Quels périmètres pour la communication financière des entreprises ?

Quels périmètres pour la communication financière des entreprises ?

De nos jours, la notion de la responsabilité sociale des entreprises (RSE) semble incontournable dans les discours des grandes entreprises ; mais que se cache-t-il derrière ces discours ? Est-ce un stratagème de greenwashing1 utilisé par les entreprises pour redorer leurs blasons ternis en ces périodes de crises aussi bien économique, sociale, qu’écologique ? Ou une réelle reconnaissance de l’entreprise de sa responsabilité sociale et un engagement sincère pour le développement durable ? Afin de répondre à ces questions, il convient de dévoiler non seulement ce que recouvre la notion de la RSE, mais également de l’appréhender dans son articulation au dispositif de l’agir communicationnel de l’entreprise.

Selon la définition de Samuel Mercier (2004 : 56), le concept de responsabilité sociale oscille entre deux extrêmes : d’un côté, l’entreprise est uniquement responsable vis-à-vis des actionnaires de la maximisation de la rentabilité financière ; de l’autre, elle est responsable des répercussions de ses activités vis-à-vis de tout acteur ayant un lien avec elle. La RSE recouvre donc une substance sémantique plurivoque qui, à la limite, la rend floue et controversée. Cette difficulté de définition découle de l’affrontement entre deux paradigmes : le paradigme dominant libéral selon lequel l’entreprise n’est responsable qu’envers ses actionnaires, et le paradigme émergent du développement durable (Combes, 2005) qui considère que l’entreprise devrait prendre en compte les attentes de ses parties prenantes et les répercussions de ses activités sur la société et l’environnement.

Ainsi, la nature et la portée de la communication de l’entreprise dépendent de la position du curseur entre deux extrêmes du même continuum définissant « de quoi » l’entreprise est responsable, « envers qui » et « en vertu de quoi ». D’un côté, selon l’approche actionnariale, l’entreprise se limite à une information financière obligatoire à l’attention des actionnaires ; de l’autre, elle divulgue volontairement des informations financières et extra-financières à l’ensemble de ses parties prenantes.

D’une communication financière et actionnariale…

La délimitation des périmètres de la communication financière dans le courant libéral découle de la conception de l’entreprise responsable exclusivement envers ses actionnaires. En effet, selon Milton Friedman (1970), la seule finalité de l’entreprise serait de maximiser les profits dans la limite du respect des lois. Le bien-être collectif ne serait pas obtenu par un comportement éthique des entreprises mais par la recherche de la maximisation du profit et la distribution du maximum de dividendes aux actionnaires qui sont libres de dépenser individuellement une partie de leur revenu pour le bien public. Ainsi, l’entreprise ne devrait pas dépenser plus qu’exigé par la loi pour financer des actions socialement responsables (visant, par exemple, à réduire les rejets polluants), parce qu’elle dépenserait de manière abusive l’argent des actionnaires pour le bien public. Pour Friedman, cela reviendrait à lui imposer des taxes déguisées et à décider de la manière de les dépenser ; or, il s’agit d’un acte politique dont seul le gouvernement devrait avoir le pouvoir. Si les activités de l’entreprise ont des répercussions négatives sur la société ou l’environnement, la responsabilité de les corriger reviendrait à l’État (par une taxation ou une interdiction de ces activités).

 " The business of business is business " 

Par cette vision de la RSE, la finalité et les frontières de l’entreprise sont clairement définies : l’entreprise n’est responsable qu’envers ses actionnaires de la création de valeur mesurée par un certain nombre d’indicateurs financiers. Cette responsabilité implique l’obligation d’informer les actionnaires, de répondre de ses actions, de les justifier et d’en supporter les conséquences (Mercier, 2004) à travers une information financière exacte, précise et sincère. Jusqu’aux années 1980, il s’agissait essentiellement de présenter les comptes et les états de synthèse de l’entreprise, permettant de renseigner notamment sur la structure de financement, la rentabilité, la solvabilité et les risques de liquidité et de faillite. Puis, on a assisté, en parallèle, à l’intensification de la concurrence, à l’internationalisation et la déréglementation financière, au désengagement des gouvernements du financement de l’économie, à l’évolution de la communication financière. En effet, celle-ci est passée d’une simple information comptable et financière obligatoire à une démarche délibérée de marketing financier ayant pour visée d’attirer, d’informer, de satisfaire et de fidéliser les actionnaires. Son objectif est d’améliorer la notoriété, la valeur et la liquidité des titres de l’entreprise (lorsqu’elle est cotée). Afin d’attirer le capital nécessaire à son développement, l’entreprise cherche à rendre sa communication financière plus attractive, à se différencier des concurrents et à promouvoir ses titres auprès de différents acteurs des marchés financiers (actionnaires, investisseurs, journalistes et analystes financiers notamment). C’est pourquoi elle cherche à divulguer des informations stratégiques en commentant ses résultats et en valorisant son capital humain, ses produits, son management, ses perspectives… (Léger, 2003)

La communication financière a connu une autre évolution vers le début des années 2000 lorsque les scandales financiers (Enron, Parmalat, Vivendi, Worldcom…) ont révélé à la fois les défaillances de l’information financière des entreprises et l’ampleur des fraudes, des manipulations comptables. Le cadre juridique a évolué et des normes de bonne gouvernance ont été établies afin non seulement d’encadrer plus strictement la communication financière des entreprises, mais aussi de sanctionner plus lourdement les fraudeurs. Il s’agit de l’un des principaux outils de contrôle et d’évaluation de l’action des dirigeants, d’amélioration de la transparence financière et de réduction des coûts d’agence dans l’intérêt des actionnaires.

… à une communication partenariale et responsable

La conception ultra-libérale de la grande entreprise coupée de son environnement et responsable uniquement envers ses actionnaires a été soumise à rude épreuve. En effet, durant ces dernières années, les scandales et les crises financières, les licenciements boursiers, les catastrophes et les rapports environnementaux ont tiré la sonnette d’alarme sur la responsabilité des entreprises perçues comme étant les principales causes des maux qui touchent l’économie, la société et l’environnement. Par ailleurs, les pressions sociales qui s’exercent sur les grandes entreprises (par l’« opinion publique », les médias, les ONG, les consommateurs, les scientifiques) contraignent celles-ci à reconnaître leur responsabilité éthique envers les acteurs sociaux, à réduire volontairement les externalités négatives de leurs activités et à adopter une démarche de développement durable. Le discours affiché serait de ne plus se limiter à la seule recherche de la performance économique et financière, mais d’intégrer les trois sphères du développement durable : la sphère économique (la création de richesses), la sphère sociale (la contribution au bien-être de la sociétéet la sphère écologique (la préservation des écosystèmes).

Cette démarche se traduirait par un comportement éthique et transparent dont une des implications majeures serait le dépassement du cadre légal de la communication financière. En effet, si dans certains pays, comme la France, les entreprises ont l’obligation de communiquer sur « la manière dont elles prennent en compte les conséquences sociales et environnementales de leur activité »2, ce n’est pas le cas dans de nombreux autres comme le Maroc où il existe un vide juridique sur cette question. La démarche de communication RSE représenterait la volonté délibérée de l’entreprise de définir son propre champ d’action RSE dans un effort de transparence et de communication volontaire d’informations extra-financières aux parties prenantes3. On passerait alors d’une logique de communication financière à une logique de communication responsable à travers la publication d’un reporting RSE basé sur des indicateurs de performance définis en fonction de leurs enjeux pour les différentes parties prenantes, des référentiels permettant la comparabilité des données publiées et présentant une évaluation globale et intégrée de l’entreprise qui mêle données financières et extra-financières (MEDEF, 2012). Ce reporting renseignerait les parties prenantes sur les questions centrales en lien avec la gouvernance d’entreprise, le respect des droits de l’homme, l’amélioration des relations et conditions de travail des employés, fournisseurs et sous-traitants, la réduction de l’empreinte écologique de l’entreprise, la loyauté des pratiques, la lutte contre la corruption, la protection des consommateurs, l’insertion sociale des communautés et le développement local (Source : Normes ISO 26000). 

Toutefois, la communication RSE est loin de faire l’unanimité. Elle est critiquée, aussi bien par les ultralibéraux, qui s’inquiètent de son impact financier négatif, que par les altermondialistes qui présentent la RSE comme une façon de se dédouaner face à l’intervention de l’État. En affichant des engagements RSE ambitieux, l’entreprise s’offrirait une marge de liberté et couperait l’herbe sous les pieds de la régulation par les pouvoirs publicsLes détracteurs de la communication RSE s’interrogent également sur la valeur des engagements pris par les entreprises qui peuvent être en décalage avec les engagements réels. Ils n’hésitent pas à présenter la communication RSE comme un stratagème cynique de marketing (appelé greenwashing) qui viserait à présenter une image déformée de la réalité en utilisant quelques actions ponctuelles et superficielles afin d’embellir la réputation de l’entreprise ou de détourner l’attention du public des véritables impacts de ses actions.

Par ailleurs, parmi les sceptiques, d’aucuns pensent que la principale motivation exprimée par les dirigeants ne consiste pas à améliorer le bien-être social ou à rendre l’environnement plus propre mais à répondre aux attentes des milieux financiers et des agences de notation extra-financière4. D’ailleurs, quelle crédibilité peut-on accorder à certaines entreprises autoproclamées « citoyennes » alors qu’elles excellent dans l’art de l’optimisation fiscale et de la recherche des paradis fiscaux (Krichewski, 2012) ?

Une communication responsable… et stratégique

Allant plus loin, les universitaires de Harvard, Michael Porter et Mark Kramer (2006, 2011) rejettent à la fois la conception néoclassique de la RSE et la vision citoyenne et philanthropique de la RSE. L’entreprise ne doit ni « tempérer » son succès économique afin de créer de la valeur pour la société, ni sengager dans des actions de charitéPorter et Kramer recommandent plutôt lintégration de la RSE au cœur de la stratégie de lentreprise pour créer de la « valeur partagée » en conciliant performance économique et satisfaction des attentes des parties prenantes. La création de la valeur partagée serait une source de meilleure performance économique et d’avantage concurrentiel. Elle serait notamment source d’innovation (par la recherche de solutions technologiques, de processus et de formes organisationnelles plus écologiques), de réduction des coûts opérationnels (par une meilleure utilisation des ressources notamment) et d’amélioration de la productivité de la qualité, de l’engagement des employés (par l’amélioration des conditions de travail notamment).

Par conséquent, la communication financière devient ici une communication stratégique dont le but serait de faire adhérer les parties prenantes aux processus de création et de répartition de la richesse. Il s’agirait non seulement d’expliquer aux parties prenantes la politique de développement durable de l’entreprise et l’évolution de ses impacts, mais également de les impliquer dans une démarche de co-construction de la stratégie RSE. Le but serait donc d’instaurer une « démocratie participative » (Allouche et Charpateau, 2012) qui nécessiterait au préalable, d’un côté en interne, la sensibilisation, la formation et la mobilisation des salariés autour du projet commun de développement durable et d’un autre, en externe, la cartographie des parties prenantes, l’identification et le classement de leurs attentes, l’organisation du dialogue et le choix des outils de communication et de concertation avec elles.

Ainsi, la communication RSE ne pourrait être crédible que si elle était co-construite, sincère, « transparente », éco-conçue (en appliquant les engagements environnementaux au choix des supports de communication) et reposant sur la présentation de faits et de résultats compréhensibles (en évitant les chiffres vertigineux et les contenus inadaptés au grand public), pertinents (répondant aux attentes des parties prenantes) et vérifiables.

La situation marocaine en question

Autrement dit, le contenu et la portée de la communication financière de l’entreprise dépendent du sens conféré à la RSE qui est, lui-même, fonction des approches théoriques ainsi que de leurs modalités d’analyse. Dans le cadre de ces approches partenariale et stratégique, la responsabilité sociale des entreprises constituerait effectivement un nouveau paradigme communicationnel qu’il serait intéressant de vérifier et d’étudier dans le contexte marocain. Quelle est la situation réelle de l’entreprise marocaine face à la « communication responsable » ? Existe-t-il un benchmark international afin de situer la réglementation marocaine par rapport aux standards internationaux en matière de communication financière et surtout extra-financière ? Ne serait-il pas pertinent de mener une étude de cas portant sur les bonnes pratiques de communication des entreprises marocaines considérées comme les plus performantes en matière de responsabilité sociale ? La réponse à ces questions permettra de vérifier dans quelle mesure les entreprises marocaines adoptent une démarche de communication responsable, de dialogue et d’engagement citoyen avec leurs parties prenantes. 

 

Bibliographie

  • Allouche, J., & Charpateau, O. (2012). Ethique et parties prenantes: les enjeux philisophiques . In J. Allouche, Encycolpédie des ressources humaines : théories, instruments, méthodes, auteurs. Paris.
  • Combes, M. (2005). Quel avenir pour la responsabilité sociale des entreprises ? Management et avenir , 6.
  • Freeman, R. (1984). Strategic management : A stakeholder approach. Boston: Pitman.
  • Friedman, M. (13 septembre 1970). The social responsability of business is to increase its profits. The New-York Times Magazine .
  • Krichewsky, D. (03 décembre 2012). Etat et entreprise : qui crée du bien public ? Les limites de la «responsabilité sociale» des firmes. Le Monde Economie .
  • Léger, J. (2003). La communication financière . Paris: Dunod.
  • MEDEF (mai 2012). Guide Méthodologique – Reporting RSE.
  • Mercier, S. (2004). L’éthique dans les entreprises . Paris: La découverte «Repères».
  • Porter, M., & Kramer, M. (Janvier-février 2011). Creating Shared Value. Harbard Buiness Review .
  • Porter, M., & Kramer, M. (Décembre 2006). Strategy and Society: The Link Between Competitive Advantage and Corporate Social Responsability . Harvard Business Review .
  • Sircome. (2014). Livre blanc de la communication RSE. From http://www.com-rse.fr

 

1.     Le greenwashing ou l’écoblanchiment désigne l’utilisation abusive ou mensongère de l’argument écologique dans la publicité ou l’étiquetage.

2.     En 2014, dans le cadre de la Loi Grenelle II (2010), cette obligation concernera 2500 entreprises françaises de plus de 500 salariés et millions d’euros de total de bilan ou de chiffres d’affaires qui devront publier un rapport extra-financier.

3.     Les parties prenantes (stakeholders, en anglais) sont définies par Freeman (1984) comme « tout groupe ou individu qui peut affecter l’atteinte des objectifs de l’entreprise ou être affecté par celle-ci ». Il s’agit des actionnaires, des salariés, des clients, des fournisseurs, des pouvoirs publics, de la société civile (ONG, associations…), etc.

4.     Depuis une quinzaine d’années, les agences de notation extra-financière évaluent et notent les entreprises et les États au regard de leurs pratiques Environnementales, Sociales et de Gouvernance (ESG), domaines non pris en compte par la notation financière traditionnelle.