Valeur en construction

Valeur en construction

Auteur : Gilles Marion

Gilles Marion replace objets et consommateurs dans une relation complexe et mouvante qui exclut que la notion de valeur soit un absolu.

Seul, un objet n’a pas de valeur. C’est la thèse de Gilles Marion, professeur émérite à EMLYON Business School. Ce chercheur français, spécialiste de la compréhension de la production de valeurs par le consommateur et des expériences de consommation, propose dans cet ouvrage une stimulante réflexion sur l’axiologie de la consommation. Gilles Marion s’inscrit contre une vision traditionnelle du marketing, faisant de l’objet une simple réponse à un besoin d’un consommateur. Pour lui, la notion de valeur est une construction, qui émerge au moment où l’objet est intégré dans une pratique. Il considère donc l’objet comme indissociable de la relation avec un sujet. Dans le même mouvement, cela implique que le consommateur n’est pas un être passif, mais participe lui aussi à la production de la valeur. Considérer la valeur comme une cocréation, ou une coproduction, ouvre un vaste champ de causes et d’effets possibles, qui évacuent d’emblée l’idée que la notion de valeur soit un absolu.

Notion contingente

Dans un premier chapitre, Gilles Marion revient sur les différentes théories de l’économie et de la sociologie de la consommation. « La philosophie morale n’a pas l’exclusivité du concept de valeur. Ce vocable n’appartient à aucune discipline particulière », précise-t-il. Mais « l’économisme, voire la science économique, est peu capable de rendre compte de la formation de la valeur si on s’en tient aux seules hypothèses qui accompagnent un tel modèle. En revanche, il est beaucoup plus intéressant de mobiliser le contexte du tissu social qui compose nos sociétés et alimente notre relation aux objets. » Gilles Marion retrace l’histoire de la pensée de l’économie politique, pour souligner ce qui a été écarté pour en faire « une « science » mathématisable ». Il revient notamment sur la réflexion d’Aristote sur l’échange, développant à la fois la justice de cette relation et la définition de la valeur. Mais, d’Adam Smith à Marx, c’est surtout la valeur d’échange qui est analysée, au détriment de la valeur d’usage, laquelle s’inscrit beaucoup plus dans une pratique. Par ailleurs, ces principes de la micro-économie classique impliquent que le consommateur soit considéré comme un être rationnel, autonome et informé, effectuant au préalable un calcul du rapport coût/bénéfice en fonction de ses objectifs, pour agir de façon optimale. Gilles Marion fait l’inventaire des études qui nuancent ce portrait type, en soulignant notamment les paramètres du style de vie, des motivations, etc. Et surtout, il souligne qu’on ne saurait isoler le comportement d’un consommateur type, sauf à le considérer, comme Amartya Sen, comme un « demeuré social » ou un « idiot rationnel », tant chaque individu est pris dans un réseau de relations qui influencent ses choix. Gilles Marion s’attarde également sur la sociologie de la consommation pensée par Bourdieu : s’il partage l’idée que « la valeur d’un objet de consommation, en fait d’une catégorie plus qu’un objet précis, n’est pas substantielle mais relative », il interroge les limites des notions d’habitus, estimant que cette analyse est surtout centrée sur les producteurs et ne tient pas assez compte de la capacité critique des consommateurs. « L’activité cognitive d’un consommateur est triplement située et distribuée. D’abord, elle est située dans les contingences de l’accomplissement d’une pratique, ensuite elle est distribuée dans l’environnement et les dispositifs matériels et sémiotiques qui l’accompagnent, enfin elle est située dans le cadre culturel et historique particulier où sont sédimentées des façons de faire, d’agir et d’interagir qui qualifient les personnes. »

Gilles Marion aborde ensuite la question de la qualification des personnes et des objets. Chaland, client, consommateur, acheteur, utilisateur, etc., chaque terme définit un type de relations, ce qui induit une pluralité de motifs d’action (intérêt, passion, conviction, etc.) ainsi que de nombreux dispositifs de jugement (désir mimétique, désir de la nouveauté…). Idem pour la qualification des objets : « Que se passe-t-il lors qu’un objet quitte la scène marchande pour entrer dans la sphère intime ou domestique ? Ces moments où la question n’est plus de choisir mais d’utiliser, de « faire avec » et, parfois malgré, l’objet. » Gilles Marion souligne l’impasse des économistes sur ce point et propose la notion d’expérience pour l’appréhender dans son intensité et sa temporalité. Il évoque également l’approche des linguistes voyant dans l’objet un signe, revient sur la dimension instrumentale de l’objet, discute les notions d’appropriation et de familiarisation.

Le troisième chapitre se penche sur la genèse de la valeur d’un objet, sur le processus de valuation que Gilles Marion préfère au terme de valorisation. Expérience, jugement de valeur, dimension subjective et personnelle ou au contraire publique, régimes de justification des choix, etc., entre en ligne de compte dans la fabrication du storytelling qui doit faire reconnaître la valeur, donc le prix d’un objet. Enfin, Gilles Marion propose une typologie des formes de la valeur. Si celle-ci est vue comme une expérience, interactive, relative, qui peut être extrinsèque ou intrinsèque, active ou réactive, orientée vers soi ou vers autrui, elle peut être envisagée en termes d’efficience, d’excellence, de statut social, d’estime, d’éthique, de jeu, d’esthétique ou de spiritualité. Si la valeur est analysée à l’aune de sa signification, les catégories de pratique, de ludique, de critique ou d’utopique s’appliquent. Si la valeur se base sur sa performance, on l’envisagera du point de vue physique, positionnelle ou imaginative. Chaque typologie produit à son tour des interprétations à évaluer. Et Gilles Marion de conclure : « le consommateur n’existe pas, seules existent ses figures », car la consommation est d’abord un « faire ».

Par Kenza Sefrioui 

Le consommateur coproducteur de valeur, l’axiologie de la consommation

Gilles Marion

Éditions EMS, collection Versus, 208 p., 230 DH