Comment l’état bloque les coopératives?

Comment l’état bloque les coopératives?

Quelle a été l’incidence de la crise sur les coopératives et comment ces dernières y ont-elles résisté ?

Les résultats des études1 réalisées aussi bien par le BIT que par d’autres partenaires démontrent que les coopératives ont beaucoup mieux résisté à la crise que les autres formes d’entreprises.

Pour vous donner un exemple, une banque suisse à Genève a dû licencier plus de 10 000 personnes travaillant dans ses succursales étrangères, alors qu’au même moment la Raiffeisen Bank, une autre banque suisse, mais constituée sous forme de coopérative, a continué d’embaucher et a même pu augmenter son excédent autour de 24%. En France, les  sociétés coopératives ouvrières de production  (SCOOP) n’ont licencié personne. Aux Etats-Unis, les coopératives d’habitat n’ont pas subi le choc des subprimes. C’est en particulier aux Etats-Unis, mais aussi en Allemagne et en Suisse, que les coopératives ayant respecté les valeurs et les principes coopératifs ont démontré leur résistance.

Ceci s’explique par le fait que dans les SCOOP, les employeurs sont également les employés. Or, on ne se licencie pas soi-même, ce qui  oblige les gens à trouver d’autres solutions pour faire face à la crise. En outre, les coopératives de crédit ne vont pas en bourse, elles sont donc à l’abri de la spéculation, et ce sont elles qui généralement résistent le plus. Les coopératives ne délocalisent pas non plus, lorsque ça va mal, contrairement aux autres institutions ; elles ne laissent donc pas les gens sur le carreau.

La logique des coopératives n’est pas la concurrence mais la coopération. Ainsi, quand vous avez cinq coopératives agricoles, elles ne se concurrencent pas mais se regroupent en union de coopératives, qui se réunissent elles-mêmes en fédérations, lesquelles s’agrègent de même en confédérations.

Quand on privilégie l’homme au capital, la sédentarisation à la délocalisation, la coopération à la concurrence, on favorise ce faisant les éléments qui ont contribué à leur plus grande résistance. Il faut donc voir les coopératives comme un moyen de relance.

Je suis convaincu que les coopératives représentent le meilleur type d’entreprise pour relancer la croissance économique et la prospérité. Mais pour cela, il faut des conditions minimales : créer un cadre légal et institutionnel propice et changer de manière globale les systèmes politiques et économiques qui ont montré leurs limites. Il existe pour cela des alternatives politiques et économiques. Je prône un système politique de concertation qui fait que chaque fois qu’un gouvernement prend un acte d’envergure, il se concerte avec la société civile et les principaux concernés. Je milite pour la concertocratie2 (comment je gouverne) plutôt que pour la démocratie qui n’est plus aujourd’hui que l’organisation d’élections. Je milite également pour le concertalisme3 en tant que nouveau système économique. Comme vous le savez, tout système économique est soutenu par un système politique, et dans ce cas précis la concertocratie sous-tend le concertalisme.

Le programme développé par l’OIT en faveur des coopératives est le plus important du monde. Pourquoi l’OIT milite-t-elle pour les coopératives ?

Il y a deux raisons à cela : l’une historique, l’autre «philosophique». Le service des coopératives a été créé en 1920 et fut le premier service de coopération technique du BIT créé en 1919. La coopérative est la seule forme d’entreprise qui existe dans la constitution de l’OIT4, et ce parce qu’Albert Thomas,  qui fut le premier directeur général du BIT et qui était également membre du conseil d’administration de l’Alliance Coopérative Internationale, avait réussi à l’imposer. Par ailleurs, c’est également l’unique service qui a gardé son nom depuis 1920. Une entreprise produit des biens et des services, qu’elle appartienne à l’économie sociale ou non. Le BIT a toujours prôné  la responsabilité sociale de l’entreprise bien avant la prise de conscience actuelle sur le concept de l’économie sociale5

Philosophiquement, l’OIT prône toutes les formes d’entreprises et tente, pour chacune d’elles, de favoriser le concept de travail décent, qui repose sur 4 principes : le respect des normes nationales et internationales du travail ; un emploi qui garantit une rémunération permettant de faire face à ses besoins ; le droit pour le travailleur de se constituer en syndicat et de bénéficier de la protection sociale.

Quand le BIT fait la promotion des entreprises, il considère qu’une «entreprise normale» a une responsabilité sociale, alors que le principe de la responsabilité sociale est déjà «intégré» dans le concept de coopérative. On trouve dans les coopératives les idéaux entrepreneuriaux que prône le BIT (l’homme avant l’argent). Elles offrent donc déjà un cadre idéal.

Quel est l’impact socio-économique des coopératives dans le monde ?

Voici quelques chiffres pour vous donner la mesure de ce que représentent les coopératives dans le monde : elles fournissent 20% d’emplois de plus que les multinationales. Dans le monde, un habitant sur 6 est un coopérateur. Un habitant sur 2 bénéficie ou vit au bénéfice d’une coopérative. Par ailleurs, on observe que les coopératives pénètrent plus facilement les secteurs abandonnés par le privé et l’Etat. Rappelons encore une fois que leur importance est d’autant plus accrue qu’elles affichent une préoccupation sociale au-delà du seul profit économique.

Qu’en est-il du Maroc et de sa coopération avec le BIT ?

Je suis surpris du retard du Maroc en matière de promotion des coopératives, au regard de ce qui se passe ailleurs, notamment  dans des pays comme le Burkina, le Cameroun, le Nigéria, le Kenya, le Brésil, où les coopératives d’épargne et de crédit, voire des banques coopératives dans lesquelles l’Etat n’exerce que sa fonction régalienne à l’exclusion de toute ingérence dans la gouvernance et la gestion, jouent un rôle très important dans le développement économique.

On observe de manière générale que c’est dans les pays qui ont subi un fort contrôle de l’Etat pendant la période coloniale et postcoloniale que la démocratisation une fois autorisée a conduit à une plus forte autonomie des coopératives. En revanche, dans les pays arabes, l’éclatement a été moindre. Au Maroc, on constate que les gens attendent tout de l’Etat. Il existe un esprit de dépendance très fort. La coopérative prône l’autonomie et l’indépendance, or l’aide est toujours liante. Aujourd’hui, dans le cadre de l’INDH, on dit aux gens : «Regroupez-vous, on va vous donner des crédits». Mais ce n’est pas la bonne démarche. La bonne démarche consisterait à dire : «Réunissez vos faibles moyens pour qu’on vous donne des crédits», quitte à ce que l’Etat soutienne ce volet crédit. C’est d’ailleurs ce qui s’est passé en Allemagne ou au Canada pour contribuer au développement des coopératives et faire de celles-ci des entreprises autonomes, performantes et indépendantes de l’Etat.

Le Ministre des Affaires Economiques et Générales, Nizar Baraka, a présenté fin mars une nouvelle stratégie destinée à développer les coopératives. Quelle lecture faites-vous de cette stratégie au regard de la recommandation 193 ?

La recommandation 193 dit que les gouvernements devraient prendre des mesures pour garantir un traitement égal entre les coopératives et les autres formes d’entreprises, garantir leur autonomie et leur indépendance. Je n’ai pas pu avoir le document auquel vous faites allusion et ne sais donc pas s’il y a  une  politique nationale incitative à la promotion des coopératives au Maroc. Cette politique doit tracer les  grandes lignes de la promotion du secteur et son élaboration doit être faite de manière concertée avec les coopérateurs, le gouvernement et les autres acteurs du mouvement coopératif du Royaume. Je ne connais pas le processus qui a été suivi au Maroc. Est-ce que la démarche est partie de la base ? Que ce soit au Congo, au Cameroun, en Guinée-Bissau, en Erythrée… dans tous ces pays où j’ai travaillé, la démarche a été la même, à savoir :

1ère étape : les coopérateurs de toutes les régions s’organisent en atelier pour identifier leurs problèmes et suggérer des solutions, et ce sans être encadrés par qui que ce soit. Des représentants de toutes les branches d’activités sont ensuite désignés au sein de ces ateliers régionaux.

2ème étape : l’Etat recommande un expert national ou international pour faire un diagnostic sur les coopératives au plan légal, institutionnel, de formation… Il établit ensuite un rapport. A ce stade, il y a donc deux matières : les rapports issus des ateliers et celui de l’expert.

3ème étape : organisation d’un séminaire national où se retrouvent les coopérateurs, les consultants, les ONG, les centres d’excellence, les donateurs, les Nations-Unies… Les deux rapports fournissent la matière première de la réflexion et permettent de formuler des recommandations. Celles-ci sont remises aux experts qui les déclinent en un document de politique nationale. Ce document trace les lignes en termes de législation, de formation, d’intégration des coopératives à l’économie, de promotion de la femme, de restructuration des services publics susceptibles d’avoir une influence sur la promotion des coopératives.

4ème étape : adoption de la politique nationale de promotion des coopératives par le gouvernement.

5ème étape : adoption d’une loi régissant  les coopératives, rédigée conformément  aux orientations politiques et  validée par un nouveau séminaire national avant d’être votée.

L’Etat n’a plus alors qu’un seul rôle : vérifier son application. Il n’y a aucune raison à l’ingérence de l’Etat dans le fonctionnement des coopératives. On a l’impression qu’au Maroc l’idée «cachée» est de les contrôler. Mais il faut refuser cela car ce sont des entreprises privées. Pour éviter les coopératives fantoches, on peut par exemple préciser dans la loi que :

- La création d’une coopérative doit être issue d’une étude de faisabilité validée par la fédération à laquelle elle doit adhérer.  En l’absence de fédération performante, il est difficile, voire impossible, d’avoir un mouvement coopératif fort et performant dans un pays.

- La fédération doit auditer les coopératives car l’Etat n’en a pas les moyens. Pourtant, l’audit de toutes les entreprises, privées ou publiques, est indispensable  pour prévenir les erreurs, les fraudes, les détournements et garantir la fiabilité des états financiers. 

Ce secteur, encouragé depuis l’Indépendance par les Pouvoirs Publics, peine toujours à décoller. Au regard d’autres expériences, quelles sont pour vous les principales raisons de ce retard ?

Indiscutablement, l’ingérence de l’Etat est un facteur de blocage important. En Afrique sub-saharienne, le retrait de l’Etat est plus perceptible qu’au Maroc. Pourquoi autant de représentants de l’Etat sont-ils présents dans les coopératives ? Pourquoi l’Etat doit-il nommer le directeur d’une coopérative qui est une entreprise privée ?

Par ailleurs, on dit que les coopératives sont exonérées d’impôts ; mais pourquoi dans ces cas-là doivent elles reverser 2% de leur excédent à l’ODCO6 ? Ne s’agit-il pas là d’un impôt déguisé ? De même, pourquoi verser à l’ODCO la réserve intangible en cas de dissolution ?

L’accès aux financements et les RH figurent parmi les principales difficultés des coopératives. Que peut faire le gouvernement ? Avez-vous connaissance d’expériences qui ont pu régler cette problématique ?

En matière de financement, il va y avoir un sommet extraordinaire des chefs d’Etats africains en septembre 2010 à Lomé sur «le rôle des coopératives et la relance». Ce sommet va être précédé d’un forum des ministres et des experts. Un des résultats attendus est d’arriver à la création d’une banque africaine de développement des coopératives et des collectivités locales avec la mise en place de 3 fonds :

- Un fonds de garantie : les coopératives souffrant de l’accès aux financements, ce fonds va, comme son nom l’indique, se spécialiser dans la garantie apportée aux coopératives.

- Un fonds d’investissement, qui aidera à financer les investissements nécessaires aux coopératives.

- Un fonds de promotion qui, contrairement aux deux premiers, qui revêtent un caractère d’affaire, aura un caractère social. Ce fonds va aider à la réforme des coopératives en matière de formulation des lois, d’éducation, de formation…

Par ailleurs, la recommandation 193 de l’OIT développe la possibilité d’autofinancement du mouvement coopératif à travers la création de banques coopératives. Au Maroc, il y a environ 7000 coopératives. Si chacune d’elles donnait 1000 dhs, il existerait de quoi constituer deux banques. L’appui du BIT ne consiste pas à chercher de l’argent mais surtout à dire qu’il y en a déjà et qu’on peut le mobiliser.

Une institution indépendante qui s’occupe des coopératives devrait voir le jour au Maroc. Les gens paieraient pour une formation s’ils y voyaient leur intérêt. Ils le font bien pour leurs enfants, pourquoi pas pour eux ?

Le gouvernement cherche à encourager le regroupement des coopérations, notamment via les GIE pour qu’elles soient plus fortes en termes de commercialisation. Qu’est-ce que cela vous inspire ?

Je trouve que les GIE sont dangereux pour les coopératives, sauf à titre ponctuel. On parle ici d’une organisation avec une responsabilité illimitée de ses membres. Ce qui signifie qu’en cas de faillite, vous êtes poursuivi sur vos biens privés. Pourquoi ne pas favoriser plutôt le regroupement sous forme d’union de coopératives ou de fédérations ? Il revient à l’Etat de tracer un cadre et de l’expliquer aux gens pour qu’ils puissent choisir en connaissance de cause. En Afrique, on a mal compris ce qu’étaient les GIE (concept qui n’existe d’ailleurs qu’en France, vous ne le trouvez pas dans le droit allemand ou anglais). Ils ont été créés pour permettre aux grands groupes qui ont des besoins spécifiques, de résoudre leurs problèmes par la mutualisation d’un certain nombre de choses. En Afrique, on a amené ce concept aux pauvres.

Il y a quelques années, j’étais dans un pays pour une étude sur la filière diamants. Je suis allé là où les gens creusent. Pour 100 dhs de diamants vendus, 1 dh allait à celui qui creusait. J’ai fait un travail de sensibilisation  pour qu’ils se constituent en coopérative afin d’exporter leur production. Aujourd’hui, l’Etat dit : «Tant qu’il n’y a pas de coopérative, il n’y a pas d’exportation », ce qui est une manière d’encourager le développement de ce secteur.

Comment le BIT peut-il favoriser la promotion des coopératives ?

Le Maroc a connu une coopération avec le BIT  par le passé, dans le domaine des coopératives, et je pense qu’il faut réitérer cette expérience. Cette coopération peut prendre par exemple la forme d’un appui au processus de réforme.

Ainsi, il y a environ 15 ans au Bénin, un projet de loi sur les coopératives est arrivé à l’Assemblée nationale. Les Béninois ont ensuite organisé un 1er séminaire national pour la réforme coopérative. Le projet de loi faisait partie des documents de travail. Les gens ont beaucoup discuté… Finalement, le ministre a décidé de retirer le projet de loi car il n’avait plus aucun sens au vu des discussions.

Il existe dans les pays francophones d’Afrique une instance appelée Organisation pour l’Harmonisation en Afrique du Droit des Affaires (OHADA) -soutenue par la France, le Canada et la Belgique. On trouve par ailleurs dans ces pays une école administrative qui forme des juges avec une cour commune des affaires (un secrétariat général). Cette organisation a élaboré des textes sur le  droit des affaires. Les pays membres ont adopté un acte uniforme pour  toutes les sociétés à l’exception des coopératives. L’OHADA a été saisie par la conférence panafricaine coopérative qui, à son tour, a saisi le BIT et lui a demandé de les aider à rédiger un acte uniforme sur les coopératives. Si les pays du Maghreb pouvaient avoir une loi commune sur les coopératives, le BIT pourrait leur apporter une aide technique (loi, réforme). Soit une loi commune, soit présentée devant chaque parlement… Cela permettrait de faciliter les échanges.