Noureddine Cherkaoui
Professeur universitaire et économiste.Il a obtenu un doctorat en économie des ressources humaines, option GRH. Publications Actes du Forum annuel des dirigeants d’entre...
Voir l'auteur ...Ressources humaines, désespérément
Si une vision moderne de la fonction des ressources humaines et la gestion prévisionnelle des emplois et des compétences ont suscité des travaux importants et des pratiques concluantes dans les pays avancés, voire même dans les multinationales installées au Maroc et dans certains grands groupes nationaux, elle ne semble pas encore entrée dans les mœurs d’une grande partie de nos dirigeants.
Une analyse historique permet de mieux comprendre le déficit accumulé par les entreprises marocaines, dans le domaine des RH1. Les années 60, qui correspondent au démarrage de plusieurs chantiers importants, se sont traduites par une croissance rapide de l’effectif des personnels techniques ou administratifs, croissance dont les dirigeants des entreprises publiques et privées pensaient qu’elle allait se poursuivre et que l’ajustement des ressources humaines serait aisé du fait de la nécessaire politique de remplacement des expatriés et des colons, et de la nouvelle dynamique des politiques économiques et sociales à mettre en œuvre (plan de développement de 1960 -1964).C’est dans ce contexte qu’il aurait fallu concevoir une véritable politique de gestion des RH. Au lieu de cela, deux attitudes : la fuite en avant ou le fait de considérer que ces paramètres de la gestion moderne des entreprises étaient secondaires. Les responsables RH se sont cantonnés dans une logique purement administrative.
Avec les PAS, rien de nouveau…
Les années 60-80 ont été dominées par une gestion quotidienne de dizaines, centaines, voire plusieurs milliers d’agents, répartis en un grand nombre de catégories, d’échelles et d’échelons, régis par des dispositions complexes et en perpétuel changement…
Cependant, avec l’avènement des programmes d’ajustement structurels (PAS), les nouveaux modes de gestion des entreprises marocaines exigeaient de plus en plus, la construction d’un tableau de bord ou plus largement d’un outil maniable et sûr, permettant à la fois le traitement routinier des situations individuelles et des simulations globales, indispensables à la préparation sérieuse des budgets et aux discussions fréquentes avec les organisations syndicales (pour les secteurs privé et public) mais aussi avec les bailleurs de fonds (secteurs public et semi – public). En même temps, il fallait se doter d’un instrument de réflexion sur le long terme et ce dans l’intérêt aussi bien du personnel que des dirigeants.
Or, à l’heure actuelle, rares sont les administrations, voire les entreprises privées, qui disposent d’un tel outil. On peut s’étonner que des organismes de grande taille n’aient pas forgé depuis longtemps une telle batterie d’instruments d’aide à la décision qui permettent plus ou moins facilement le passage à une véritable GPEC2. En 2006, l’étude sur l’administration publique confiée au cabinet Mc Kinsey s’est inscrite dans une logique globale de modernisation des secteurs publics, avec la mise en place de nouveaux outils de GRH, intégrant de nouveaux types d’organisation, de systèmes de gestion informatisée du personnel de l’Etat, et même une nouvelle grille salariale incluant une partie variable dans les salaires du secteur public, des mesures annoncées par le gouvernement de l’ex-Premier ministre Driss Jettou…
Des PME/PMI encore plus à la traîne
Le retard accumulé est encore plus flagrant dans les entreprises de moindre envergure. Si on veut tenter un recoupement des données empiriques fondées sur des enquêtes relatives à la FRH3 et des données tendancielles à travers les rencontres de l’AGEF4, deux critères sont à retenir pour appréhender la place des PME/PMI dans le tissu économique (valeur 2007). Elles en représentent 95%, si l’on s’en tient aux chiffres de la direction des statistiques, qui tiennent compte uniquement des entreprises déclarées, et 99,60%, si on prend comme base le nombre total d’entreprises, informelles comprises.
Avec 35 000 entreprises dans le secteur informel, et des PME structurées qui contribuent à 33% des exportations du Maroc, les pratiques RH sont à la traîne, avec la prédominance d’une conception de gestion administrative pure du personnel, sans aucune préoccupation concernant les facteurs de valorisation des RH ou de gestion prévisionnelle des emplois, des compétences et des carrières.
Les données quantitatives exploitables ne concernent donc qu’un échantillon d’entreprises nationales et multinationales structurées, ayant une fonction RH, et qui, en ce qui concerne la GRH, vivent des évolutions remarquables, voulues ou imposées par les contraintes de la mondialisation. Ces données ne peuvent à aucun moment refléter la situation objective des PME qui dominent le tissu économique national et qui sont encore dans une gestion simple du personnel, beaucoup plus issue du bon sens et des effets d’expérience.
A partir de ce constat, que représentent en 2008, dans l’échantillon interrogé, le management des ressources humaines et la fonction RH ?
Que disent les chiffres ?
L’enquête du cabinet DIORH, conduite sur le mode quantitatif, à travers des questionnaires administrés en face à face avec des DRH représentant 105 entreprises qui ont fourni des informations complètes et fiables, permet d’aboutir aux constatations suivantes.
On constate une conception moderne de la gestion prévisionnelle des RH où apparaît la nécessaire mise au point de techniques de gestion du personnel élaborées (méthodes de qualification, systèmes d’appréciation ou même, à petites doses, méthodes de valorisation des ressources humaines).
Le service du personnel (DRH ou direction du développement humain, comme certains patrons souhaitent l’appeler) ne doit plus être un service administratif isolé mais doit intervenir très fréquemment auprès de la hiérarchie pour l’aider à réaliser, à mettre en oeuvre ses responsabilités en matière d’emploi et de développement des hommes, sur les plans opérationnels et également stratégiques.
En 2001, 79,8% des entreprises déclaraient connaître des difficultés dans l’exercice de la fonction RH. En 2004, elles sont encore 77,6% à déclarer vivre ces difficultés. Ce pourcentage élevé serait-il inhérent à la nature même de la fonction appelée à gérer la complexité humaine ?
A travers l’enquête de 2004, 84,10% des DRH des entreprises nationales et 72,10% de celles des entreprises multinationales signalent des difficultés multiples dans l’exercice de leur fonction, résumées dans le tableau suivant :
En tête des doléances, l’insuffisance de compétences pouvant accompagner, suivre et mettre sous contrôle des systèmes de GPEC, avec tout ce que ces systèmes exigent en termes d’outils et de processus RH. Elle a été évaluée à 57,50% au niveau global, et à 52,90% en ce qui concerne les effectifs dédiés à la fonction RH.
Si les performances semblent intéressantes pour la participation à l’élaboration de la stratégie de l’entreprise, l’élaboration et la mise en œuvre des stratégies RH ou la conduite du changement, il semblerait que les difficultés qui bloquent les responsables RH dans la mise en œuvre de nouvelles pratiques, et notamment en matière de GPEC, se situent au niveau des budgets de fonctionnement insuffisants (39,10%), du statut rigide des directions générales (18,40%), et de leur manque d’appui (12,60%).
Le manque d’implication de l’encadrement (49,40%), autre indicateur très inquiétant, témoigne d’un manque de confiance des cadres vis–à–vis de leurs structures, d’un problème de fuite devant les responsabilités ou pire encore, d’une vraie crise des élites des entreprises marocaines ou installées au Maroc. Un cadre d’un grand groupe disait d’ailleurs récemment : «Au Maroc, la responsabilité équivaut à des ennuis, à des tracasseries au quotidien et à un stress permanent». Ce type de point de vue indique l’incapacité des entreprises à mobiliser leurs compétences au quotidien, et encore plus quand il s’agit de gérer leur stratégie à moyen ou à très long terme.
Par ailleurs, parmi les difficultés évoquées, la virulence des syndicats et de leurs représentants par rapport à cette problématique n’est citée qu’à hauteur de 14,90%
Enjeux et défis actuels
A travers ces données quantitatives, le GRH5 doit actuellement, et plus dans le futur proche, décrire de manière très complète et très claire, les éléments qu’on peut incorporer dans le modèle de sa FRH et de sa GPEC. Il doit aussi énumérer et analyser les règles de gestion intégrées dans son modèle, en vue de garantir les performances de son entreprise. Il doit exposer la procédure utilisée pour calculer le coût du changement des règles de gestion et les incidences de diverses modifications du déroulement des carrières.
En fait, il doit présenter les résultats du modèle qu’il retient : calcul des crédits budgétaires nécessaires, prévision des flux de recrutement, gestion des procédures de départ (volontaire ou par démission), promotions de grade et d’échelon, départs à la préretraite ou à la retraite, et plans de carrière qui exigent un budget formation, d’où l’intérêt de disposer de tableaux de bord des ressources humaines.
Si l’on se réfère à l’enquête du cabinet Diorh, les outils et pratiques en place sont très en deçà de ce que l’on pourrait attendre :
Pour mener à bien son travail, le GRH doit naturellement maîtriser la littérature sur les modèles de gestion actuelle et prévisionnelle des effectifs et des compétences du personnel. Or, au Maroc, l’entreprise ou l’administration commencent seulement à considérer le personnel comme l’un des moyens nécessaires pour atteindre un objectif déterminé: satisfaire la clientèle ou remplir une mission de service public.
Les recrutements externes peuvent permettre de remplir les emplois vacants et le personnel présent initialement doit être évalué pour y contribuer aussi. Logiquement, ces modèles n’excluent pas des substitutions, c’est-à-dire le licenciement de travailleurs dont l’emploi est supprimé, les départs volontaires, les préretraites, les externalisations, la sous-traitance, la co-traitance, le redéploiement et l’embauche de nouveaux collaborateurs mieux adaptés aux emplois à tenir. Toutes ces pratiques prennent de l’ampleur durant ces dernières années, avec les mutations rapides de l’emploi au Maroc et les turbulences que connaissent certains bassins d’emplois.
Mais il est tout à fait possible aussi d’introduire d’autres règles de gestion qui prévoient la conversion des travailleurs à de nouveaux postes. C’est précisément ce que l’on trouvera dans les modèles, où il faut combiner deux séries de règles comme satisfaire certaines attentes du présent ou à la date initiale d’un schéma directeur RH ou d’une embauche, et répondre aux besoins en main-d’œuvre de l’entreprise.
Les problèmes de gestion des effectifs et des compétences ne peuvent être traités sans formalisation et le GRH doit prendre soin d’en présenter tous les détails. Mais le gestionnaire public ou privé doit aussi se poser d’autres questions. Quelles sont les règles ou les contraintes qu’il est nécessaire d’introduire dans le modèle ? D’où viennent-elles et par quels facteurs sont-elles gouvernées? A travers cela, on peut signaler le besoin de la mise en place et la généralisation de nouveaux outils de GRH.
Les outils GRH disponibles
Sur les trois premiers critères, de grands chantiers restent ouverts pour les responsables des RH des entreprises de grande et de très grande taille, (et a fortiori pour ceux des PME), surtout du fait de leur poids dans le tissu économique et social marocain. Quant au critère relatif à la formation qui semble atteindre de bonnes performances, les chiffres semblent incontestables, mais on peut douter de l’efficacité des actions de formation réalisées.
Les lenteurs observées sur le terrain, dans la conception puis la mise en application des schémas directeurs de GPEC – les processus ont parfois exigé plus de quatre ans – montrent les difficultés de mise en œuvre des trois premiers critères.
Quant au recours à l’entretien d’appréciation des performances, il entraîne des résistances chez les cadres, qui considèrent que ce type de procédure crée une mauvaise ambiance et même parfois des conflits avec les collaborateurs, et ensuite chez les salariés, qui voient dans les systèmes d’appréciation un moyen de régler des comptes ou de justifier des licenciements.
Les grilles salariales sont encore plus problématiques, du fait de la rareté des outils préalables, tels que les descriptifs de postes, les référentiels de compétences, les fiches d’évaluation ou encore les systèmes fiables de pesée des emplois et des postes.
Des dirigeants responsables
Les insuffisances en gestion des ressources humaines relèvent de la responsabilité des dirigeants des entreprises, cantonnés dans une vision en grande partie administrative et de gestion à court terme, et même si les grandes structures passent progressivement vers une vision de gestion prévisionnelle, notamment des emplois et des compétences, rares sont celles qui ont l’entière volonté de passer vers une vision de développement humain systématique, aussi bien sur le plan individuel que collectif.
Malgré les changements des directions générales, les grands renforts de moyens financiers pour certaines de nos entreprises, les mesures d’aide soit de l’Etat, soit d’organismes étrangers, de nombreuses entreprises continuent à échafauder plan de redressement sur plan de redressement, sans pour autant s’en sortir et ce, surtout, au niveau de la gestion des emplois et des compétences.
La principale défaillance, indépendamment de la pénurie de compétences6 ,semble provenir essentiellement de l’absence d’une stratégie clairement définie et conçue à partir d’un véritable et honnête diagnostic global. En effet, la plupart des entreprises de notre pays souffrent de l’absence d’une vision et d’objectifs précis fixés à l’avance7. Dans les fortes turbulences actuelles et en raison des incertitudes liées à la mondialisation, cette pratique du «pilotage à vue» est devenue impossible. Les entreprises connaissent de nouveaux enjeux. La politique générale de l’entreprise doit s’inscrire dans un «plan de vol» préétabli.
La rétro-inspection d’une part et l’analyse sérieuse de l’environnement de l’entreprise d’autre part, sont les seules voies de salut pour des entreprises créatrices de richesse et par conséquent d’emplois. Le point de départ de tout plan de redressement réside dans l’élaboration de ce qui est désigné de nos jours par le terme de «diagnostic stratégique», qui intègre systématiquement un diagnostic RH, au même titre que les autres diagnostics inhérents à l’entreprise. En effet, pour être efficace, le dirigeant doit s’imprégner des nouvelles méthodes de management stratégique, qui englobent tant la réalité interne qu’externe de l’entreprise et spécialement en matière de GPEC.
Si on est convaincu qu’il n’y a de richesses que d’hommes, la GPEC devient alors un impératif, et non un luxe, à peine évoqué dans les colloques ou sur les plateaux des émissions télévisées… Dans le cadre de la dernière rencontre du Forum interafricain des ressources humaines tenue en mars 2008 à Casablanca, les participants, représentant plus de quinze nationalités, ont considéré que le Maroc était très avancé dans le domaine de la gestion des ressources humaines. Par rapport à quoi et par rapport à qui ?...