Entretien avec Philippe De Meneval : Que préconise la Banque mondiale pour les entreprises ?

Entretien avec Philippe De Meneval : Que préconise la Banque mondiale pour les entreprises ?

On parle beaucoup du capital immatériel des entreprises depuis quelques années, pourquoi cet intérêt ? Est-ce une nécessité, une évolution inéluctable dans l’approche économique, ou est-ce juste une nouvelle vague (un effet de mode) ?

Le concept de capital immatériel vise à prendre en compte des actifs immatériels qui ne sont souvent qu’imparfaitement retranscrits dans les comptes sociaux des entreprises, ce qui leur permet ainsi d’affiner leur stratégie de développement sur la base d’une évaluation correcte de leurs forces et richesses. Selon les standards internationaux, ce concept inclut trois principaux éléments : le capital humain, c’est-à-dire les compétences individuelles, le savoir-faire collectif, le leadership ou la créativité ; le capital relationnel illustrant les relations de l’entreprise avec son environnement (ses clients, fournisseurs, partenaires, réseaux, régulateurs ou encore l’État) ; et le capital structurel reflétant l’innovation, l’organisation de l’entreprise, la propriété intellectuelle et la communication.

La notion de capital immatériel est assez développée et utilisée en pratique depuis plus d’une vingtaine d’années pour les sociétés cotées pour leur valorisation financière et boursière. Ce qui est nouveau, c’est que la clarification progressive de ce concept au niveau des entreprises, avec des normes comptables et financières de plus en plus précises pour le mesurer, a favorisé le passage de cette notion non seulement aux entreprises non cotées mais aussi aux États.

Ce concept présente également un intérêt particulièrement marqué pour les pays émergents et leurs entreprises, car il permet de mieux appréhender les défis de développement mais de mettre aussi plus directement l’accent sur les défis modernes liés à la technologie, le partage du savoir, la formation et les comportements. Ces défis sont malheureusement souvent relégués au second rang par rapport à des actions de niveau matériel qui apparaissent comme plus concrètes à court terme, mais ne produisent pas toujours l’impact recherché, en raison justement de l’absence ou d’un manque de structuration des actifs immatériels.

 

Vous soulignez dans vos travaux le rôle de l’État et des acteurs clés dans ce domaine, pourquoi et comment cela se présente dans le cas du Maroc ?

L’État reste un acteur actif du développement économique au Maroc, notamment dans ses choix stratégiques comme l’intégration du Maroc dans l’économie globalisée avec des accords de libre-échange avec l’Union européenne, les États-Unis et, plus récemment, la demande d’adhésion à la CEDEAO. En outre, de grands projets – en y associant le secteur privé – pour le développement des infrastructures, des transports et de l’énergie ont été réalisés avec succès (Tanger Med, secteur automobile, aéronautique, OCP, MASEN, etc.). Cette approche reste toutefois largement orientée sur la production et l’échange de capital matériel, les retombées en termes de création de capital immatériel restent indirectes et difficiles à estimer.

S’agissant du soutien au développement du capital immatériel des entreprises, l’État a réalisé et soutenu un certain nombre de réformes qui allègent l’environnement règlementaire, facilitent l’accès au financement et modernisent le droit fiscal, commercial et financier. L’accent a ainsi été mis sur le dialogue public-privé avec la mise en place du Comité national de l’environnement des affaires (CNEA) qui propose des mesures d’amélioration du climat des affaires qui devraient permettre d’identifier les freins au développement du capital immatériel. Par ailleurs, à travers la mise en place de la stratégie nationale dédiée à la formation professionnelle, l’État vise à améliorer l’employabilité des jeunes en mettant l’accent sur l’amélioration des compétences tant techniques que comportementales, tout en renforçant le partenariat public-privé dans la mise en œuvre des formations.

Au niveau des entreprises, on assiste à un renforcement progressif des actifs immatériels, notamment au niveau des outils et techniques qui permettent à l’entreprise de développer sa propre culture, d’améliorer sa gouvernance et de développer son image par la communication. Le phénomène des certifications progresse au Maroc à travers les normes internationales ISO (9001, etc.), et la gouvernance des entreprises s’améliore avec une prise de conscience de certains grands acteurs de l’importance d’un tel enjeu. Sur ce point, il semble que les choses aillent dans le bon sens, car les acteurs du secteur privé promeuvent de plus en plus des concepts comme la Responsabilité sociale de l’entreprise, les certifications ISO 9001 et 26 000, et la valorisation du capital humain, notamment à travers le canal d’associations professionnelles comme la CGEM ou les associations sectorielles.

 

Quelles sont les limites des politiques transversales actuelles et quelles sont les recommandations de la Banque mondiale ?

Avec une augmentation de 6% des demandes de dépôt de brevets d’invention d’origine marocaine entre 2015 et 2016 auprès de l’OMPIC (Office marocain de la propriété industrielle et commerciale) et une amélioration de 6 places sur le classement de l’indice mondial de l’innovation entre 2015 et 2016 faisant passer le Maroc en 72e position sur 141 pays, l’innovation semble connaître des progrès. Cependant, la place de l’innovation reste restreinte dans les entreprises puisque, dans le cadre du plan « Initiative Maroc innovation », 45% des déposants sont des universités, les entreprises ne représentant que 10% des demandes de dépôt de brevet enregistrées. Ces résultats s’expliquent en partie par la faiblesse du cadre légal et opérationnel protégeant la propriété intellectuelle des entrepreneurs, le capital des investisseurs et les créances des établissements financiers.

De façon globale, l’amélioration du capital immatériel passe par le renforcement de la sécurité juridique indispensable à la collaboration/contractualisation entre acteurs (contrats de travail, délais de paiement, contrats fournisseurs, etc.) qui leur permettra d’améliorer le capital humain et relationnel des entreprises. Sur ces deux composantes, c’est en particulier la question des relations entre l’État et les entreprises qui est posée. C’est en effet cette relation qui conditionne largement le développement de ces deux composantes mais aussi de l’innovation. La qualité de l’environnement des affaires a été améliorée ces dernières années mais pas suffisamment pour promouvoir l’innovation et encourager les acteurs économiques à se renouveler. Ceci est dû à des lacunes importantes dans la régulation de la concurrence, la protection de la propriété intellectuelle et la résolution des litiges pour aller vers une plus grande liberté économique. L’accès aux démarches administratives, aux marchés publics et aux contrats de partenariats public-privé demande encore à être facilité de manière plus systématique et équitable pour tous les types d’acteurs, que ce soit les opérateurs internationaux ou les PME locales.

Tableau : Sécurité juridique et capital immatériel

Efficacité institutionnelle

Services administratifs, agences de régulation indépendantes, rôle entreprises publiques, stratégies

Droit commercial privé

Code de commerce, Loi sur les sociétés, Loi sur les sûretés, Loi sur la faillite, Loi sur la concurrence

Droit public économique

Décret des marchés publics, Loi PPP, Code fiscal, Réglementation des changes

Résolution des litiges

Tribunaux de commerce, procédures de gestion des dossiers judiciaires, arbitrage, médiation

Transparence et partage d’information

Portal légal, Portal sur les procédures, Registre du commerce, Registre des sûretés, Registre des crédits, Identifiant unique, Signature électronique, Déclaration et paiement en ligne

Autorisations réglementaires

Inspections, autorisations, simplification et standardisation des formulaires, publication des circulaires et instructions

 

Un changement d’approche dans la gestion de la relation public-privé et des relations entre les acteurs du secteur privé est un préalable au renforcement du capital immatériel au Maroc. Cette approche implique un nouveau modèle de développement dans lequel chacun des acteurs, privés et publics, se recentre sur les fonctions où il a le plus de valeur ajoutée. De fait, au niveau du secteur public, le défi réside dans la faible coordination entre les acteurs en charge de l’éducation, de la formation et ceux en charge des politiques de développement économique et de la création d’emploi.

 

Comment mieux positionner les entreprises marocaines, tant publiques que privées, par rapport à ce défi du capital immatériel ?

La gouvernance des grandes entreprises publiques et la place prépondérante de l’approche top down des grands investissements publics risquent de ralentir la transition de l’économie vers des secteurs plus innovants ou à plus forte valeur ajoutée. Le secteur public devrait se positionner plus systématiquement en tant que promoteur et développeur d’opportunités pour les investisseurs privés motivés par des objectifs de rentabilité, notamment dans le cadre de partenariats public-privé. Au niveau du secteur privé, les schémas de soutien à ces stratégies des investissements consistent principalement en des incitations fiscales et financières octroyées à des secteurs spécifiques, combinés à des investissements dédiés en matière d’infrastructures.

Ces mesures favorisent souvent l’octroi de ces incitations aux plus grandes entreprises sans pour autant permettre le développement du capital immatériel notamment sur le plan de l’innovation. Le capital immatériel doit pouvoir être élargi aux startups innovantes en prenant en compte leurs défis spécifiques : une optimisation de leur capital humain et de meilleures garanties juridiques qui protègent leurs innovations. À cet égard, la Banque mondiale a récemment soutenu par un financement un projet gouvernemental de soutien à la compétitivité des startups et PME innovantes.

De leur côté, les entreprises marocaines doivent, d’une part, valoriser en interne leur capital humain au travers du développement de pratiques RH plus modernes, instaurer un climat de confiance avec leurs partenaires, publics mais également privés et, d’autre part, chercher à investir dans des secteurs à plus forte valeur ajoutée. Cependant, la clé de la valorisation du capital immatériel par les entreprises passe par l’établissement d’un dialogue social productif et d’un dialogue public-privé souple mais soutenu, capable d’inclure à la fois des représentants du niveau central, local et privé de toutes tailles (grandes entreprises, TPME, entrepreneurs) pour répondre au mieux aux attentes de chacun.