Amira Benyadine
Amira BENYADINE est enseignante à HEM business school, chercheur affilié au CESEM et consultante en marketing et en communication digitale. Diplômée du prestigieux programme de Msc de HEC Montréal, Mme Benyadine a commencé sa carrière au Canada dans le secteur de la grande distri...
Voir l'auteur ...Web social et e-réputation : les nouvelles e-règles du jeu
L’e-réputation, un concept hybride
S’il est intéressant de constater l’engouement certain autour de l’e-réputation, il n’en demeure pas moins un concept peu étudié sur le plan académique, laissant le soin au professionnel d’en définir les contours, d’où la profusion des expressions le désignant : « notoriété numérique », « réputation numérique », « cyber-réputation » ou encore « online-réputation », etc. L’e-réputation est un concept hybride, ce qui explique la myriade d’expressions la désignant. Mais au-delà de ce flou sémantique, la définition de l’e-réputation mobilise des approches et des disciplines multiples – la gestion, l’économie, les sciences de l’information et de la communication… –, ainsi que des notions qui lui sont antérieures telles que l’image, l’identité et, bien évidemment, la réputation qu’il convient de présenter pour mieux comprendre les enjeux et les risques que pose le « Web 2.0 », « Web participatif » ou « Web social » pour l’e-réputation des entreprises.
Selon Fombrun et Shanley (1990)1, la réputation organisationnelle se définit à partir de l’évaluation que le public fait à l’endroit d’une firme par rapport à d’autres. En ce sens, la réputation de l’entreprise représente une réaction affective ou émotionnelle du public à l’égard de son nom. L’e-réputation peut se définir comme le résultat des perceptions, des interactions, des sentiments et des évaluations de l’ensemble des parties prenantes des stimuli informationnels (texte, image, vidéo, etc.) concernant l’entreprise et circulant sur le Web. La redocumentarisation de ce contenu informationnel confère une certaine image à l’entreprise et influence ultérieurement le comportement du consommateur.
Le Web 2.0, nouveau paradigme de communication
L’essor du Web social a favorisé l’émergence d’un environnement dynamique, interactif et collaboratif et a permis la diffusion massive d’informations créées par des tiers, basculant ainsi la stratégie de communication de l’entreprise du modèle classique de diffusion descendant et hiérarchique de type one to many – allant de l’entreprise vers le consommateur, décliné dans les médias de masse – vers une logique many to many , où la foule de récepteurs devient productrice d’informations. L’internaute, en ayant la possibilité d’échanger directement tant avec la marque qu’avec d’autres consommateurs, est devenu consommateur-acteur, jouant à la fois les rôles de récepteur, d’émetteur et de diffuseur.
Ce changement de paradigme place des « internautes anonymes » au centre du nouveau modèle de communication, puisqu’ils peuvent substituer leurs propres contenus à celui de l’entreprise et bénéficier d’une diffusion similaire à celle des médias classiques (télévision, radio, presse…). Le consommateur est devenu un acteur majeur façonnant la réputation de l’entreprise à travers la diffusion en ligne d’évaluations des actions et du discours de l’entreprise, via la publication d’articles, d’avis, d’opinions, de commentaires et/ou l’utilisation de dispositifs de notation intégrés à plusieurs plateformes (les « J’aime » sur facebook.com, les étoiles sur ebay.com...). Dans ce modèle participatif, la formation de l’e-réputation s’appuie sur les interactions de l’entreprise avec les consommateurs, mais également entre les membres des communautés virtuelles. Ces interactions se traduisent par du contenu informationnel créé à la fois par l’entreprise – le contenu de marque ou marketing de contenu – et par les internautes (UGC : User-generated content) qui produisent et partagent leurs avis et évaluations.
L’e-réputation : quels enjeux et risques ?
À l’ère de « l’économie de l’information », voire de « l’économie de l’opinion »,
l’e-réputation est un capital stratégique pour les entreprises, qui plus est, pour celles dont le business model s’oriente progressivement vers la « dématérialisation » de leurs offres de biens et de services. Dans ce contexte, l’e-réputation répond à des enjeux d’information, d’image et d’influence. La mission première de l’e-réputation est d’informer les consommateurs et d’aider à différencier l’image de l’entreprise afin de faciliter leur processus décisionnel et d’influencer leur comportement. En effet, face à la profusion des contenus informationnels en ligne, ceux-ci se basent sur l’e-réputation de l’entreprise afin de raccourcir le processus de recherche, de sélection, d’hiérarchisation et d’interprétation des informations la concernant.
La nécessité pour l’entreprise de gérer son e-réputation se justifie également par la volonté de promouvoir une image positive de ses marques, afin d’influencer l’attitude et le comportement du consommateur en sa faveur, de favoriser le recrutement des talents, de rassurer les actionnaires et d’attirer plus d’investisseurs. Définie en tant qu’ensemble des connaissances, croyances et évocations dans l’esprit du consommateur, l’image de marque correspond à l’identité perçue et peut ainsi être considérée comme le résultat des messages émis et perçus d’une manière consciente ou non ; d’où l’importance de l’e-réputation qui agit sur les représentations autour de la marque.
Internet et les réseaux sociaux font peser un réel risque sur l’e-réputation des entreprises compte tenu de l’instantanéité et de la globalisation de la propagation des informations négatives. Ces risques e-réputationnels peuvent impacter toutes les parties prenantes de l’entreprise. La perte de confiance des consommateurs qui s’en suit peut atteindre son paroxysme avec les mouvements de boycott, bien que ces derniers s’essoufflent rapidement sans réel impact à long terme sur les ventes et le chiffre d’affaires de l’entreprise. La dégradation de l’e-réputation engendre cependant une démobilisation des collaborateurs et une perte de confiance auprès des actionnaires et des marchés financiers qui s’avèrent plus difficile à endiguer. On peut citer l’exemple de Volkswagen qui a perdu plus de 25 milliards de dollars et dont le cours de l’action a chuté de près de 40% à la Bourse de Francfort trois jours après l’annonce du Dieselgate2, déclenché par les révélations de fraude sur la falsification des systèmes de contrôle de pollution des véhicules diesel aux États-Unis. La gestion de Samsung de la crise des « batteries explosives » a également entraîné la chute du titre du géant sud-coréen en Bourse et a montré l’impact de l’e-réputation de l’entreprise sur l’ensemble de ses activités dans le cas des marques ombrelles3.
D’une manière générale, les marques multinationales semblent en effet plus vulnérables sur les réseaux sociaux en raison de la plus forte notoriété et des attentes plus élevées qu’elles créent chez leurs communautés. Les risques sont d’autant plus importants compte tenu de la diversité des contextes culturels où elles sont implantées, ce qui accroît les possibilités d’erreurs de communication. Une stratégie de gestion d’e-réputation locale ne permet pas de réduire ces risques, puisque le contenu informationnel accepté dans une culture donnée peut être perçu négativement dans un contexte culturel différent. Or, l’entreprise ne peut pas empêcher les informations de dépasser le cadre strictement local, comme en témoigne la campagne promotionnelle lancée par Burger King et destinée au marché singapourien « It’ll blow your mind away » montrant une femme au rouge à lèvres rouge avec la bouche grande ouverte. Détournée de son contexte local, cette image a causé un buzz négatif et a été même reprise par les médias américains critiquant une communication antiféministe.
Le contrôle de l’e-réputation est-il possible ?
Il est vrai que le vocabulaire utilisé pour étudier l’e-réputation n’est pas conventionné, rendant plus difficile la compréhension du concept d’e-réputation. Mais, les différentes approches s’accordent à considérer l’e-réputation comme l’évaluation consciente ou non, exécutée par les parties prenantes vis-à-vis de l’entreprise, sur la base de la représentation qui en est faite à travers les informations publiées en ligne la concernant. Dès lors, l’enjeu majeur qui se pose est de surveiller la formation de ces représentations afin de mieux contrôler l’adéquation de l’image et l’identité véhiculée, plaçant de facto la veille de l’e-réputation en tant qu’outil stratégique de contrôle et de gestion proactive de l’e-réputation.
La veille e-réputation en tant qu’outil stratégique de contrôle et de gestion proactive de l’e-réputation
La veille e-réputation, appelée aussi « opinion mining » ou « sentiments mining », s’appuie sur la fouille d’opinions et des sentiments qui s’expriment sur Internet et nécessite une écoute active et l’analyse des conversations des internautes. Compte tenu du fait que la taille de l’espace dans lequel sont envoyées ces informations est bien trop grand, une bonne stratégie de veille en ligne s’appuie sur l’identification en premier de l’objectif de l’écoute, particulièrement les plateformes adéquates et les « bonnes » sources d’information. Pour créer et gérer son e-réputation, l’entreprise doit par la suite structurer l’environnement informationnel dans lequel elle interagit avec ses consommateurs en analysant les usages, les pratiques informationnelles des internautes, ainsi que les mécanismes de recommandation en ligne afin d’identifier les e-influenceurs. Ces leaders d’opinion en ligne participent à la prescription informationnelle auprès des communautés virtuelles et jouent ainsi un rôle d’infomédiation en véhiculant les stimuli informationnels constitutifs de l’e-réputation. Ce processus de veille s’inscrit dans une approche proactive, puisqu’il consiste d’une part à détecter les signaux avant-coureurs émis sur Internet et susceptibles d’altérer l’image et l’e-réputation de l’entreprise, et d’autre part vise à mettre en œuvre les actions correctives pour éviter une crise d’image, d’où l’importance de la compréhension des raisons à l’origine de cette détérioration d’image potentielle.
La veille e-réputation ou veille d’e-opinions pose tout de même la problématique de la sélection, de la hiérarchisation et du traitement des énormes quantités d’informations désormais accessibles, ce qui rend le contrôle de l’e-réputation difficilement envisageable. La démocratisation de plusieurs outils de veille en ligne (Digimind, Branthology Radian 6, Synthesio, TrendyBuzz…) ont permis aux entreprises de ne pas recourir automatiquement aux services des agences spécialisées dans la gestion de l’e-réputation, mais d’internaliser ces fonctions pour créer de la valeur via l’écoute et l’analyse des Big Data5 des médias sociaux. Ces outils intègrent en outre de nombreuses fonctionnalités en sus de la veille e-réputation, comme le community management, l’opinion mining, sentiment analysis ou prennent en compte le phénomène Big Data.
Le community manager s’avère un acteur clé de l’e-réputation de par sa mission de veille et d’animation pour faire participer au mieux l’internaute. Il est en mesure d’établir des relations privilégiées avec les communautés de marque, et d’anticiper les risques e-réputationnels. Dans le même ordre d’idée, la promotion de la visibilité en ligne de l’entreprise via les techniques de SMO (Social media optimization) et de référencement naturel (SEO : Search engine optimization) permettent de générer du trafic sur Internet en s’appuyant sur des contenus éditoriaux performants associés à des mots-clés qui faciliteront aux internautes l’accès à l’information favorable à l’entreprise.
En conclusion, même s’il ne semble pas possible de contrôler son e-réputation, l’entreprise peut gérer au mieux les atteintes en ligne à son image et circonscrire l’effet des crises en s’appuyant sur les membres les plus influents des communautés virtuelles : les e-influenceurs et les ambassadeurs de marques qui, en postant des commentaires positifs, aident à contrebalancer les avis négatifs. Cette autorégulation du contenu informationnel de l’entreprise n’est pas sans rappeler la logique de la « main invisible » d’Adam Smith comme le souligne Boutin, Liu et Buisson (2008)6
Notes
1. Fombrun, Charles & Shanley, Mark (June, 1990).What’s in a name? Reputation building and corporate strategy. Academy of Management Journal, 33, 2.
2. Laskine, Roland (22 septembre 2015). Volkswagen perd en Bourse près de 25 milliards de dollars en trois jours. Le Figaro.
3. Villechenon, Anna (11 octobre 2016). Arrêt du GalaxyNote 7 : Samsung doit circonscrire la crise et stabiliser son image. Le Monde.
Une marque ombrelle est une marque utilisée simultanément pour un ensemble de produits hétérogènes. La marque ombrelle peut être utilisée à l’échelle d’un groupe ou conglomérat (Honda, Samsung) ou au niveau d’une gamme (Haribo). (voir : www.definitions-marketing.com/definition/marque-ombrelle/).
4. Liarte, Sébastien (2013). Image de marque et Internet : Comprendre, éviter et gérer l’effet « Streisand. Décisions marketing, n°63. France : CEREFIGE – ISAM-IAE de Nancy Université de Lorraine, pp. 103-110.
5. La notion de big data est un concept popularisé dès 2012 pour traduire le fait que les entreprises sont confrontées à des volumes de données (data) à traiter de plus en plus considérables et présentant de forts enjeux commerciaux et marketing. (voir : www.definitions-marketing.com/definition/big-data/).
- Boutin, E., Liu, P. et Buisson, L. (2008). Veille d’image sur Internet : enjeux, méthodes, limites. Communication et organisation, n° 34.