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Pascal CORBEL
Pascal Corbel, docteur et habilité à diriger des recherches en sciences de gestion et du management, est Professeur à l’Université Paris-Saclay. Il mène des recherches sur le management stratégique de l’innovation et des droits de la propriété intellectuelle. Il enseigne la stra...
Voir l'auteur ...Et si la France payait… son mépris pour le management ?
La crise liée à la diffusion à partir de la Chine du SARS-Cov-2 et de la maladie qui l’accompagne, la Covid-19, a particulièrement touché la France. Objectivement, et au-delà des polémiques stériles pour savoir si notre gouvernement a fait mieux ou moins bien que les autres, nous cumulerons un mauvais bilan sanitaire avec plus de 60 000 morts, déjà, à ce jour, et un impact économique particulièrement fort, en dépit de très nombreuses mesures de sauvegarde qui évitent sans doute une spirale déflationniste plus grave encore, mais laisseront la France bien plus endettée que ses voisins. Outre les décisions du gouvernement – pourtant souvent bien proches de celles des pays comparables, on a accusé l’épuisement de notre système de soins ou notre capacité particulière à noyer nos décisions dans des processus bureaucratiques. Ces deux causes ont probablement joué un rôle. Mais doit-on s’arrêter là ?
Assez curieusement, alors même que le vocabulaire de la gestion revenait en force dans le cadre de cette crise[1], les rares fois où on parlait de management, c’était pour l’associer aux problèmes, pas aux solutions, à l’image de cette collègue Professeure de droit qui fustigeait sur Twitter le « néo-management » à l’œuvre dans nos structures publiques. D’ailleurs, la crise des hôpitaux ne serait-elle pas justement liée à l’application d’une logique managériale au monde médical ? Combien de fois n’a-t-on pas entendu fustigée la « logique comptable » qui conduit à réduire le nombre de lits et à fermer des hôpitaux ?
L’une des raisons qui conduit à cette indifférence ou à cette hostilité au management est tout simplement que la majorité de ceux qui en parlent ne savent pas ce que c’est. Certes, de plus en plus d’étudiants sont formés au management, dans des écoles spécialisées (des « business schools ») ou dans les universités (notamment mais pas uniquement dans le réseau des IAE). On ne sait d’ailleurs pas vraiment combien car le ministère a fait le choix un peu curieux, en dépit des effectifs concernés[2], de ne pas les comptabiliser (ils apparaissent toujours dans une catégorie plus large du type « sciences économiques, gestion » ou, de manière plus agrégée, « économie et administration économique et sociale[3] »). Mais nos responsables politiques ? Les soignants qui lui attribuent les (réels) problèmes de leurs hôpitaux ? Notre collègue Professeure de droit ?...
Le management consiste à s’organiser pour atteindre des objectifs en utilisant ses ressources avec un minimum de parcimonie.
Cela implique donc d’abord de fixer des objectifs. Ce qui peut poser la question de la relation avec le politique. Dans le cadre du management des entreprises, la distinction entre ce qui relève du politique et ce qui relève du stratégique est difficile. Dans le cadre d’un gouvernement démocratique, les choses sont plus claires. Les orientations, les buts, sont bien, en principe, fixés par le politique. On considère toutefois en management que le terme d’objectif revêt en plus une dimension de mesurabilité. On doit pouvoir dire si un objectif a été atteint ou non. Et là, le politique peut avoir tout intérêt à consulter un peu le management avant de fixer des objectifs. Sinon, il risque de les fixer à un mauvais niveau et de se trouver enfermé dans le piège qu’il a créé lui-même, à l’image de la barre des 5 000 nouveaux cas par jour que le gouvernement avait fixé en novembre pour lever les mesures de confinement. Il faut d’ailleurs se garder d’une vision trop linéaire du processus de fixation des objectifs, qui se définissent aussi au fur et à mesure que des opportunités apparaissent[4].
Cela implique ensuite d’allouer des moyens compatibles avec ces objectifs. Le raisonnement vaut globalement – et à ce niveau, ce que la France alloue à son système hospitalierest dans le haut de la fourchette des pays développés[5], ce qui peut expliquer qu’Emmanuel Macron, qui a cette vision « macro », puisse répondre lorsqu’il est interpelé par des soignantsque les problèmes de l’hôpital français ne résident pas dans ses moyens[6].Mais il vaut aussi dans la manière dont ils sont répartis entre les acteurs qui interviennent dans le processus : ce qui explique que des médecins puissent dans le même temps répliquer à juste titre en montrant la misère de leurs services.
Ce dernier point rejoint le troisième grand volet du management : l’organisation. Il s’agira de définir des structures, des processus pour que les actions nécessaires se réalisent effectivement, dans une certaine logique et sans mobiliser des ressources excessives. Cela n’implique pas de tout définir en détail. Ceux qui s’extasient devant les structures souples des startups de haute technologie savent-ils que l’essentiel des principes appliqués avaient été décrits dans un ouvrage de 1961[7] ? Mais aussi que les auteurs de cet ouvrage avaient décrit le contexte dans lesquelles elles étaient adaptées, ce qui veut dire qu’il n’y a pas une structure meilleure dans tous les environnements ? Cela n’implique pas non plus de tout optimiser « jusqu’à l’os ». Savez-vous qu’à la même période, on décrivait aussi ce surplus de ressources indispensable en pratique au fonctionnement des organisations[8] ?
Enfin, il faut savoir si on a bien atteint ses objectifs, si on l’a fait en mobilisant les ressources attendues et donc si on dispose de voies d’amélioration possibles. Cette tension vers l’amélioration permanente, souvent guidée dans les entreprises par la pression de la concurrence, peut être épuisante si excessive[9] mais son principe même est assez difficile à remettre en cause. Sans progrès dans la productivité, pas d’augmentation de long terme des richesses produites, donc pas de progrès durable du système de santé non plus…
Si ces quelques piliers ne sont pas respectés,si on ne connait même pas ces bases qui ont parfois des décennies, voire plus[10], on ne peut pas s’étonner de voir d’évidents échecs de management. Le management de la logistique (masques lors de la première vague, tests et isolement lors de la deuxième)[11] jusqu’ici fait craindre le pire pour la campagne de vaccination[12]. Mais je doute aussi beaucoup que le gouvernement ou nos haut-fonctionnaires mobilisent les principes du marketing social pour inciter les Français à adopter un comportement qui permettrait d’en finir plus rapidement avec cette épidémie[13], mettent en place les structures les plus adaptées pour innover face à cette situation inédite puis pour pérenniser les innovations qui le méritent, tiennent compte des multiples analyses qui ont donné lieu à tout un corpus de connaissances sur la gestion des risques[14], ainsi que sur la gestion des crises…
Il ne me reste plus en tant que Professeur des universités en sciences du management, qu’à espérer me tromper dans cette analyse critique…
[1] Voir une interview d’Armand Hatchuel, Professeur de management à l’Ecole des Mines, sur IQSOG.
[2] Voir l’article dans ses colonnes de notre collègue Jean-Pierre Nioche : https://theconversation.com/debat-la-gestion-va-t-elle-disparaitre-des-statistiques-de-lenseignement-superieur-83398.
[3] Qui est le nom d’une filière universitaire spécifique regroupant environ 5 fois moins d’étudiants que l’ensemble « sciences économiques, gestion » dans les seules universités (horsbusiness schools consulaires ou privées, donc). Source : Ministère de l’Enseignement Supérieur, de la Recherche et de l’Innovation (https://cache.media.enseignementsup-recherche.gouv.fr/file/2020/46/5/NI_2020_19_effectif_universite_1364465.pdf)
[4]Des travaux ont critiqué la manière classique dont était décrite la démarche entrepreneuriale et ont montré que les objectifs étaient souvent fixés par tâtonnements, à partir des ressources disponibles et non en partant d’une « vision » du projet à long terme. Ils ont qualifié cette démarche d’effectuale (voir l’article séminal de S.D. Sarasvathy, Causation and Effectuation: Toward a Theoretical Shift from Economic Inevitability to Entrepreneurial Contingency, Academy of Management Review, 26 : 2, 2001, 243-263 ou en français P. Silberzahn, Effectuation – Les principes de l’entrepreneuriat pour tous, Pearson, 2014. Voir aussi, pour une première approche, l’interview de ce dernier sur Xerfi Canal : https://www.dailymotion.com/video/x4dn0fi.
[5] Voir par exemple : https://ec.europa.eu/health/sites/health/files/state/docs/2019_chp_fr_french.pdf, p.9-10.
[6] Interpelé par des soignants sur le manque de moyens de l’hôpital public le 6 octobre 2020, le Chef de l’Etat avait répondu : « Ce n’est pas une question de moyens, c’est une question d’organisation. »
[7] T. Burns & G.M. Stalker, The Management of Innovation, Oxford University Press, 1961.
[8] Le « slack organisationnel ». Voir par exemple R.M. Cyert & J.G. March, A Behavioral Theory of the Firm, Prentice-Hall, 1963.
[9] Cet article ne doit pas être interprété comme une ode au management et à toutes ses méthodes. On voit bien que chacun de ces piliers peut conduire à des excès parfois à juste titre dénoncés par des auteurs extérieurs (voir le commentaire d’un ouvrage récent sur le procès France Télécom) mais aussi internes au champ (il existe d’ailleurs un corpus de travaux explicitement critiques souvent désignés par l’acronyme CMS, pour Critical Management Studies). Etre bien formé au management, c’est aussi être formé aux risques de dérives associées et à leurs conséquences humaines parfois dramatiques.
[10]La paternité du management, si elle est en réalité diffuse, est souvent attribuée au Français Henri Fayol, auteur de l’ouvrage Administration industrielle et générale, Dunod, 1918.
[11]Voir par exemple une interview d’Aurélien Rouquet, spécialiste de la discipline, sur IQSOG.
[12] Les lecteurs et lectrices de cet article pourront assez facilement comparer les « performances » françaises en la matière à celles d’autres pays, par exemple sur un site comme https://covidtracker.fr/vaccintracker/.
[13] D’autant plus dommage que des fonds européens ont été investis dans une recherche spécifique pour améliorer la communication et influencer les comportements de santé en période de pandémie – le programme Ecom, voir J. French, Using Social Marketing to Improve Preparedness for Pandemics, Social Marketing Quarterly, 22 : 2, 2016, 138-142.
[14] A titre indicatif, la combinaison « risk management » et « covid-19 » sur la base d’articles Business Source Premier aboutissait, le 30 décembre 2020, à 659 résultats.