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Aziz Iraki
Aziz Iraki (Rabat, Maroc, 1953) est architecte-géographe, professeur à l’Institut National d’Aménagement et d’Urbanisme de Rabat. Ses recherches et études portent sur les questions de développement rural autour de l’évaluation des politiques publiqu...
Voir l'auteur ...Le(s) territoire(s) » à travers l’expérience marocaine
I. Le territoire défini par le juriste
S’interroger sur la notion de territoire nous amène en premier lieu à le considérer à l’image du juriste, comme un cadre spatial dans lequel une communauté exerce un pouvoir politique et institutionnalise avec des limites de souveraineté. Cette dernière repose sur le principe de territorialité, un pouvoir politique par la médiation du sol (Badie, 1997). C’est cette médiation qui délimite une communauté politiquement pertinente.
Cet aspect institutionnel forme une base du découpage entre les nations (territoire national), puis a l’intérieur du national, des territoires infranationaux : régional, provincial, communal… Ces territoires infranationaux institutionnalisés dépendent, au-delà de leurs limites géographiques, du pouvoir politique exerce par la communauté concernée en termes de compétences juridiques et de moyens financiers et humains (niveau de décentralisation). Mais deux éléments s’imposent, quel que soit le niveau de décentralisation : la délimitation géographique qui implique des droits et obligations a la population qui réside dans les limites de ce territoire par rapport au territoire voisin, et les interactions politiques entre élus, population et autres acteurs autour de ce que permettent les ressources locales et missions gérées par le territoire institutionnel concerne (région, commune…).
Ici, la notion de territoire est figée par son volet institutionnel relevant du droit.
Bien entendu, on peut toujours réfuter cet aspect du territoire institutionnalise dès que la question des interdépendances économiques qu’implique la mondialisation est mise en équation. Mais l’objectif, ici, est de fixer une notion qui peut prendre plusieurs colorations.
En effet, si la définition même d’une collectivité territoriale permet des interactions politiques, elle ne définit pas pour autant un intérêt général propre à la collectivité qui surplomberait les intérêts particuliers. Au Maroc, la commune, collectivité territoriale la plus ancienne, sans cesse renforcée depuis 1976, vit toujours les logiques de circonscriptions des élus —chaque élu défendant les douars de sa circonscription électorale, (Tozy, 2006). La planification communale mise en avant en 2008[1]à travers les Plans communaux de développement(PCD) était censée redonner aux communes le sens même de cet intérêt à travers l’émergence d’un ≪ projet de territoire ≫ au cours de l’élaboration de cette planification stratégique. Le procédurier propose par la Direction générale des collectivités locales (DGCL) aux communes justifiait cela par la prise en main par la commune de son développement ; l’espace communal ne devant pas rester un réceptacle des projets des divers départements ministériels, des organismes d’aide internationaux ou des acteurs associatifs[2]. L’expérience a fini par faire remonter une somme énorme de projets de mise à niveau relatant les desideratas de tous les acteurs locaux sans moyen d’arbitrage, loin d’orienter vers ≪ un projet de territoire ≫ mais constituant une banque de projets. La pression des demandes des élus sur les gouverneurs et la DGCL a fini par faire adopter une nouvelle démarche par la DGCL[3] : le Plan d’action communal (PAC) impliquant davantage les moyens financiers de la commune sur des durées de six ans et s’articulant aux niveaux supérieurs. Toutefois, quelles que soient ≪ l’artificialité ≫ du territoire communal et la difficulté ≪ à faire communauté ≫, il permet de l’interaction politique autour de ressources et de missions entre un corps élu et une population. Des expériences émergent aussi, mettant en exergue des maires charismatiques ayant un fort leadership et permettant de parler d’un territoire qui se construirait sur la base d’une action collective. Il y aurait matière a les documenter davantage.
Au Maroc, l’autre collectivité territoriale située au cœur de la décentralisation proposée depuis 2011, reste la région. Là, il nous serait difficile de parler de véritable interaction politique (entre les acteurs locaux) autour de compétences propres. En effet, ces compétences sur le développement économique ou sur les routes rurales[4] sont peu connues ou restent floues pour l’électeur, a l’inverse des compétences propres de la commune par exemple qui concernent d’abord tous les services de base (eau potable, assainissement, électrification, transport, hygiène, etc.).
La région n’est pas encore visible et les dernières élections de septembre 2021 – mélangeant le même jour élections locales et régionales, et élections législatives – n’ont fait qu’accentuer ce flou. Ici, le territoire administratif doit d’abord devenir visible pour sa population. Mais à condition de ne pas changer indéfiniment leurs limites administratives (et leurs compétences juridiques), ces territoires finiront par s’imposer comme lieu d’interaction politique.
II. Le territoire par le bas
A l’oppose, les géographes ont surtout fait émerger autour du territoire la notion de territorialité tirée de l’éthologie (l’étude du comportement des espèces animales), à partir de l’observation des animaux qui marquent leur territoire. Les espaces seraient pratiques, représentes, pour être appropries. L’Homme reste un être social. Vivre, survivre demande une action collective, par une communauté, autour des ressources naturelles. Le territoire et ses différentes échelles se construiraient sur la base de cette action collective. Ainsi, les populations rurales au Maroc ont forme et forment encore des communautés autour de cette action collective. La tribu, au-delà de ses aspects lignagers et de recours a un ancêtre commun était construite sur la base de la défense commune (ou de l’extension) du territoire tribal, des alliances à opérer, des espaces d’échanges à sécuriser… Elle formait alors un territoire, certes aux limites fluctuantes au gré des rapports de forces avec les tribus voisines, mais elle rejoignait (jusqu’a la pénétration coloniale) le territoire a institutionnalisation traditionnelle. Si cet état de fait a disparu actuellement, nous pouvons encore observer ses incidences sur les différentes tractations autour des découpages administratifs délimitant des régions, ou des communes. Plus que cela, d’autres territoires s’imposent encore par cette action collective définissant une communauté. Ainsi en est-il du douar, du ksar et du dchar, bien que relevant d’une volonté administrative, ce sont avant tout des unités de base résidentielle ou une communauté gère des ressources naturelles (eau, terre de culture, de parcours, foret) et/ou développe des règles et institutions d’un vivre ensemble (partage des corvées des charges collectives, désignation de médiateurs, de régulateurs de la gestion de l’eau…) propres à son territoire (Iraki et Tamim, 2013). Ce territoire a aussi ses limites par rapport aux communautés voisines, limites qui se définissent par un finage (espace englobant l’ensemble des terres appropriées et gérées par les résidents du douar), mais aussi par le droit de participer aux décisions collectives concernant le douar dans ses limites, règles et institutions traditionnelles évoluant en fonction des besoins[5]. Cette définition du territoire par le bas rejoint pleinement celle développée précédemment en termes de limite de souveraineté, mais ces institutions coutumières ne sont pas reconnues comme des collectivités territoriales.
A l’image de ces territoires ruraux, le milieu urbain fait aussi émerger des territoires par le bas, autrement dit sur la base de construits sociaux. Ainsi en est-il des quartiers d’habitat non règlementaire qui intéressent une population allant jusqu’à 60 % de la population urbaine dans plusieurs villes du Maroc (Iraki et Letellier, 2009). Ils se caractérisent par une action collective permanente de leurs habitants pour obtenir et négocier l’équipement, la restructuration et enfin la régularisation foncière de leur quartier : les mêmes conditions de vie et de lutte qui forgent un ≪ nous ≫ qui mobilise au-delà des appartenances ethniques et autres.
Ainsi, à l’inverse du territoire institutionnalise, le territoire par le bas s’impose par lui-même en tant que force politique ; la question étant : jusqu’où et comment l’État va-t-il intégrer ces territoires par le bas dans la gestion territoriale ? Va-t-il leur donner un statut de collectivité territoriale, de comité de concertation, de contrepoids à une collectivité territoriale existante… ou les gérer par l’informel ?
Dans le cas du douar, la situation présente montre des acteurs publics encore loin de se mettre d’accord, ne serait-ce que pour une délimitation géographique commune des établissements humains. Chaque acteur a sa propre logique. D’abord, le Haut-Commissariat au Plan a sa liste de douars usant de ≪ districts de recensements ≫ regroupant des établissements humains (en dehors de toute référence aux collectivités ethniques traditionnelles), une logique de recensement de la population. Ensuite, le Département de l’intérieur, s’appuie sur les mokadems, et use toujours de ces références pour délimiter des circonscriptions électorales. Enfin, les départements techniques comme l’Office national de l’électricité, électrification rurale (ONEE) ont une logique propre au secteur. Leur liste de douars diffère, puisque basée sur une masse de population minimale ou sur le degré d’éloignement d’un établissement humain du réseau.
Un arbitrage est nécessaire même, si la Commission spéciale pour le nouveau modèle de développement (CSMD) insiste sur sa prise en compte dans les actions de développement.
En milieu urbain, l’action publique n’a que très peu reconnu ces territoires. Là aussi, les départements agissent en fonction de leurs objectifs ; de relogement ou de recasement pour le Département de l’habitat, d’injections de certaines ressources aux jeunes et aux ONG dans le cas de l’Initiative marocaine pour le développement humain (INDH, phase I et II) à travers les quartiers-cibles, de mise en place de nouveaux outils de participation pour les organismes internationaux au nom d’une ≪ participation citoyenne ≫, etc. La prise en compte du social dans l’action publique finit bien par s’appuyer sur ces territoires qui s’imposent par la mobilisation et la résistance de leurs habitants, mais aucune instance ni loi ne vont jusqu’à proposer des comités de quartier dans les instances de concertation prévues par la nouvelle Constitution et dans loi organique relative aux communes.
III. Les aires fonctionnelles
Comme toujours, pour le géographe, le territoire pose aussi la question des échelles. Dans les territorialités des populations, l’espace résidentiel vient s’emboiter dans des espaces pratiques impliquant la ville toute entière, sinon un réseau de villes. Plus que cela, des flux intenses de population et de marchandises sous l’effet de relations d’interdépendance (résidence-travail, besoins-services) dessinent de plus en plus des aires [6]dites fonctionnelles. Elles concernent aussi bien les espaces d’étalement urbain et de conurbations crées autour des grandes villes que ceux de polarisation des populations rurales par les petites villes et centres ruraux dans des zones géographiques marquées par un faible taux d’urbanisation.
Les aires urbaines des grandes villes représentent une transformation de leurs périphéries par l’action conjuguée :
1) des délocalisations industrielles (de la ville-centre vers ses périphéries) ; 2) des opérations de relogement des bidonvillois(occupant des espaces convoites de la ville-centre) menées par des opérateurs engageant public et prive autour d’opportunités foncières ; 3) du développement de résidences fermées pour les catégories aisées (représentant de nouvelles offres des promoteurs immobiliers qui y trouvent des espaces de déploiement.Ils font se rencontrer un nouveau modèle d’habitat en phase avec les attentes et les aspirations d’une classe moyenne supérieure avec le développement d’un urbanisme de projets mené sous l’emblème de la ville verte ou de l’eco-cite[7]) ; et 4) du déploiement de l’habitat non réglementaire (sous l’action conjuguée d’une partie des populations de la ville-centre a la recherche de lots de terrains au moindre cout et de propriétaires fonciers qui morcellent et vendent des lots en dehors de toute règlementation).
Au Maroc, ces quatre dynamiques se font soit par la dérogation en urbanisme, soit par la multiplication de l’habitat informel. Elles mettent en exergue des aires fonctionnelles. En Europe, cela a concerné les reports d’une population urbaine sur les périphéries avec l’augmentation des couts du foncier dans la ville-centre, le développement des infrastructures de transport et les désirs de nature d’une partie des populations urbaines (Gallety, 2013). Elles se définissent ainsi comme une aire ou les liens résidence-travail concernent une majorité de la population. Mais, attention, au-delà de la relation résidence travail, les grandes villes finissent par développer une concentration des fonctions supérieures publiques (enseignement supérieur, sante…) et prive, la fonction de coordination, des compétences en capital humain, et des réseaux d’innovation et des interactions globales (relations internationales) qui marquent leur fonction de métropoles. Au niveau géographique, cela se traduit par la montée en puissance de rapports d’interdépendance plus ou moins discontinus entre les territoires.
La métropolisation suppose alors des capacités de connexion et une aptitude à s’insérer dans des réseaux de l’économie globalisée (CERTU, 2013). Cette définition de la métropolisation exclut une part des grandes villes marocaines, mais en inclut d’autres. Parallèlement, le processus s’articule toujours à une dynamique de périurbanisation. Ceci explique l’usage très prudent que nous faisons du terme d’aire métropolitaine. L’ensemble de ces logiques se fait autour des acteurs (publics et prives) qui agissent et interagissent pour développer une aire fonctionnelle qu’ils partagent. Cet aspect géographique milite, alors, pour considérer leurs mécanismes de fonctionnement. Or, force est de constater qu’il s’agit alors de structures pas toujours contiguës, souvent réticulaires, complexifiant davantage le travail du géographe et ses essais de représentation cartographique (Debarbieux et Vanier, 2002).
Par ailleurs, les aires fonctionnelles autour des grandes villes se distinguent surtout par la fragmentation et les chevauchements de pouvoir. Elles restent composées de plusieurs collectivités territoriales de base, alors que des collectivités territoriales supérieures (comme la région) y assurent des compétences limitées. Il y a bien absence d’une entité institutionnelle élue capable de ≪ diriger, de financer et de définir le cadre et les objectifs d’une action urbaine ≫ (Prost, 2005)[8]. Au Maroc, le dépassement de cette situation par la promotion de l’intercommunalité est encore loin de se faire. Sans revenir sur les raisons d’une non-institutionnalisation des aires métropolitaines (stratégie de gestion du pouvoir central, injonctions externes…), il faut reconnaitre que la fragmentation politique institutionnelle des aires métropolitaines a aussi un contenu social. Le processus d’étalement urbain concerne des types et couches sociales très différenciées qui finissent par créer des situations de coprésence entre des bidonvillois reloges, des classes moyennes supérieures en mal de verdure et une couche très hétérogène de ménages urbains à la recherche d’un foncier au moindre cout. Le caractère fonctionnel cache l’intégration de plusieurs morceaux d’espaces regroupant des populations aux demandes parfois divergentes, comme la demande pressante des populations les plus pauvres de bus de qualité fonctionnant avec une bonne fréquence contrecarrée par celle des résidents des cités fermées qui s’opposent à l’arrivée des bus à leurs résidences. Le renchérissement du foncier provoque par la présence de ces derniers (implantation des services et équipements prives ; établissements d’éducation prives internationaux, restaurants, salles de sport…) devient un obstacle à l’installation d’équipements publics. L’institutionnalisation d’une collectivité territoriale regroupant les aires métropolitaines reste certainement le moyen le plus direct pour provoquer les interactions politiques permettant de fédérer ces populations. A défaut, c’est le traitement ≪ juste ≫ de ces périphéries en termes d’équipement et services publics qui est demande aux pouvoirs publics, véritable défi a la régionalisation avancée au Maroc.
Par ailleurs, les petites régions autour des petites villes peuvent être définies comme des zones rurales qui fonctionnent largement autour d’un petit centre urbain. Une petite région correspondrait à une aire fonctionnelle de fait, produit du fonctionnement des marches locaux, d’initiatives publiques, et de recours et convergences des populations concernées. L’expérience montre que la fonctionnalité réside dans le fait que la petite ville forme un nœud qui assure des fonctions ou services varies qu’on ne peut rencontrer dans l’espace de la commune rurale, et qu’il est couteux pour la population d’aller chercher dans le chef-lieu de province, de préfecture ou de région. C’est donc d’un niveau supracommunal et infraprovincial qu’il s’agit ; il présente un caractère rural important et interpelle l’action publique quant à l’optimisation de la localisation de certaines actions publiques destinées aux populations rurales (équipements et services de proximité sociaux et d’appui à l’économie locale). La délimitation de ces aires fonctionnelles autour des petites villes permet de voir, là aussi, la somme de plusieurs communes rurales autour d’une commune urbaine ; une fragmentation du pouvoir que les pouvoirs publics ont aussi voulu dépasser par une intercommunalité très peu appréciée par les élus locaux. Le contenu de ces aires se retrouve bien dans les espaces pratiques par ces populations, mais ils ne relèvent ni d’une action collective ni des interactions politiques qu’imposent des compétences de collectivités territoriales.
Leur contour devient flou. Seule une action par le haut en les instituant en tant que collectivité territoriale) les renforcerait. Pour l’instant, la CSMD insiste sur le renforcement du Cercle, entité administrative relevant du ministère de l’Intérieur située entre la commune et la province. Un niveau qui correspond bien à ces petites régions, mais dont il faudrait d’abord redessiner les limites géographiques.
IV. Les limites de la construction du territoire par le projet
Depuis plusieurs années déjà, le terme de ≪ territoire de projet ≫ est utilisé dans différents documents de planification régionale tels que les Schéma régionaux d’aménagement du territoire (SRAT) ou les Plans de développement régionaux (PDR). Il désigne alors un cadre spatial ayant des caractéristiques socioéconomiques, des ressources naturelles, patrimoniales et humaines dites ≪ homogènes ≫ ou équi-problématiques. Ces caractéristiques le définissent comme cadre devant porter un projet de développement. En d’autres termes, ce sont ses propres ressources (qui peuvent être cachées) qui le définissent comme territoire (diffèrent du territoire voisin). Certes, dans toute démarche planificatrice, il est demande de faire des découpages du territoire régional en unités plus petites selon les axes de développement choisis, mais les concepteurs de ces cadres (le plus souvent des bureaux d’études techniques) ne les considèrent que comme un contenant. Leurs acteurs politiques et économiques ne seront mobilisés que dans un second temps.
Ils devront adhérer au ≪ territoire de projet ≫ propose et l’adapter à leurs propres logiques. L’expérience marocaine dans ce domaine montre la profusion de territoires de projet proposes dans les SRAT et ailleurs [SNAT (Schéma national d’aménagement du territoire), Plan Azur, Plan Émergence] ; ≪ territoire ≫ de l’arganier, de l’alfa, de la haute montagne, de l’oasis, de la race Timahdite…
Leur appropriation par les acteurs locaux devient une autre affaire. A cheval entre plusieurs collectivités territoriales, ils demandent une collaboration qui doit se traduire dans un projet d’intercommunalité. Or, s’agissant de gestion de ressources naturelles, nous ne retrouvons sur l’ensemble du Maroc que deux à trois cas d’intercommunalités (autour de la forêt et des pépinières par exemple).
Une situation qui s’explique souvent par la compétition politique dans laquelle se trouvent les élus présidents de communes, candidats aussi aux élections législatives. Ces dernières se déroulent justement dans des circonscriptions qui intéressent ces territoires de projet. La contribution de la région a la mise en synergie de territoires infrarégionaux est encore loin d’être acquise.
Le ≪ territoire ≫, cadre du projet, devient aussi une manière de gouverner à l’ère néolibérale. Au Maroc, cela s’est traduit par de grands projets (Bou Regreg,Tanger Med, Merchica) couvrant diverses fonctions (résidentielle, touristique, portuaire, environnementale…) sur une portion de l’espace (urbain et/ou rural).
Dans cette dernière, des pouvoirs et compétences juridiques exceptionnels sont donnes à une structure ad hoc gérée par un directeur désigne par le chef de l’État et ne dépendant que de lui. Un régime de l’exception qui écarte les collectivités territoriales et leurs élus. Il interpelle la notion de territoire comme lieu de l’interaction politique permettant l’action collective. Ici, c’est un lieu de confrontation et de négociation. Les décisions sont d’abord prises en amont pour subir la porosité du terrain. Les limites de souveraineté des collectivités territoriales concernées sont bafouées. Cette action par le haut permet certes des raccourcis (dans les circuits administratifs) que mettent en avant les technocrates, mais elles ne formeront jamais un territoire. ≪ Ces différents territoire de projets disparaitront avec la fin de leur projet respectif.
Dans le même sens, nous pouvons relever au Maroc le cas dit des ≪ territoires miniers ≫. Là aussi, et spécialement dans le plateau des phosphates géré par L’Office Chérifien des Phosphates (OCP), l’entreprise minière s’appuie sur les droits exceptionnels que lui procure la loi : celle d’exproprier pour cause d’utilité publique sur l’ensemble des espaces recelant des produits miniers. Ni les collectivités territoriales, ni les habitants concernes ne connaissent les délimitations des futures extensions de la mine. Des pâturages entiers sur des terres collectives sont retirés aux populations usagères. La mine et son mode d’exploitation ponctuent la vie d’une grande partie de ces populations. Elle devient l’un des organisateurs, sinon le principal organisateur de l’espace ; gestion du patrimoine immobilier de la mine, sa session, gestion d’une grande partie des réseaux techniques, création de centres de relogement, de Station d’épuration des eaux usées (STEP), évolution du transport des minerais et ses implications spatiales, unités de traitement du minerais et ses implications environnementales, création de nouvelles unités urbaines, promotion immobilière… Peut-on alors parler de territoire minier ?
Certainement pas, le minerais concerne un ensemble d’espaces interconnectes (lieux de production, de transformation, de transport) et l’entreprise minière géré ces espaces suivant ses propres logiques écartant ou instrumentalisant les élus des différentes collectivités territoriales urbaines et rurales concernées. Comme pour les ≪ territoires de projet ≫, le ≪ territoire ≫ minier disparaitra avec l’arrêt de la mine. Mais, si ce mode de gestion écarte toute forme de co-construction du territoire, il développe, en creux, des résistances et mobilisations qui peuvent être à la base de constructions territoriales par le bas. Le cas de Jerada est probant à ce niveau[9], même s’il faut préciser que la mine et son exploitation concernaient un espace commun délimité dans une commune urbaine.
V. La construction du projet de territoire
A l’inverse du territoire de projet, il y a aussi des auteurs qui militent pour≪ le projet de territoire ≫.
Ils partent d’une conception du territoire comme un construit. Ainsi, Claude Courlet parle du territoire construit comme ≪ le résultat d’une action menée par un acteur syntagmatique (acteur qui réalise un programme) à n’importe quel niveau. En s’appropriant concrètement ou abstraitement (par exemple au moyen de représentations) un espace, l’acteur “territorialise” l’espace […]. Dès lors, le territoire est vu comme “producteur” de mémoire locale et en même temps comme “créateur” d’un “code génétique local”, dans lequel on tresse des ressources et des valeurs qui se construisent dans le passé, mais dont la valorisation permet de donner du sens aux actions et aux projets du présent et du futur. La territorialité qui découle de cette conception du territoire est une territorialité active. Elle n’est pas ici considérée comme le résultat du comportement humain sur le territoire, mais surtout comme le processus de construction de comportements, l’ensemble des relations qui naissent dans un système tridimensionnel société-espace-temps en vue de rejoindre la plus grande autonomie possible compatible avec les ressources du système ≫.
Une vision un peu idyllique qui évacue dans un premier temps le politique comme constructeur du territoire et qui amène vers ≪ le projet de territoire qui inclurait la participation active de tous les acteurs impliqués pour identifier et réaliser les actions qui correspondent à la mise en valeur des atouts de ce territoire ≫. Ainsi, la mise en commun de ces acteurs amènerait vers le projet de territoire qui procède d’une vision globale spécifique du développement et révélatrice de ressources.
Cette démarche a été utilisée dans le programme PROTER pilote par la DAT[10] à propos de trois régions : Doukkala-Abda, Chaouia-Ourdigha, Taza-Al Houceima. Ainsi, les projets de territoire qui sont présentés insistent sur le lien entre les ressources ≪ révélées ≫ par les acteurs et le processus de développement (produits de terroir, intensification d’une race ovine, requalification de l’artisanat dont la spécificité renvoie à une identité propre a un lieu ou un territoire, valorisation d’un patrimoine culturel). Pour Claude Courlet, il s’agissait de « construire une sorte de “rente de qualité territoriale” dont la perception fonde la cohésion de la coordination des agents économiques et des acteurs d’un territoire ≫. Mais, le résultat de cette démarche voulue participative reste très éloigne des attentes de ses auteurs. La mobilisation par le bas autour des ressources locales ne se fait pas.
C’est le gouverneur qui invite les élus et acteurs économiques à participer à des réunions autour de produits du terroir (et autres) qui ont été identifiés d’abord par les BET[11]. Le faible intérêt porte par une grande partie des acteurs n’y voyant pas d’avantages précis a fini par faire arrêter l’expérience. La version voulue par le bas a bien été inversée dans sa mise en œuvre sur le terrain. Elle rejoint l’image de ce qui a été dit autour du territoire de projet. La construction du territoire par l’intercommunalité passerait-elle alors par des méthodes incitatives de mobilisation des acteurs locaux et par un accompagnement technique des collectivités territoriales ?
L’interrogation se situe à deux niveaux : jusqu’ou l’État central offre-t-il les conditions objectives pour cette mobilisation ? Au-delà des techniques de communication[12]rapprochant les acteurs locaux, autour de quoi et jusqu’ou une collectivité se mobilise-t-elle ?
La première interrogation concerne le rapport de l’État au local. Il relève de l’histoire longue de la construction de l’État-Nation de chaque pays et des rapports très diversifies qu’il peut avoir avec chaque territoire. La seconde suppose que la satisfaction des besoins de base d’une population (devenant de plus en plus un droit revendique) est davantage mobilisatrice que les actions de développement économiques visant la promotion d’un produit du terroir ou du patrimoine mis en tourisme. Une vision certes utilitariste, mais qui se vérifie beaucoup sur le terrain.
En guise de conclusion
Cette revue de la notion de territoire dans ses différentes acceptions et dans ce qu’il renferme à différentes échelles, finit par montrer combien l’action publique au Maroc est restée incapable de relayer ou de mettre en adéquation, d’une part, les territoires formes par le bas sous la forme de construits autour d’action collective de promotion par des interactions politiques, et, d’autre part, de nouveaux territoires assurant le développement.Il faut l’avouer, ces objectifs relèvent surtout des modes de gouverner au Maroc.
L’État central, incapable de satisfaire l’ensemble des demandes issues des territoires est amené à lâcher quelques ressources et compétences aux collectivités territoriales qui se traduisent dans les reformes récentes de la régionalisation avancée, mais il a du mal à vouloir consolider des territoires à forte identité alors qu’une grande partie des acteurs locaux cherchent surtout à maintenir une clientèle par des ressources procurées par le Centre. Parallèlement, fruit de l’histoire, comme le préconisent Mohamed Tozy et Beatrice Hibou[13], la gestion impériale du local s’appuie davantage sur des individus-relais que sur des territoires. Elle accepte et gère différentes normes et pratiques locales. L’ensemble de ces éléments combines explique pleinement la situation jugée paradoxale du processus de régionalisation et des territoires au Maroc. Un paradoxe traité tantôt sur un mode alternatif, passant de mesures concrètes proposées par la Commission consultative de la régionalisation (CCR, 2010)[14] a une longue période d’attente qui laisse libre cours à l’informel (2010-2016)), tantôt de manière concomitante (des mesures de renforcement institutionnel des maires inscrites dans la loi 01-03) et une reprise en main totale de la gestion des grandes villes par les walis par une contractualisation portant le sceau royal (les projets de mise à niveau depuis 2013) ce qui ne manque pas de désorienter l’observateur.
Bibliographie
• Badie, B. (1997). La fin des territoires. Paris : Editions Bayard.
• Courlet, C. (2010, septembre 23 et 24). Le projet de territoire comme processus de révélation des ressources. Communication colloque international de fin de programme de recherche. Rabat : FLSH/ RELOR.
• Courlet, C., El Kadiri, N., Fejjal, A., Jennan, L. et Lapeze, J. (2010). Étude sur les projets de territoires, (4 volumes). Rabat : Direction de l’Amenagement du Territoire.
• Debarbieux, B. et Vanier, M. (dir.), (2002). Ces territorialités qui se dessinent. La Tour d’Aigue : Editions de l’Aube/DATAR.
• DGCL/APDN/Targa-Aide (2010). Programme d’appui et d’accompagnement a l’élaboration des PCD. Feuille de route. Guide méthodologique n° 1. Rabat.
• Gallety, J-Cl. (dir.), (2013). Le processus de métropolisation et l’urbain de demain. Collection
Essentiel, n° 15. Lyon : CERTU (Centre d’Études sur les réseaux, les transports, l’urbanisme et les constructions publiques).
• Hibou, B. et Tozy, M. (2020). Tisser le temps politique au Maroc. Paris : Editions Karthala.
• Iraki, A. et Letellier, J. (2009). Habitat social au Maghreb et au Sénégal. Gouvernance urbaine et participation en questions, Paris : Editions L’Harmattan,
• Iraki, A. et Tamim, M. (2013). La dimension territoriale du développement rural au Maroc,
Emirats arabes unis : Editions Kalimate/INAU.
• Levy, J. et Lussault, M. (2013). Dictionnaire de Géographie. Paris : Editions Belin.
• Tozy, M., (2006). Interrogations autour de la commune. Développement rural, pertinence des territoires et gouvernance (coordination Iraki, A.). Rabat : INAU/Relor.
[1] Loi n° 17-08 modifiant et complétant la loi n° 78-00 portant Charte communale, telle que modifiée et complétée le 18 février 2009 (B.O n° 5714).
[2] « Ce procédé consolide la nouvelle approche stratégique et participative du développement local envisagée par l’État marocain, entendue comme un moyen d’interaction politique locale et renforçant davantage le rôle des Conseils communaux dans la conception et la formulation de l’intérêt général local et dans le processus de décision. » Voir : DGCL/APDN/Targa (2010). Programme d’appui et d’accompagnement à l’élaboration des PCD. Feuille de route. Guide méthodologique n° 1.
[3] Dahir n° 1-15-85 du 7 juillet 2015 portant promulgation de la loi organique n° 113-14 relative aux communes (BO du 18/2/2016) article 78.
[4] Dahir n° 1-15-83 du 7 juillet 2015 portant promulgation de la loi organique n° 111-14 relative aux régions (BO du 18/2/2016).
[5] Ainsi pourrons-nous citer les cas de gestion de l’instituteur par le douar (par une aide pour son logement et ses repas durant la période où il n’est pas encore régularisé par le ministère de l’Éducation nationale), de l’ouverture de piste par la mobilisation de la force de travail formée par les jeunes (chaque douar contribuant en fonction du tracé de la piste le concernant) …
[6] Nous utilisons le terme d’aire pour bien distinguer un cadre spatial dans lequel se passe un phénomène donné qu’il soit économique, climatique ou autre. Il est alors loin de constituer un territoire dans le sens précisé auparavant, soit par le haut, soit par le bas, en termes de pouvoir et de souveraineté.
[7] Voir les projets de la ville verte de Bouskoura, les résidences fermées des communes de Dar Bouazza ou d’Al Menzah, l’éco-cité de Zenata…
[8]Prost, M. (2005). D’abord les moyens, les besoins viendront après. Commerce et environnement dans la « jurisprudence » du GATT et de l’OMC. Bruxelles : Éditions Bruylant.
[9] Les luttes incessantes ponctuent régulièrement la vie politique de cette ville depuis décembre 2017 dénonçant l’abandon par l’État, la cherté de la vie et revendiquant le droit à de meilleures conditions de vie. Ces jeunes ont fini par prendre les rênes du Conseil communal lors des dernières élections de septembre 2021.
[10] Courlet, C., El Kadiri, N., Fejjal, A., Jennan, L. et Lapèze, J. (2010). Étude sur les projets de territoires, (4 volumes). Rabat : Direction de l’aménagement du territoire.
[11]Le système d’agrément des bureaux d’études géré par le ministère de l’Équipement.
[12] Ces techniques développent plusieurs principes d’action tel que : i) Développer une Intelligence collective (capacité de surpasser l’individu, avoir des passeurs accessibles) ; ii) La co-création (un leadership basé sur la confiance, le soutien, l’apprentissage) ; iii) Un état d’esprit innovant (expertise de l’autre, horizontalité des rapports, curiosité, risque de l’expérimentation) ; iv) Assumer la complexité (inconfort, incertitude, plusieurs perspectives et vue globale, éléments émergeants). Mais s’agit-il de techniques de communication ?
[13] Hibou, B. et Tozy, M. (2020). Tisser le temps politique au Maroc. Paris : Éditions Karthala.
[14] La Commission consultative de la régionalisation (CCR) a été instituée par le roi Mohammed VI le 3 janvier 2010 afin de proposer une conception générale de la régionalisation avancée en gardant à l’esprit toutes les dimensions y afférentes, ainsi que le rôle qui revient aux institutions constitutionnelles compétentes.