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Manal EL ABBOUBI
Professeure à l’Université Mohamed V, Rabat. Elle est chercheure associée à HEM Research Center et à EGiD (Etudes sur le Genre et la Diversité en Gestion) à l’Université de Liège (Belgique). Elle détient un doctorat en sciences économiques et de gestion de HEC Ecole de Gestio...
Voir l'auteur ...Traduire pour mieux agir
La Chaire Innovations sociales d’Economia, HEM Research Center s’est fixé comme objectif de combler le fossé criant entre le monde académique et celui de l’entreprise, Aussi, elle focalise son action dans la quête de valeur partagée et de sens pour les parties prenantes qui l’entourent et autour des thématiques porteuses de potentiel de développement et de valeur ajoutée. Pour ce faire, la Chaire travaille sur des contenus innovants et sur une démarche d’intervention de nature sociologique.
Alors que travailler sur des thématiques liées à l’innovation sociale (IS), la responsabilité sociale de l’entreprise (RSE) ou le développement durable (DD) engage les managers dans une dynamique de l’éco-socio-conception inter-organisationnelle avec des rôles différenciés et des intérêts parfois contradictoires, cette dynamique recèle des particularités qui la rendent complexe.
Premièrement, les contenus des thèmes abordés (IS, RSE, DD ou autres thèmes liés) sont des concepts porteurs d’une complexité de compréhension et d’interprétation (Acquier et Aggeri, 2007). Entre la démarche instrumentale qui prône le recours à des outils managériaux intégrés stratégiquement dans l’entreprise, et la démarche exploratoire qui pose les fondements d’une nouvelle régulation (Vandangeon-Derumezet al., 2013), les parties prenantes impliquées dans ces processus détiennent, développent et défendent des postures et des compréhensions singulières, certes légitimes, mais potentiellement influentes (favorablement ou défavorablement). Travailler sur l’innovation sociale renvoie à repenser les pratiques managériales en insistant sur leurs impacts sociaux et sociétaux. Bien que cela puisse paraître louable, un impact social n’est confirmé comme positif que lorsque les bénéficiaires et les parties prenantes impliquées le proclament, d’où l’importance d’une clarification conceptuelle et une homogénéisation des intérêts des parties prenantes.
Deuxièmement, la démarche fournie – combien même imbibée de volonté de coopération – reste souvent fléchie par l’hétérogénéité des intérêts des acteurs de l’écosystème, et par l’absence d’un dénominateur commun capable de créer et de maintenir un collectif engagé dans un processus d’innovation.
Et troisièmement, les processus de changement inhérents à la mise en place des stratégies ou d’outils IS (ou autres thèmes y afférents) font émerger des controverses quant au type de management de changement à déployer. Pichault (2009) explique une méthodologie d’accompagnement de changement par un management de type polyphonique, à travers lequel les responsables managériaux déploient une stratégie face à des groupes d’acteurs dont les intérêts divergent des leurs. En opposition à cela, Foucault (1975) avance un management de type panoptique qui mettrait en avant la décision d’innovation imposée par des décideurs « éclairés » tentant de conduire le changement de façon à favoriser son adoption de manière collective. Il s’agit d’un processus d’intéressement dans lequel les porteurs d’innovation cherchent à traduire le projet dans divers registres afin d’actionner une appropriation collective et durable.
La sociologie de la traduction (ou la théorie de l’acteur réseau) (Akrichet al., 2006 ; Callon, 1986 ; Dubois, 2007) offre les bases théoriques de cette recherche de concertation avec les parties prenantes dans les processus d’innovation. Elle est devenue populaire avec l’histoire des coquilles Saint-Jacques de la Baie de Saint-Brieuc, dans laquelle Callon analyse, a posteriori, les controverses liées aux possibilités de maîtriser la culture des coquilles Saint-Jacques afin d’en augmenter la production, et ce, entre les scientifiques et les délégués professionnels de marins pêcheurs. Bien que la sociologie de la traduction soit conçue comme un schéma de gouvernance fonctionnel basé sur une démarche analytique utile pour le décodage a posteriori d’un processus d’innovation, Dervauxet al. (2011) la proposent comme une méthode alternative de gestion des innovations, avec un cadre plus normatif qu’analytique, dans lequel les chercheurs explorent les actions à mener, pour mobiliser les parties prenantes autour d’un projet commun.
Appliquée en sciences de gestion, et particulièrement dans les projets de la Chaire Innovations sociales, notamment dans les cycles du Laboratoire des IS, la sociologie de traduction se voit comme un outil de connexion entre les différentes parties prenantes mettant l’accent sur leurs interrelations et leur chaînage, pour constituer progressivement un collectif révélateur d’une innovation dont les impacts sociaux positifs sont partagés globalement. Dans cette posture, la recherche-intervention de la Chaire IS s’intéresse aux personnes impliquées dans les projets d’innovation sociale, les objets, les concepts, les artefacts… considérés comme des médiateurs qui, selon Latour (2006, p. 58) « transforment, traduisent, distordent et modifient le sens ou les éléments qu’ils sont censés transporter ». À travers une analyse normative, le chercheur adopte une démarche de traduction, dans un processus apprenant et itératif, à travers lequel il passe par plusieurs étapes : 1) contextualiser pour comprendre les intérêts des parties prenantes présentes et potentiellement intéressantes ; 2) problématiser en formulant un énoncé susceptible de fédérer les acteurs autour d’un projet commun ; 3) détecter les moments clés à partir desquels une dynamique irréversible est créée ; 4) actionner des dispositifs d’intéressement capables de créer, consolider et sceller les interconnexions entre les acteurs ; et 5) garantir la pérennité en passant d’une logique de projet à une logique de routine, dans laquelle de nouveaux acteurs s’agglomèrent au noyau du réseau pour élargir son spectre et lui donner plus de consistance et contribuer à mieux partager la valeur ajoutée du projet.
Le rôle de la recherche-intervention basée sur la méthodologie de la traduction des logiques managériales des acteurs est de fournir aux organisations engagées dans des processus d’innovations sociales, des référentiels théoriques clarifiant les contenus et les concepts utilisés (ou à utiliser), et une démarche normative qui, quand elle est réussie, produit un mouvement de convergence des parties prenantes autour d’une innovation, dont le sens et la valeur ajoutée seront partagés. N’est-ce pas cela une manière de rendre la théorie au service du manager ?
Bibliographie
Acquier, A. et Aggeri, F. (2007). Une généalogie de la pensée managériale sur la RSE. Revue française de gestion, vol.34, n°180, p.131-157.
Akrich, M., Callon, M., Latour, B. (2006). Sociologie de la traduction : textes fondateurs. Paris : Presses de l’École des Mines.
Callon, M. (1986). Éléments pour une sociologie de la traduction. Année sociologique, vol. 36.
Dervaux, A., Pichault, F. et Renier, N. (2011). L’apport de la théorie de l’acteur-réseau à la professionnalisation de la GRH en milieu hospitalier. Journal d’économie médicale, vol. 29, p. 62-73.
Dubois, M. (2007). La construction métaphorique du collectif : dimensions implicites du prêt-à-penser constructiviste et théorie de l’acteur-réseau. L’année sociologique, vol. 57, p.127-150.
Foucault, M. (1975). Surveiller et punir. Naissance de la Prison. Paris : Gallimard.
Latour, B. (2006). Changer de société, refaite de la sociologie. Paris : La Découverte.
Pichault, F. (2009). Gestion du changement. Perspectives théoriques et pratiques. Bruxelles : De Boeck Coll.
Vandangeon-Derumez, I., Grimand, A., Schaeffer, P. (2013). Le processus d’appropriation d’une démarche RSE par des acteurs organisationnels. Actes de laXXIIe conférence de l’AIMS. Clermont-Ferrand.