Des inégalités à l’indignation

Des inégalités à l’indignation

Le paradoxe des inégalités

C’est un lieu commun de relever que les inégalités, partout où vie sociale il y a, découlent de la dynamique plus large de la stratification sociale et extensivement de la différenciation hiérarchique. Porteuse des inégalités, cette différenciation légitime l’accès ou non aux ressources les plus convoitées dans la société et donc les mieux valorisées socialement. Qu’elles soient matérielles ou symboliques, les richesses actent les avantages et désavantages entre groupes sociaux. Il n’en demeure pas moins que les inégalités accentuent le processus de marginalisation, de paupérisation et de précarisation de pans entiers de la population : une tendance que soulignent toutes les statistiques. De ce point de vue, le livre de Thomas Piketty1 est assez illustratif de la durabilité et des fluctuations de ce fait séculaire. Des inégalités globales dans le sillage du processus de la mondialisation entre un Nord obsédé par l’égalisation des conditions − programme ou plutôt projet fort du sociologue libéral Alexis de Tocqueville −, et un Sud empêtré dans les aléas de la gestion hasardeuse des affaires de la Cité, aux inégalités plus ciblées entre les hommes et les femmes, entre les jeunes et les moins jeunes, entre les ruraux et les urbains, entre classes sociales à travers la loi de la bipolarisation, entre catégories socioprofessionnelles à la lumière de la moyennisation de la société « démocratique » selon les vœux de Tocqueville. C’est toute la question des bienfaits et des limites de la société salariale qui se pose ici avec, in fine, le postulat que les inégalités pourraient être combattues par les principes de la justice sociale.

Les philosophes ont été les premiers à interpeller l’économie politique sur la problématique de la répartition des richesses, sur la division du travail ou encore sur la propriété ou patrimoine. De J.-J. Rousseau à K. Marx, de Saint-Simon à Adam Smith, de Tocqueville à P. Lafargue, les inégalités étaient un casse-tête des plus têtus, et permettaient d’interroger de manière critique le décalage entre l’égalité formelle et les inégalités réelles. Qu’on se souvienne, pour ne prendre qu’un seul exemple, de la fameuse parabole de Claude-Henri de Saint-Simon faisant état de la société stratifiée entre les abeilles et les frelons2, entre les producteurs et les profiteurs, inspirant le fameux problème du free rider3, ou du passager clandestin que la science économique et la sociologie ont intégré de bonne grâce pour livrer un regard stimulant sur la problématique du partage des richesses dans une société donnée.

Face à la question lancinante des inégalités, les sciences sociales sont confrontées à un paradoxe de taille. D’une part, ces inégalités ne sont point naturelles, mais quasiment naturalisées, donc entachées des errements de la gestion des hommes. D’autre part, a contrario, elles sont une construction sociale, voire un fait social total, c’est-à-dire structurant l’ensemble des dimensions de la vie humaine. Il faut convenir que les inégalités sont partout : à l’école comme dans l’accès à la culture, elles sont légion. Face à la maladie et même vis-à-vis de la mort, les inégalités sont flagrantes. Les revenus et la richesse, les statuts et les rôles, le pouvoir et le prestige sont inégalement distribués socialement. Il est de bon aloi de tenir pour avéré que ce qui définit la société inégalitaire, ce sont tous ces traits mis bout à bout, additionnés dans une fâcheuse perspective de se résigner à l’ordre des choses. La société parfaite n’existe nulle part. Toutes les idéologies, hormis la philosophie utopique, admettent l’inaccessibilité de la Cité idéale. Pour utiliser un euphémisme, réduire la complexité sociale, rendre les gens moins malheureux, leur vendre une propagande acceptable, leur faire admettre la légitimité des institutions, les mobiliser autour des consensus sont des variantes de la dynamisation du lien social, sans lequel aucune société ne peut se reproduire sans heurts notables.

Il se trouve que la société marocaine n’échappe pas à cette inamovible loi sociologique, car elle est traversée par des inégalités de tout ordre. Elles sont même légitimées dans la vie réelle, et tout se passe comme si celui qui détenait le pouvoir se voyait auréolé d’immunité de la part de ses semblables. Sociologiquement, il serait intéressant de revenir à l’Histoire pour expliquer les tenants et les aboutissants de la légitimation des inégalités dans un contexte dominé encore par le patriarcat et le sacré.

Toujours est-il que l’entêtement des inégalités accule, dans la plupart des cas, les politiques, non pas comme les y invite leur vocation, à éradiquer leur essor, mais plutôt, résignés, à les manager et se faire ainsi à l’idée qu’elles sont inéluctables. Naturalisées et inéluctables, un tel paradoxe perdure depuis Mathusalem, et ce, même si les causes des inégalités se renouvellent et se reproduisent de manière quasi constante.

Les inégalités comme « prophétie auto-réalisatrice »

Même si les injustices sociales sont fermement combattues dans la vie de tous les jours, en ce sens que, du haut de notre humanisme, nous nous prenons souvent, face à une injustice, pour des défenseurs de la veuve et de l’orphelin et manifestons machinalement notre irritation en assistant à des incivilités, les inégalités semblent néanmoins se banaliser, à telle enseigne qu’elles sont considérées comme le destin des individus et non comme résultant de leur choix. La contrepartie de la banalisation est cet accommodement aux inégalités réelles tout en les reléguant, selon les traditions nationales, au rang de la fatalité religieuse, de la résignation à l’ordre cosmique ou plus séculairement à l’épuisement de l’âge du politique, où « gouverner, c’est pouvoir », au bénéfice de l’âge de la gestion, où « gouverner, c’est composer avec les contraintes ». Le fatalisme dans sa variante maktoubsert d’argument à la bonne tenue du vivre-ensemble, ultime paradigme d’une organisation sociale holiste et foncièrement inégalitaire.

« Si les hommes considèrent des situations comme réelles, alors elles le deviennent dans leurs conséquences », écrivait Robert K. Merton. Appliquée aux inégalités, cette prophétie peut s’articuler à l’idée que « si les Hommes naissent libres et égaux en droit », l’égalité réelle ne peut être qu’une vue de l’esprit, et il appartient à chacun d’engager ce dont la vie le dote pour que les inégalités lui soient avantageuses. C’est ce postulat qui est à l’origine aussi bien de l’homo oeconomicus, guettant son intérêt bien compris que de l’homo strategicus qui combine inlassablement pour faire triompher ses attentes. Dans la société marocaine, forcément inégalitaire, cette tendance au fatalisme existe, pour ne pas dire qu’elle demeure fort prégnante. On ne prête qu’aux riches, dit-on, mais le riche est craint car il est l’ami du puissant ; il serait même favorisé par la providence. Le subordonné accepte sa condition, car il considère que sa délivrance est entre les mains de son supérieur et tout se passe comme si « faire avec » est stratégiquement plus porteur que « faire contre ». Le sens commun regorge de cet accommodement au fatalisme comme pour souligner que des individus de bonne famille sont les premiers servis dans l’accès à la richesse et aux statuts avantageux : tel a un bras long, tel autre a sa grand-mère dans le sérail, tel autre est un aggouram4 béni de Dieu… Tel autre a les faveurs de la providence et dispose, même en free rider, de plusieurs agréments de transport (Lgrimat en dialecte marocain, dont l’origine étymologique est Ikraramiyat5). Côté religieux, nul besoin de reconvoquer une série de citations pour corroborer le bien-fondé des inégalités : « Si Allah décide de vous favoriser, nul ne peut empêcher que cela advienne. Si l’Humanité entière s’allie à vous avantager contre la volonté divine, cela n’adviendra point », déclame un hadith. Un certain nombre d’études anthropologiques ont fait valoir la tendance du Marocain, et encore plus de la Marocaine, à faire sienne une forme de résignation au réel, à épouser une vision fataliste de l’ordre social ou cosmique, voire à légitimer des rapports de consensus et partant d’autoritarisme de quelque côté qu’il émane. Ernest Gellner6, sur le plan des structures communautaires, John Waterbury7 dans le domaine du politique et plus récemment encore Abdallah Hammoudi dans une perspective historique, ont souligné la persistance dans le contexte marocain de l’héritage segmentaire. Dans le contexte du Maroc des profondeurs, il est avancé que l’entreprise représente l’émanation de la zaouia, en ce sens que ce serait les chefs religieux, guerriers et de bonne tribu qui sont les plus prédisposés à devenir leaders en affaires. Mais, le fatalisme et la résignation ne se conjuguent pas seulement au religieux, les inégalités peuvent aussi rencontrer un désespoir sociologique qui les déclarent comme de l’ordre de l’inéluctable. Une certaine tradition sociologique s’emploie à déployer une autre façon de verbaliser les rapports sociaux en atténuant la charge de la phraséologie. Dans le langage courant, euphémiser les rapports sociaux revient à ne pas appeler un chat un chat, avec cette fonction atténuante des tensions qui caractériseraient les rapports sociaux. Tout est, à mon sens, parti de l’affrontement entre deux types de lecture de l’organisation sociale, signalé plus haut : bipolarisation vs moyennisation de la société. À l’égalité, on préfèrerait désormais l’équité, sachant que cette dernière cible les individus distinctement pour identifier leurs attentes et doléances à partir des revendications personnalisées et non généralisables à l’ensemble populationnel. L’égalité est une revendication politique ancienne portée par des mouvements ouvriers et syndicaux. La sociologie marocaine a encore, me semble-t-il, du chemin à parcourir pour éclairer ces nuances et proposer des lectures paradoxales des contextes inégalitaires dans des domaines aussi variés que la santé publique, l’enseignement ou encore les statuts

L’indignation face à la société inégalitaire

Stricto sensu, l’indignation consiste à dire « Ça suffit ! » face à tant d’injustices sociales ! C’est même l’étalon qui permet de mesurer la prise de conscience des gens ordinaires de l’ampleur des inégalités sociales. S’indigner revient à faire le diagnostic de l’existant. La fibre de l’indignation sommeille dans le for intérieur des individus lucides, ce qui explique par ailleurs le succès de l’opuscule essai de Stéphane Hessel8 et sa traduction dans les mouvements des indignés dans plusieurs sociétés « démocratiques ». Même si la réflexion de ce vétéran s’emploie dans le large chantier des inégalités globales, il n’en demeure pas moins que les sociétés inégalitaires pourraient y trouver matière à indignation : les familles surendettées pour éduquer leurs enfants dont le revenu est souvent mangé par l’inflation peuvent à cette aune s’organiser pour réclamer plus d’aménité pour les classes moyennes, véritable interface entre les classes aisées et populaires.

La responsabilité sociale de l’université, par la voix de l’enseignant-chercheur, doit être engagée, à mon sens, afin d’offrir à l’étudiant, dans un souci pédagogique et didactique les armes et le mode d’emploi de l’indignation. Au département de sociologie à Agadir, un cours est dédié à cette question des inégalités, d’autres plus incidemment abordent la problématique par une sociologie du processus de la mondialisation. Ainsi, dans la prestigieuse université de Harvard, même dans un système de l’argent-roi, les étudiants manifestent leur indignation en ciblant le cours d’introduction à l’économie, marquant ainsi l’égard accordé à l’enseignement d’Adam Smith sur la théorie keynésienne, et parce que la « nature partisane de ce cours symbolise et contribue aux inégalités économiques croissantes aux États-Unis ». Et le raisonnement se poursuit : « Une année d’études à Harvard revient à peu près à 50 000 dollars (36 600 euros). Quelques-uns des jeunes contestataires du professeur Mankiw ont, sans doute, contracté des emprunts pour payer leurs études, dont la dette les étranglera s’ils ne trouvent pas du travail tout de suite. D’autres ont des parents qui se saignent aux quatre veines pour eux, plus que ne l’ont fait leurs propres parents. Et c’est cette disparité qui nourrit le ressentiment actuel aux États-Unis »9. À chacun ses étudiants et à chacun son indignation.

Les dynamiques protestataires comme autant d’haros sur la société inégalitaire

Vouer aux gémonies la vision fataliste des inégalités, aller plus loin que l’indignation, les dynamiques protestataires est la phase ultime de la dénonciation des inégalités et, dans cette perspective même, proposer un autre modèle de société plus égalitaire, une alter société qui contentera le plus grand nombre. C’est l’affaire de l’avant-garde protestataire chère à Marx et aux marxistes. À bien regarder les mouvements de masse qui pullulent ici et là, nous sommesfondés de les associer centralement aux problèmes des inégalités. Inégalités territoriales avec le lourd héritage du Maroc utile et du Maroc inutile, comme en attestent les récents soulèvements dans le Rif ; inégalités d’accès à la culture et à un système éducatif efficient, les villes moyennes comme Agadir ne disposant pas de salle de cinéma (des mouvements virtuels et pétitionnaires avaient circulé dans ce sens dans un passé récent) ; inégalités face à un service public de proximité loin des fonctionnaires zélateurs et souvent mal formés pour servir le citoyen ; inégalités si manifestes entre hommes et femmes, notamment face au salariat (le fameux plafond de verre)10 ; inégalités perçues de la Hogra, relativement aux droits culturels et linguistiques, comme c’est le cas de l’amazighité ; inégalités de la représentation médiatique et télévisuelle du Maroc pluriel, ayant vécu des siècles durant dans une harmonie enviable ; inégalités enfin relativement à la promotion politique d’un personnel âgé et perçu comme étant « corrompu » passant outre le fameux credo de « servir et non se servir »… Toutes ces inégalités, mises bout à bout, nourrissent le ressentiment et la frustration. Dans un vieil article, aujourd’hui quasi oublié, John Waterbury11, avec son regard de politiste et de spécialiste des élites, pointait cette révolution des attentes montantes (Revolution of rising expectations) résultant des frustrations individuelles au terme desquelles chaque groupe social pointe les inégalités qu’il aspire à combattre. Un pendant à la théorie marxiste sur les inégalités qui invite le pouvoir politique à privilégier l’institutionnalisation d’une société ouverte, reposant sur un contrat responsable et durable.

Notes

  1. Cf. Piketty, Thomas (2013). Le Capital au XXIe siècle Paris : Éditions du Seuil, coll. « Les Livres du monde ». 916 p.
  2. Cf. Sur la querelle des abeilles et des frelons, extrait de L’Organisateur (1819), nommé Parabole de Saint-Simon. Dans (2012). Œuvres complètes du comte de Saint-Simon. Paris : Presses Universitaires de France. 4 vol., 3504 p.
  3. Le problème des free-rider, parfois traduit en français par « problème du passager clandestin » désigne le comportement d’une personne ou d’un organisme qui obtient et profite d’un avantage sans contrepartie.
  4. Appartenant à une descendance qui remonte à la famille du Prophète.
  5. Gratification, en arabe classique et moyen oriental.
  6. Gellner, E. (1961). The role and organisation of a berberzawya, Londres. Et sa traduction récente : Gellner, Ernest (2003). Les saints de l’Atlas. Paris : Éditions Bouchène, coll. « L’intérieur du Maghreb ». Cette théorie anthropologique, conservatrice, dénie tout changement propulsé par l’individu-acteur…
  7. « Le Marocain, qui n’est à l’aise qu’intégré à une collectivité et se sent démuni dans une action autonome, conçoit le pouvoir et l’autorité comme défensifs avant tout, servant à protéger et à conserver plus qu’à créer ou à détruire… », Waterbury, John (1975). Le Commandeur des croyants. La monarchie marocaine et son élite (Catherine Aubin, traduction de l’anglais) Paris : PUF.
  8. Hessel, Stéphane (2010). Indignez-vous ! Indigène éditions, coll. « Ceux qui marchent contre le vent ». 32 p.
  9. Lire l’article du quotidien Le Monde sur le lien suivant : http://www.lemonde.fr/idees/article/2011/11/12/l-inegalite-moteur-mondial-de-l-indignation_1602918_3232.html
  10. Le plafond de verre est une expression américaine désignant les « freins invisibles » à la promotion des femmes dans les structures hiérarchiques. Il constitue un obstacle dans l’évolution de leur carrière au sein de l’entreprise et limite leur accès à des postes à responsabilité.
  11. (1967). La légitimation du pouvoir au Maghreb : tradition, protestation et répression. Annuaire de l’Afrique du Nord, p. 411-423.