Vie virtuelle, vie réelle : mêmes trajectoires ?
Il y avait cette phrase de Morpheus dans Matrix1 pour expliquer l’image d’une personne dans la matrice : « C’est la projection mentale de ton moi digital. » Il s’avère que le personnage principal (Néo) était déjà pris dans la matrice et que cette fiction relevait du sempiternel combat entre l’homme et la machine. Au-delà de l’intrigue, des pistes de réflexion anticipées de la question de l’identité numérique sont suscitées dans ce film à succès. Autre clin d’oeil intéressant, le nom Morpheus n’étant pas fortuit : Morphée est en effet la divinité qui garde les portes du rêve, du désir et de l’illusion.
Un profil virtuel n’est-il pas une illusion, une porte d’entrée à un espace de liberté (quasi) impossible dans une vieréelle ? Pour quelles raisons certains utilisateurs des réseaux sociaux prolongentils/ elles leurs identités réelles sur la toile, alors que d’autres ne le font pas ou peu, voire affichent plusieurs identités tout en y transfigurant la réalité dans un ailleurs idéalisé ? Les quatre profils identifiés issus de l’étude quantitative menée par le Cesem, centre de recherche de HEM, à savoir l’affectif, le communicateur, le mobilisateur et l’observateur, comportent des nuances, voire se recoupent dans leurs pratiques (virtuelles ou réelles), ou bien font émerger, une fois interrogés, des éléments nouveaux jusque-là invisibles ou implicites lors de notre première analyse. Il nous a ainsi paru pertinent de poursuivre notre effort de compréhension et d’interprétation des pratiques et motivations à l’aune de la question du gap entre vie réelle et vie virtuelle de ces quatre profils, qui non seulement légitiment les questions posées précédemment, mais également enrichissent davantage l’identité ou les identités, pour reprendre le titre de l’excellent papier d’Evelyne Grossman2.
Nuances, paradoxes et continuum
Force est de rappeler le caractère multiple du concept d’identité. Pour preuves, les observateurs que l’on a qualifié de passifs, récréatifs, procrastinateurs, s’avèrent pour la plupart avoir des attributs de mobilisateurs dans la vie réelle (choix tranchés, comportement sélectif et raisonné, etc.). Les différences d’usage sur la toile provenant de leur ancrage plus fort dans la vie réelle, et également du fait qu’ils sont plus dans la réflexion que dans la spontanéité. Ceci étant conforté par les analyses lexicales et sémantiques : utilisation moins importante du « je » et plus fréquente des substantifs chez les observateurs, proportions quasi égales de verbes performatifs et d’action chez les observateurs et les mobilisateurs, champ lexical de la méfiance plus prononcé chez les observateurs.
Dans le même ordre d’idée, la nuance que l’on peut apporter sur les communicateurs virtuels est qu’ils ont dans la vie réelle des traits de caractère de mobilisateurs. Paradoxalement, les mobilisateurs virtuels ne le sont pas autant dans la vie réelle. Il est intéressant d’étudier la frontière parfois très mince entre ces deux profils cousins, qui, en fait, se recoupent dans des logiques d’engagement, mais c’est surtout leur complémentarité et leur articulation online/offline qui accroissent l’efficacité de leurs actions : les mobilisateurs initient sur Internet et les communicateurs le font davantage dans l’espace public. Les raisons avancées : dans l’action militante (dénonciation d’un fait, ralliement autour d’une cause…), les mobilisateurs en général se libèrent plus sur le Net et manifestent plus leur peur sur l’espace public ; un seul interviewé se comporte à l’identique en offline et online. Dernière nuance que l’on qualifiera comme un comportement de fait, le mobilisateur virtuel qui, de par son activité professionnelle associative, intègre toutes les composantes de ce profil, tandis que dans sa vie réelle, il en est autrement.
Existe-t-il donc un « prolongement » de l’identité réelle sur le net, ou bien une émergence de ce que l’on a qualifié de « rupture » des pratiques réelles ? Tel est l’aboutissement illustré par ce continuum où figurent ces quatre gradations :
- Similitude : les pratiques réelles et virtuelles se recoupent sensiblement.
- Amplification : le Net accentue d’une manière significative les pratiques réelles.
- Initiative : les réseaux sociaux sont un espace où les logiques d’engagement et d’initiation d’actions prévalent. Les différences d’investissement accompagnent des usages pluriels des réseaux sociaux entre publication d’information, collaboration forte ou faible coopération.
- Rupture : les pratiques offline sont sensiblement différentes des pratiques online (et les réseaux sociaux sont un espace prépondérant dans la vie de l’utilisateur).
Nous avons mené une série d’entretiens semi-directifs auprès des quatre profils d’utilisateurs. Pour plus d’informations, veuillez vous référer à l’encadré sur la méthodologie.
1. La similitude : les communicateurs ou le prolongement des pratiques
Au niveau des comportements en termes de pratiques informationnelles, la similitude est plus frappante chez les communicateurs où il existe un équilibre dans leur rapport « médias classiques/ web média » : ils relayent et creusent une information sur le Net, tout en gardant un intérêt marqué pour la presse, la radio et la télévision ; et cette pratique est relativement intense dans cette catégorie de profils. Les observateurs interrogés, quant à eux, sont moins boulimiques tout en gardant un œil très critique en recoupant des informations ici et là. Quand ces derniers vont sur la toile, leur pratique informationnelle s’effectue beaucoup moins sur les réseaux et préfèrent les sites d’informations spécialisés, aussi restent-ils très sélectifs dans leur choix et gardent souvent une distance par rapport aux choses. Hypothèse ? Cette catégorie s’inscrit plus dans la réflexion longue et ont un besoin de mûrir les choses.
L’analyse lexicale menée auprès d’eux révèle une utilisation du pronom personnel « je » moins marquée que les autres profils, un style très argumentatif et un univers de références très objectif. Ce qui ressort également au niveau de la similarité des comportements réels-virtuels chez les communicateurs est leur activité engagée : ils communiquent autour d’eux dans les deux espaces sans initier (ou de manière peu significative) un mouvement. Enfin, ils restent créatifs, réactifs et émotifs en off comme en online ; empruntant des univers de référence des sentiments et de l’imaginaire.
2. L’amplification : les mobilisateurs et les communicateurs se bousculent
De notre analyse des résultats se dégage une tendance générale qui conforte une amplification équilibrée chez les communicateurs et mobilisateurs. En effet, Si les communicateurs sont très impliqués sur Viadeo et Linkedin, ils le sont au moins en offline car ils préfèrent le Net par souci d’économie, de gain de temps et d’efficacité de leur action. Trouver une opportunité d’affaire ou un nouveau travail s’effectuent principalement sur Internet. Dans la majorité des cas, leur gap réel/virtuel s’accroît également lorsqu’il s’agit de sociabilité : ils considèrent que l’apport des réseaux sociaux est plus conséquent (rapidité de transmission de l’information, ciblage facilité, enrichissement du réseau…). Enfin, Twitter est venu accroître leur besoin de rester toujours connecté.
Concernant les mobilisateurs, c’est surtout l’emploi de plus en plus prégnant encore une fois de Twitter qui amplifie leurs actions engagées. Cet outil leur permet notamment d’influencer, communiquer et d’initier. Généralement, ils sont beaucoup plus impliqués et initient et mobilisent davantage online, contrairement à notre hypothèse de départ. La nuance ici réside dans le fait que même si les mobilisateurs mènent des activités associatives ou politiques dans la vie réelle, ils ont plus de facilité à dénoncer un fait ou rallier autour d’une cause dans l’espace virtuel.
3. L’initiative : des mobilisateurs engagés et relayés par des observateurs sur le terrain
Au niveau des pratiques informationnelles, les mobilisateurs préfèrent généralement le Net aux médias classiques de par l’immédiateté et l’interactivité qu’offrent les médias sur cet espace. Ils empruntent également un univers référentiel de la méfiance lorsque l’on analyse leur discours en ce qui concerne la pertinence des informations provenant de la presse et de la télévision. Ils accordent alors davantage de crédibilité à l’information online et créent et relaient du contenu informationnel (blogs, articles).
À cet effet, les observateurs et les mobilisateurs sont les seuls profils interrogés qui appartiennent à des réseaux sociaux « de niche » : plateformes communautaires non connues du grand public. Les mobilisateurs considèrent l’online comme un support incontournable pour le prolongement de leur action où ils sont relayés par les communicateurs, d’autres mobilisateurs, mais aussi par des observateurs, contre toute attente.
Ces observateurs, passifs sur le Net, expriment tout leur potentiel de mobilisateur dans la vie réelle, contrairement à nos hypothèses de départ. En effet, il y a des initiatives claires sur l’espace public d’observateurs virtuellement éteints. Ce qui nous mène à dire que l’efficacité d’une action engagée nécessite l’articulation des mobilisateurs et communicateurs virtuels, et des observateurs réels. Leur non-engagement sur le Net est dû à leur cyberscepticisme poussé et leur besoin et préférence à « être des hommes de l’ombre », parole d’un observateur-mobilisateur.
4. Les affectifs en rupture
Les réseaux sociaux comme un espace prépondérant d’expression de non-retenue restent l’apanage des affectifs que l’on n’a pas évoqués jusque-là. Pour cause, ils creusent vraiment le gap réel/ virtuel en investissant une majeure partie de leur temps sur la toile, en se divertissant, « en flânant » pour reprendre l’expression d’un interviewé, et en avouant qu’ils sont là essentiellement parce qu’ils se sentent « exister » à travers les rencontres et les discussions avec des inconnus, choses qu’ils ne feraient pas ou beaucoup moins dans la vie réelle. À la question : « Considérez-vous la toile comme un prolongement de la vie réelle ?», ils y répondent « oui » sans sourciller ! Autres réponses intéressantes, lorsque l’on demande aux affectifs trois mots pour qualifier les réseaux sociaux, on obtient des termes comme « la détente », « le divertissement », « le soutien », « se perdre », et même « solitude ». Ils entretiennent des liens relativement forts socialement (dans la vraie vie), mais beaucoup plus encore online, où ils ressentent le besoin incessant qu’on les réconforte, qu’on « like » à tout va leurs posts. Ils sont à l’affût des notifications sur Facebook et ne rechignent pas à accepter des inconnus ou aller les chercher sur les sites de rencontre ou Facebook.
A contrario, ils restent très timides dans la vraie vie.
Finalement, nous ne pouvons trancher aisément cette question de gap entre virtuel et réel, plusieurs cas de figures se présentent (résultats repris dans la figure n°2). Un élément important ressort toutefois de ces entretiens. La méfiance de plus en affichée à l’égard des médias sociaux de la part de tous les profils, ce qui pourrait s’expliquer par l’effet « big brother is watching you », de la prise de conscience généralisée que chacune de nos actions laisse une trace.
L’identité numérique n’est-elle pas justement un ensemble de traces que l’on dépose et qui sont alimentées par celles des autres ? L’identité repose sur ce que l’on dit (traces profilaires) et comment cela est perçu.