XXIème siècle, et encore « primates sociaux »

XXIème siècle, et encore « primates sociaux »

Auteur : Paul Seabright

 

Paul Seabright analyse les rapports entre hommes et femmes à la lumière de l’évolution de l’espèce depuis la Préhistoire jusqu’à nos jours.

Elles n’auraient d’yeux que pour leur porte-monnaie, ils ne s’intéresseraient qu’à leurs formes voluptueuses. C’est sur le récit d’un malentendu sentimental de ce genre que le philosophe et économiste britannique Paul Seabright entame son essai. Sauf que, contre toute attente, il ne s’agit pas ici d’humains, mais de mouches. L’auteur prend un malin plaisir à entretenir la confusion sur une page et demi, avant de révéler le pot aux roses. Mouches ou homo sapiens sapiens, « mâles et femelles utilisent tous deux des stratégies économiques à des fins sexuelles ». Certes, d’une façon qui varie selon le sexe et l’époque. Mais « depuis la nuit des temps » a lieu une « négociation systématique de biens économiques – l’argent, la nourriture par exemple – ou de ressources non monétaires comme le temps, l’effort ou l’estime de soi ». C’est donc à la lumière de l’économie que Paul Seabright propose de relire, à travers l’histoire, les relations entre les sexes. Ce brillant petit livre plein d’humour, fait appel aux ressources de la biologie, de l’anthropologie, de la psychologie et bien sûr de l’histoire. « Les mouches mâles accaparent la nourriture non pas pour la manger mais pour mieux contrôler le choix sexuel des femelles. De la même façon, les hommes thésaurisent les ressources économiques pour pouvoir faire pression sur les choix des femmes. Comme pour les mouches, les points les plus sensibles des relations économiques entre hommes et femmes concernent moins ce qu’ils consomment que ce qu’ils contrôlent ». S’ensuit une démonstration par la mouche, la punaise, l’éléphant de mer, le paon, le lion, le chimpanzé et autres bonobos, au terme de laquelle Paul Seabright admet que l’espèce humaine se distingue par la « forme particulièrement complexe » de ce conflit entre hommes et femmes, en raison de la dépendance extrême du nouveau-né humain, qui implique que son arrivée déclenche tout un réseau d’alliances entre les acteurs concernés. À l’origine, le rapport entre abondance (des mâles, des spermatozoïdes) et rareté (des femelles, des ovules), qui a façonné tout au long du « tunnel évolutif », la sexualité humaine. Mais le propos de Paul Seabright n’est pas de se livrer à un exercice de sexologie comparée. Pour lui, pour parvenir à dépasser les inégalités entre hommes et femmes, il est indispensable de « comprendre les traces psychologiques laissées par le tunnel ».

 

Les séquelles de l’évolution

Autant le dire tout de suite : malgré les conquêtes, le cerveau de l’homo sapiens sapiens est toujours configuré pour les besoins du chasseur-cueilleur de la Préhistoire, car le cerveau évolue plus lentement que les mœurs et les représentations sociales. Le lecteur doit faire abstraction de son amour-propre pour comprendre la démonstration.

Le livre est organisé en deux parties. La première retrace l’histoire de la reproduction sexuée et des stratégies, des rôles et des politiques propres aux genres. Paul Seabright étudie, avec un regard acéré, l’économie des relations qui définissent cet « héritage biologique ». « Sexe et techniques de vente » énumère ainsi l’art des signaux et des processus de séduction, voire de manipulation, car « le sexe a besoin de publicité ». « Séduction et émotions » analyse le rapport entre l’émotion et le simple calcul rationnel pour la reconnaissance sexuelle : il y est question de séduction et de soupçons, de Darwin, bien sûr, et du Rouge et le Noir de Stendhal. Puis Paul Seabright nous assène, en troisième chapitre, que nous sommes encore des « Primates sociaux » : il évalue l’héritage des primates, mais aussi ce qui nous en distingue : volume du cerveau, allongement de la durée de l’enfance, donc division du travail.

Dans la deuxième partie, Paul Seabright nous transporte aujourd’hui, et interroge l’empreinte des comportements archaïques dans nos sociétés modernes. Sa réflexion part du constat que, malgré les avancées considérables concernant la participation des femmes à divers secteurs de la vie économique et sociale dans les sociétés industrialisées, leurs revenus stagnent toujours autour de 80 % de ceux des hommes et que les hommes occupent toujours la plupart des postes de pouvoir. Dans « A la recherche du talent » et « Que veulent les femmes ? », il se penche sur la disparité des talents et des motivations entre hommes et femmes – aucune ne justifiant cependant la sous-représentation des dernières à des postes de pouvoirs ni leur assignation à un rôle – toute recherche de lecture essentialiste est ici vouée à l’échec. Dans « Conjonctions d’intérêts », l’auteur analyse le fonctionnement des réseaux : « Alors que les réseaux des hommes leur donnent accès à des postes de pouvoir économique, ceux des femmes n’ont pas les mêmes effets ». Le chapitre suivant, joliment intitulé « Un charme rare », s’intéresse aux modalités de coopération humaine, et notamment aux risques de « ne pas pouvoir coopérer avec ceux dont nous valorisons le plus la collaboration ». Paul Seabright établit justement un parallèle entre l’exclusion des femmes aux postes de pouvoir économique et la surreprésentation des hommes parmi les marginalisés (chômeurs, sans-abris, détenus). « Si la biologie peut parfois nous donner l’impression que nous sommes victimes de notre héritage, l’économie montre que nous pouvons adapter cet héritage pour façonner notre avenir », conclut-il, avec un certain optimisme. Et d’appeler à l’invention de nouveaux modèles, reposant sur une meilleure coopération et une plus grande justice : « Hommes et femmes peuvent donner plus de poids à leurs responsabilités domestiques lorsque le coût pour leur carrière est moindre. […] Le sexe libéré de la dépendance économique est souvent meilleur, l’économie libérée de la dépendance au sexe sera probablement meilleure aussi ». Un ouvrage stimulant, qui évoque la question du genre avec beaucoup de subtilité, sans tomber dans les stéréotypes.

 

Par Kenza Sefrioui