), comme en témoignent les exemples des familles Michelin, Peugeot, Bettencourt, Mulliez, Bouygues, Arnault ou Pinault, qui dirigent directement ou indirectement leur groupe sans forcément posséder la majorité du capital.
Le contrôle familial de la propriété est sans aucun doute le critère le plus important pour identifier et spécifier le caractère familial d’une entreprise. En effet, la propriété confère un pouvoir de vote dans les assemblées qui permet de contrôler directement la désignation des organes de direction. C’est donc un critère plus déterminant que celui de l’intérêt économique dans l’entreprise mesuré par la part d’intérêt possédée.
Une gouvernance spécifique
Les entreprises familiales sont appréhendées comme un système complexe constitué de sous-systèmes interdépendants dont les trois principaux sont la famille, le management et la propriété.
Il en découle que :
- trois facteurs doivent être obligatoirement pris en considération: les niveaux d’implication familiale, le nombre et la nature des générations et des familles intégrées à l’entreprise et enfin, le degré d’influence. Une famille peut influencer une entreprise à travers l’étendue de son pouvoir, de son expérience et de sa culture ;
- chaque zone d’interaction doit être gérée et se dilate car chaque sous-système est dynamique et évolue dans le temps. L’opération de succession est une des causes de cette dilatation. Chaque intersection traduit ou non la réalisation d’un équilibre identité-structure ;
- chaque sous-système nécessite ses propres mécanismes de gouvernance : conseil de famille pour la gouvernance familiale, conseil d’administration pour le management, assemblée des actionnaires pour la propriété. En évitant que la présidence du conseil de famille soit assurée par la même personne que celle qui préside le conseil d’administration.
Le conseil de famille
Le conseil de famille est un organe chargé de gouverner la famille dans ses relations avec l’entreprise familiale.
Sa finalité est de parvenir à une composition équilibrée, qui permet de connaître les points de vue des différents membres de la famille. À partir du moment où elle n’est pas trop nombreuse, il est donc recommandé que tous les membres composent ce conseil, qu’ils appartiennent à la famille au sens strict ou soient des «pièces rapportées».
La charte familiale
La charte familiale a pour objet de formaliser et de clarifier les valeurs et les grands principes de fonctionnement de la famille en interne et vis-à-vis de l’entreprise dont elle est actionnaire. Elle est particulièrement importante pour pallier les difficultés liées à la succession et, plus généralement, au changement générationnel. Elle est, avant tout et surtout, un processus mis en œuvre pour son élaboration. C’est un outil au service de la bonne gouvernance de l’entreprise familiale, dans la mesure où il va servir à limiter les biais comportementaux des membres de la famille qui se manifestent au moment de la succession.
Selon l’enquête mondiale PricewaterhouseCoopers (2007/2008) auprès des entreprises familiales, 31% d’entre elles sont dotées d’un Conseil de famille, 30% ont établi des conventions entre actionnaires et 28% ont élaboré des chartes familiales pour la résolution des conflits familiaux.
La transmission du capital social
Le transfert de richesse à une nouvelle génération est une question de grande importance pour les entreprises familiales. Dans l’essentiel de la littérature publiée sur la planification de la succession, on s’attache au transfert du capital financier et physique et relativement peu au développement et au transfert du capital social, que l’on peut définir comme l’ensemble des ressources que les individus peuvent obtenir par la connaissance d’autres individus, en étant intégrés avec eux à un réseau social, ou simplement en bénéficiant auprès d’eux d’une bonne réputation. Les processus par lesquels les successeurs héritent et administrent le capital social constituent pourtant une question essentielle. Le capital social est une caractéristique importante d’une entreprise au travers des relations d’échange avec les parties prenantes et est source d’avantages concurrentiels pour les firmes.
Le capital social s’accumule, généralement, à travers le temps; il représente un des actifs les moins fongibles de l’entreprise. Le transférer et l’administrer peut se révéler fondamental pour la survie et l’existence même de l’entreprise familiale.
Le succès de la transition générationnelle dépend de la capacité à maintenir et à renforcer, à cette occasion, le capital social de l’entreprise, et cela d’autant plus que les entreprises familiales développent un capital social spécifique. Celui-ci résulte en effet du chevauchement de deux types de capitaux sociaux : celui de la famille par l’ensemble des relations, connaissances, savoir-faire et pratiques communiqués à ses membres mais aussi par l’ensemble des valeurs et croyances portées par le groupe familial ; et celui de l’entreprise à travers ses relations d’échange avec l’ensemble de ses parties prenantes : salariés, fournisseurs, clients, créanciers…
Les successeurs héritent du capital social à travers des modalités variées qui incluent la succession subite non planifiée : quand des événements imprévus, comme la mort brutale ou la maladie, exigent qu’un autre membre de la famille assume rapidement une fonction dirigeante (exemples : Poilâne, Michelin, Lagardère, Merieux) ; en cas de succession précipitée (quand des circonstances comme une maladie grave obligent la famille à effectuer des changements imprévus) ; quand il y a immersion naturelle (processus pendant lequel s’assimilent graduellement les «nuances» de la structure et des relations du réseau et la succession planifiée et de transfert du capital social, lorsque le dirigeant en place reconnaît la valeur du capital social et fait des efforts délibérés pour le transmettre aux successeurs).
Pourquoi le capitalisme familial a-t-il un avenir ?
En guise de conclusion, on peut dire que le capitalisme familial a un avenir, parce qu’il reste - à quelques exceptions près - empreint d’humanisme et de valeurs éthiques. Ensuite, parce que contrairement à la dictature dominante du court-termisme qui prévaut à l’heure actuelle et qui est un des facteurs explicatifs de la crise, les entreprises familiales développent une vision stratégique de long terme qui a des conséquences tant du côté des salariés que des actionnaires. En effet, elles licencient moins que les autres en cas de retournement de la conjoncture ; elles offrent à leurs employés une forme d’assurance contre le risque de perte d’emploi. En retour, les salariés acceptent des salaires plus bas, ce qui explique, au moins en partie, le taux de profit plus élevé. Les entreprises familiales ont des taux de syndicalisation et des taux de conflits deux fois plus faibles. Elles sont encastrées dans leur espace régional et leur milieu social et ont un faible taux de délocalisation.
Côté actionnaires, les entreprises familiales sont en général moins généreuses que les autres catégories de firmes en matière de distribution de dividendes. Ceci concerne particulièrement les entreprises familiales non cotées. Gérant leur propre argent, elles s’attachent à un comportement économe, préférant ainsi une gestion de patrimoine à une gestion de portefeuille, du moins tant que l’affectio societatis l’emporte. L’objectif majeur étant celui de transmettre un patrimoine enrichi à la génération suivante.