« Si c’est gratuit, c’est toi le produit ! »
Auteur : Richard Malka
L’avocat français Richard Malka alerte sur les dangers de la réforme du droit d’auteur par la Commission européenne. Une réflexion d’actualité sur une question cruciale à l’heure de la mondialisation et du numérique.
« Le droit d’auteur, historiquement, a libéré les auteurs et les idées. Il constitue pour le consommateur la garantie d’un accès libre à la connaissance, la condition de la diversité des savoirs et, surtout, la condition de l’existence même de ces savoirs », martèle Richard Malka dans un livret qui alerte l’opinion publique sur les dangers de la révision, initiée le 6 mai dernier par la Commission européenne, de la directive « Droit d’auteur », dans le cadre de la communication « Stratégie pour un marché unique numérique en Europe ». Pour l’auteur de BD et avocat spécialiste en droit de la presse, ce projet vise à déréguler un droit très ancien appuyé sur un corpus législatif « initié au XVIe siècle par la République de Venise, ayant largement contribué à la Renaissance italienne, poursuivi en Angleterre par une loi de 1710 puis aux Etats-Unis en 1790 (première loi fédérale). Enfin, évidemment, en France, il a participé aux Lumières et a été sacralisé par les lois révolutionnaires de 1791 et 1793, abolissant en particulier les privilèges dont devaient précédemment jouir les auteurs pour avoir le droit de vivre de leur création. » Cette protection est aujourd’hui attaquée par les lobbyistes défendant la vision néolibérale et les intérêts des grandes sociétés de l’Internet. Dans ce livret, distribué gratuitement en librairies en France par le Syndicat national de l’édition et consultable en ligne en français et en anglais, Richard Malka démonte méthodiquement l’argumentation.
D’abord, cette révision n’a pas de nécessité économique. En Europe, l’industrie du livre génère un chiffre d’affaires de 5 milliard d’euros et 80 000 emplois, et le livre numérique ne représentent pas plus de 5 % des ventes. Les quelque 20 % qu’il atteint dans les pays anglo-saxons – et c’est un plafond – sont liés à l’effondrement du réseau de librairies. De nombreuses mesures ont déjà été prises pour adapter le secteur aux nouvelles technologies : toutes les nouveautés sont déjà numérisées et les éditeurs devraient avoir numérisé 90 % de leur fonds d’ici dix ans ; un accord auteur-éditeur a adapté le contrat d’édition au numérique en 2013 ; il existe de nombreuses plateformes de distribution numérique, dont de très riches plateformes scolaires et universitaires, une offre accessible avec des programmes de prêt numérique en bibliothèque, etc.
Chèque en blanc aux grandes sociétés de l’Internet
Richard Malka s’inquiète des conditions peu démocratiques qui entourent ce débat : aucun des 28 États membres ne demandait la réouverture de ce dossier, rapports orientés, consultation en anglais uniquement « en dehors de toute définition d’un panel scientifique, avec des questions totalement orientées et des réponses pré-formatées, réalisées par des groupes hostiles aux droits d’auteur », manque de transparence sur l’impact économique de la réforme envisagée… « Cette réforme, applaudie par les lobbyistes de Google, Apple, Facebook et Amazon, en totale adéquation avec leurs attentes telles qu’exposées, par exemple, dans un document intitulé Manifeste sur le droit d’auteur, relève donc d’une initiative exclusivement technocratique, détachée de la moindre nécessité économique, dénuée de toute légitimité démocratique, induisant l’affaiblissement d’une des industries européennes les plus importantes. Ceci au seul bénéfice de firmes internationales qui, non seulement refusent d’acquitter leurs impôts sur le sol européen, mais rejettent en outre depuis des années tout régime de responsabilité juridique, ne s’estimant soumises qu’au droit américain et évoluant en situation de quasi-impunité juridique (en particulier en matière de responsabilité sur les contenus diffusés). »
Cette réforme aurait pour conséquence de revenir de fait sur le principe de rémunération de l’auteur, qu’elle ne supprime pas mais rend hypothétique tant les 21 exceptions obligatoires prévues sont élargies. Richard Malka en détaille quelques-unes. Le prêt numérique en bibliothèque sans limitation, hors de toute concertation entre auteurs, éditeurs, bibliothécaires et collectivités locales anéantirait les équilibres du secteur et cannibaliserait la vente de livres numériques. La fouille de texte illimitée et sans dédommagement, hors des licences contrôlées qui existent déjà, découragerait les éditeurs d’investir : « Cette destruction de valeur ne profiterait en réalité qu’à des acteurs tels que Google, qui ne tirent pas leur rémunération des banques de données elles-mêmes, qu’ils pourraient ainsi « aspirer », mais de la monétarisation publicitaire du contenu qu’ils offrent. » Il y a risque de monopole et « comment s’assurer que l’accès aux contenus proposés ne deviendra pas payant ? » L’exception pédagogique ? De la démagogie et une négation du travail intellectuel des auteurs et des éditeurs. « Une telle exception, portée par un discours généreux invoquant l’accès universel et global à la connaissance, aurait aussi peu de sens que d’imposer à EDF de fournir l’électricité gratuite aux lycées et collèges », ironise l’auteur. Ce serait l’anéantissement du marché de l’édition scolaire, la disparition d’une offre privée diversifiée au profit d’une offre étatique ou liée à des firmes monopolistiques, donc le formatage intellectuel et la menace de vérités officielles : « Quid de l’enseignement sur la théorie du genre, le créationnisme, la vision de la colonisation ou sur tout sujet délicat ? » L’État pourrait même être dépossédé de sa propre politique culturelle.
Atteintes au droit moral des auteurs, diminution de la durée de protection des œuvres, qui est « une source importante de financement de la création contemporaine »… Ce projet de révision est une attaque en règle contre l’économie culturelle européenne, au nom d’une illusion de gratuité. Richard Malka, qui emprunte son titre au livre contre le piratage de l’ancien PDG de la FNAC (Grasset, 2007), s’inquiète d’un retour au système de l’Ancien Régime, où les créateurs n’étaient pas rémunérés proportionnellement aux ventes de leurs œuvres, mais subventionnés par des mécènes. Dans le monde actuel où les opérateurs résistent farouchement au prélèvement sur les supports informatiques pour compenser la copie privée, les auteurs n’auraient donc aucune garantie. Sans parler des risques de censure, dont les exemples sont déjà nombreux, à l’instar de l’interdiction par Facebook de la diffusion de L’Origine du monde de Courbet. Si les sociétés de l’Internet ont tout à gagner à cette réforme, les auteurs ont tout à perdre et, avec eux, la diversité et la liberté.
Par : Kenza Sefrioui
La gratuité, c’est le vol. 2015 : la fin du droit d’auteur ?
Richard Malka
À télécharger ici : http://www.sne.fr/wp-content/uploads/2015/09/R.Malka_LaGratuiteCestLeVol.pdf