L’organisation apprenante : chantier ouvert

Évolutions et implications

Daniel Bell, sociologue américain et professeur émérite à Harvard, a été le premier auteur à mettre en lumière la dominance d’éléments immatériels tels que l’information et le savoir sur ceux matériels (éléments physiques) dans son ouvrage Vers la société postindustrielle  (1973). Il conclut au dépassement du paradigme industriel et voit l’émergence d’un nouveau type de société axée sur la connaissance théorique et centrée sur les services opérant un transfert de pouvoir des détenteurs de capital aux producteurs de savoir.

Ce nouveau régime socio-technico-économique recouvre plusieurs appellations : « société de l’information », « société de la communication » ou, encore plus récemment, « société du savoir » ou « société de la connaissance ». Il est tout de même difficile de dire que l’on vit dans l’une ou l’autre de ces sociétés tant ces espaces demeurent polyphoniques. Toutefois, nous constatons que les éléments immatériels contribuent plus que les éléments matériels à la constitution de la valeur ajoutée. L’investissement immatériel (recherche et développement, formation, logiciel, publicité, informations, gestion des données, connaissances) croît désormais plus rapidement que l’investissement physique1.

L’ancrage dans ce nouveau « paradigme2 » consacre le primat des activités informationnelles sur lesquelles reposent l’économie et la société ; l’intelligence économique, qui est une discipline phare de nos jours, traduit cette articulation entre information, savoir et communication. L’économie de l’information fait par ailleurs que l’on passe d’un système de production de masse à une hyper-spécialisation de l’information qui identifie l’environnement à surveiller et à une segmentation des marchés beaucoup plus poussée qu’auparavant. Cela se traduit par une surabondance de l’information, ce qui pousse les acteurs économiques d’une manière générale à opérer avec plus de sélectivité. La nouvelle toile de fond présente alors une grande hétérogénéité des catégories de consommateurs et une montée de l’innovation incrémentale des firmes, lesquelles s’inscrivent dans des environnements de plus en plus complexes et instables. La connaissance étant de plus en plus reconnue comme source première de compétitivité.

De nouveaux enjeux voient ainsi le jour. L’entreprise doit produire, répartir et stocker de manière optimale les connaissances dans l’organisation afin d’augmenter la performance de la prise de décision, ce qui a conduit à la naissance de la gestion des connaissances (knowledge management). De nouvelles pratiques et orientations du travail émergent pour pallier cette surabondance de l’information et plaider en faveur d’une meilleure gestion des connaissances, à savoir une exploration de nouvelles connaissances en plus de l’exploitation de connaissances existantes, ce qui exige par ailleurs d’éviter le piège de la myopie informationnelle. Plus que cela, ces évolutions supposent aux managers de repenser leur organisation, ses modes opératoires et en lui insufflant une posture plus proactive, plus agile et connectée avec son environnement ; en somme, des organisations plus intelligentes capables de capter les informations pertinentes et productrices de connaissances.

Dès lors, ces enjeux réhabilitent de nouvelles théories organisationnelles et in extenso de nouvelles pratiques managériales, portées par la prépondérance de l’information et du savoir dans nos économies. Les modèles d’« organisation apprenante » apparaissent comment autant de cadres qui président à la construction de l’organisation par et dans la connaissance.

Les organisations apprenantes : fonctionnement et enjeux

C’est dans ce contexte que les premiers travaux académiques de Chris Argyris et Donald Schön ont vu le jour à la fin des années 1970, en accordant à l’« apprentissage organisationnel » une place de choix dans les orientations stratégiques et organisationnelles des firmes. D’autres auteurs portent l’étendard du savoir comme source première de compétitivité à l’instar de Peter Senge3 ou encore Ikujiro Nonaka4. La connaissance devient alors un objet théorique incontournable dans le renouvellement des modèles organisationnels, et l’« organisation apprenante » se profile comme un modèle intégrant un développement et une production collective de la connaissance, constituant ainsi un gage de pérennité organisationnelle.

À l’instar de Koenig5 qui note que si la notion de courbe d’expérience – popularisée par le Boston Consulting Group au cours des années 60 – continue de retenir l’attention, l’apprentissage organisationnel fait aujourd’hui l’objet de travaux qui empruntent des approches radicalement différentes. Les auteurs explorent de plus en plus la voie de l’organisation apprenante pour décrire les effets d’apprentissage au sein d’une organisation. Apprenance, apprentissage ? Deux notions différentes aux dimensions complémentaires. Différentes car l’apprentissage relève, selon nous, de l’ordre du produit, tandis que l’apprenance relève, elle, plus du processus. Jean-Louis Le Moigne6 note à ce propos en citant P. Valéry7 : « L’action d’apprendre, la chose apprise, le produit de cette action et l’apprenance sont inséparables ».

C’est donc bien une intégration dialectique de ces deux notions qui forme le concept d’organisation apprenante. Le socle commun réside dans le rapport à la construction, à la production et à l’intégration d’une connaissance, mais l’apprenance revêt plus une dimension de pérennisation et d’évolution d’une connaissance produisant par là-même une génération du nouveau, et ce, sur une échelle tant individuelle, collective qu’organisationnelle. Elle naît d’une volonté d’apprendre à apprendre ensemble, dans et par les situations de travail, et porte en elle une visée de transformation ; l’organisation apprenante étant en soi un modèle pertinent aux enjeux transformationnels des organisations. Une des pierres d’achoppement entre l’apprentissage organisationnel et l’organisation apprenante se cristallise dans ce que Chris Argyris  nomme « l’apprentissage en double boucle », reposant et sur l’exploitation de connaissances existantes (apprentissage de niveau I ou simple boucle), et sur l’exploration de nouvelles connaissances, modifiant ainsi les façons de penser. Le premier niveau renforce les « routines », le second suppose une modification des schémas d’interprétation et la transformation de la base de connaissance première pour générer une nouvelle connaissance, par l’intégration de nouvelles méthodes, nouvelles connaissances, nouveaux outils d’analyse. L’organisation apprenante8 prône justement une autoréflexivité sur les situations de travail conduisant à une meilleure résolution des problèmes, et surtout par l’encouragement des apprentissages en double boucle, et ce, aux niveaux individuel et collectif. Cette approche qui s’inscrit dans un esprit de partage et délibération permet de dépasser le type d’apprentissage fondé sur les routines en puisant sa force dans l’exploration et l’élargissement à de nouveaux cadres de référence, propices à une meilleure appréhension et réduction de la complexité. Dans ce cadre, pouvons-nous enrichir nos représentations de l’action collective en les entendant comme productrices des connaissances qu’elles apprennent (apprenance), plutôt qu’utilisatrices ou applicatrices de connaissances qu’on leur apprend (apprentissage) ?

Les organisations apprenantes privilégient ainsi les apprentissages collectifs en vue d’organiser une progression collective des compétences. On ne se place donc pas dans la perspective de l’individu, mais dans celle de l’organisation ou de l’équipe. En effet, le développement isolé de l’expertise individuelle de chacun des salariés ne permet pas nécessairement d’assurer un développement global pour l’organisation. Et, dans ce contexte, on parle moins de qualification que de compétence. L’entreprise apprenante ne remplace ni l’entreprise formatrice, ni l’entreprise qualifiante : elle est d’un autre ordre. Son projet est l’organisation d’un système permettant le développement des compétences collectives et la constitution d’une mémoire organisationnelle9.

À quelles conditions, à quels prix ?

Tout d’abord, il revient au management de transmettre sa volonté d’apprendre à l’ensemble des collaborateurs, pour qu’ils deviennent des ambassadeurs de la nouvelle orientation afin de structurer le travail par la centralité de la connaissance. Convenons bien entendu que le système organisationnel se doit d’être stimulant, en termes incitatifs, en termes d’environnement de travail, conditions ergonomiques, de confiance, etc. Il incombe également aux dirigeants d’avoir une prédisposition à recruter des opérateurs désireux d’apprendre et enclins au partage. Le manager y joue également un rôle prépondérant et participe à toutes les étapes clés des processus de professionnalisation, tout en jouant le rôle de catalyseur-producteur. C’est ainsi, dans une visée systémique, que la culture de l’apprenance doit se diffuser aux différents niveaux de l’organisation, laquelle se révèle autoproductrice de ses propres connaissances et compétences par le jeu complexe de ses interactions internes et externes, qui la transforment, et qu’elle transforme. On est bien ici dans la co-construction génératrice de sens et de projets, où les principes d’action sous-tendus maintiennent l’organisation dans une trajectoire qui s’invente collectivement.

Sur le terrain, toutes les organisations sont plus ou moins apprenantes, du fait déjà que les frontières avec l’environnement sont devenues plus poreuses, plus permissibles, et que l’instabilité et la dynamique externe imposent à l’organisation de modifier, de changer, d’adapter et de s’approprier des espaces, par le développement de la connaissance. Toutefois, il existe des niveaux différents selon le degré d’intégration des principes de l’organisation apprenante, du degré d’ouverture, des relations, des processus, des métiers, des secteurs d’activités…

Si ce modèle augure de beaux jours à la compétitivité et à la pérennité des entreprises, il n’en demeure pas moins qu’il subsiste des facteurs structurels et contextuels10 limitant toute apprenance (cf. Encadré). Philippe Baumard11 ira jusqu’à tacler les chantres de l’organisation apprenante en rappelant la difficulté de susciter le désir d’apprendre, surtout d’un point de vue collectif, car la connaissance ne pourrait-être « ce pain réconciliateur ». N’omettons pas également les enseignements de Michel Crozier et d’Erhard Friedberg, sur les stratégies des acteurs, sous-jacentes aux vicissitudes auxquelles sont en proie les organisations : jeux de pouvoir, buts et intérêts divergents, zones d’incertitudes, stratégies individuelles qui minent les collectifs. Enfin, de par la nature même de la connaissance au travers de sa dimension tacite et difficilement extériorisable et transférable, il en convient que les modèles d’organisation apprenante sont mis en branle.

    

Conclusion

Le cadre théorique de l’organisation apprenante, porté par la dynamique des systèmes non linéaires, de la morphogénèse, de l’écologie de l’action humaine, des théories du sens, de l’émergence, des théories de la décision et de l’intelligence stratégique, des principes de spécularité et de récursivité, interpelle tout autant les décideurs, les dirigeants que les consultants dans la recherche de nouveaux repères. Ces champs dessinent la carte des constructions interactives et cognitives des connaissances, comme autant de possibles pour le développement des compétences, et in fine d’actions. Si les théories platoniciennes de la connaissance acquises par mimétisme (acception moderne de la routine organisationnelle12) perdurent, l’organisation apprenante porte en son sein l’heuristique et l’itération cognitive, qui jamais « ne s’achève absolument ; chaque création change, altère, éclaire, approfondit, confirme, exalte, recrée ou crée d’avance toutes les autres »13   

Notes

1.    De Jouvenel, 1995.

2.    Serge Proulx conçoit ces récentes évolutions qui forgent un « paradigme informationnel ».

3.    Senge, P. (1990). The Fifth Discipline: The Art and Practice of the Learning. Organization. New York: Doubleday Currency.

4.    Nonaka et Takeuchi, (1994). La connaissance créatrice. Belgique : De Boeck University.

5.    Koenig, Gérard (1994). L’apprentissage organisationnel : repérage des lieux. Revue française de gestion, pp. 76-83.

6.    Le Moigne, J.-L. (1996). Sur le projet d’une théorie complexe de l’apprenance. Dans L’organisation apprenante, faire chercher, comprendre, Tome 2 (Jeanne Mallet). Université de Provence.

7.    L’organisation apprenante. L’action productrice de sens, p. 23. Tome 1, Université de Provence, 1996

8.    Peter Senge, Watkins & Marsick, Pedlar, Schön, Jamali et al., Mallet et al.

9.    Ce qui est stocké par la capitalisation des connaissances.

10.  Sqalli, H. (2013). Conceptualisation de l’agilité au sein d’une organisation de grande taille : la pratique d’un grand groupe minier et industriel marocain, l’OCP. Sous la direction de Serge Agostinelli, Aix-Marseille Universités.

11.  Baumard, P. (1995, septembre-octobre). Les Chemins du Savoir de l’Entreprise.,, pp. 49-57.

12.  Nelson et Winter, 1982.

  1. Merleau-Ponty, M. (1964). L’œil et l’Esprit, Ed. Gallimard , p. 92.