Julien Duval
Julien Duval est chargé de recherche au Centre national de la recherche scientifique et travaille au Centre européen de sociologie et de science politique. Ses recherches ont porté principalement sur le journalisme, l’économie et la culture (principalement le cinéma). Il a publié Crit...
Voir l'auteur ...Un journalisme en affinité avec le monde économique
L’importance des enjeux économiques dans le discours politique dominant justifie de s’arrêter sur le journalisme économique. Ce segment journalistique en plein développement ces vingt dernières années en France entretient une vision du monde économique qui a des effets politiques. Les médias constituent en effet une source d’informations (parfois majeure) pour nombre de citoyens − et notamment, il faut le rappeler, pour ce public restreint mais décisif (et gros consommateur de presse) que sont les milieux politiques et journalistiques. Pour la plupart des journalistes s’exprimant au sujet de leur profession, les médias, globalement, traiteraient avec neutralité de la vie économique. Un travail de recherche1 conclut plutôt que le journalisme économique, tel qu’il s’exerce aujourd’hui en France, donne la plupart du temps une vision du monde économique fondée sur des principes de perception en affinité avec le libéralisme dominant à l’heure actuelle dans le monde politique. Cette dépendance du journalisme au monde économique, qui pèse fortement sur le travail des professionnels de l’information, s’est renforcée depuis les années 1980.
La vision journalistique dominante de l’économie
Le traitement journalistique de l’économie tend actuellement à obéir à des principes qui ont une validité très générale, et ce, malgré quelques exceptions. En effet, malgré quelques cas atypiques mais marginaux dans le champ journalistique français (par exemple, L’Humanité ou Le Monde diplomatique), le journalisme économique présente aujourd’hui une forte homogénéité dans les médias qui occupent les positions les plus élevées dans le monde journalistique, en raison de leur audience étendue ou/et de l’autorité dont ils bénéficient (ils sont très lus dans les autres rédactions (économiques) et ils sont régulièrement repris par leurs confrères). Une liste des médias satisfaisant l’un de ces critères, ou les deux simultanément, peut être esquissée : grandes chaînes de télévision et stations de radio (TF1, France 2, France Inter, Europe 1, RTL, France Info), grands journaux généralistes ou politiques (Le Monde, Libération, Le Figaro, Le Nouvel Observateur, L’Express...) et principaux titres de la presse économique (Les Échos, La Tribune, L’Expansion...).
Dans ces médias, le traitement de l’économie engage quotidiennement une vision du monde qui, pour sembler aller de soi, reste très particulière. Elle repose, par exemple, sur l’hypothèse que l’économie peut être isolée sans dommage de l’ensemble des activités humaines. Nous sommes ainsi habitués à l’existence de médias, de pages et de journalistes qui, spécialisés dans l’économie, traitent de l’actualité économique et seulement d’elle. L’économie n’a pourtant rien d’un domaine autosuffisant. L’idée, courante en sociologie, selon laquelle des données couramment considérées comme économiques ne s’expliquent pas uniquement par des facteurs économiques, s’applique aux discours journalistiques. Elle implique, par exemple, qu’un lecteur, désireux de bien comprendre le prix du pétrole et ses variations, aurait tout intérêt à ne pas limiter sa lecture aux pages économiques, mais à se reporter également aux pages « internationales ».
Constituée en domaine spécifique, l’économie est presque toujours séparée du social. Il n’est plus guère de média important qui, comme Le Monde dans les années 1970, dispose d’un service « économique et social » et fasse se côtoyer, par exemple, le traitement des revendications sous-tendant une grève et une analyse de conjoncture. À de rares exceptions près, les médias séparent aujourd’hui « l’économique » et « le social ». Cette distinction entre en contradiction avec nombre de pensées politiques : la démonstration est évidente pour le socialisme et le keynésianisme2, mais même des responsables politiques se réclamant ouvertement du libéralisme économique, prennent régulièrement la peine de préciser que leurs recommandations sont non seulement profitables pour « l’économie », mais aussi selon le point de vue social.
Si les pages économiques des quotidiens ne peuvent satisfaire un lecteur désireux de comprendre certains phénomènes économiques majeurs ou d’accéder à une vision politique de la vie économique et sociale, c’est qu’il leur demande de remplir un objectif qui leur est de plus en plus étranger. Par le passé, un objectif pédagogique ou politique a animé certains services économiques, par exemple celui du Monde dans les années 1970, mais aussi, dans une certaine mesure, un magazine spécialisé comme L’Expansion ; les journalistes s’adressaient plus à des agents (universitaires, syndicalistes, élus…) portant un regard savant ou politique sur « l’économie ». Aujourd’hui, ces objectifs sont au mieux relégués au second plan. À quelques exceptions près, la presse (les pages ou les rubriques) économique(s), visent moins à informer le citoyen, qu’à fournir à un agent économique les informations censées être utiles à ses activités économiques. À cet égard, le succès des rubriques boursières au cours des années 1980 et 1990 a valeur de symbole. Une toute autre couverture des mouvements financiers serait pourtant concevable, ouverture qui se centrerait sur les conséquences des mouvements boursiers sur l’activité industrielle, sur les décisions politiques ou sur la vie des salariés.
Le journalisme économique consiste aujourd’hui pour une part importante à fournir des informations aux agents économiques, décideurs, cadres d’entreprises, épargnants ou simples consommateurs. Dans les années 1990, notamment avec le succès du mensuel Capital, les questions pratiques (« Où placer votre argent ? », « Quelles entreprises payent le mieux ? », « Immobilier : faut-il acheter ? »), sont montées en puissance dans la presse économique, au détriment des questions générales de macroéconomie ou de politique économique.
La dépendance au monde économique
L’adoption d’un tel point de vue ne résulte pas d’un choix de la part des journalistes économiques. Elle semble plutôt commandée par la forte dépendance du journalisme au monde économique.
Le journalisme économique est, en un sens, plongé dans le monde économique. D’abord, il s’exerce presque toujours dans le cadre d’entreprises détenues, de surcroît, au moins en partie, par des groupes de type capitaliste. À la télévision, l’apparition de chaînes privées a réduit le rôle de l’État. Des groupes capitalistes ont acquis, par ailleurs, un poids certain dans le capital de journaux qui demeuraient, au début des années 1980, des « entreprises de journalistes » (Libération ou Le Monde). Plus largement, un mouvement de restructuration dans la presse écrite, a limité le poids des groupes dont la presse est le seul métier. Des groupes comme Bouygues, Dassault, LVMH, détiennent aujourd’hui des positions importantes dans le secteur de la presse, de par leurs participations au capital de médias occupant des places majeures dans le champ journalistique. La presse n’est pas l’activité principale de ces groupes, de ce fait moins sensibles que ceux dont la presse est le seul métier, à la spécificité de ce bien économique qu’est « l’information ». Par ailleurs, leurs intérêts, investis dans des secteurs différents, n’ont que plus de chances d’entrer en conflit avec l’information traitée dans les rubriques économiques. En plus d’être souvent détenus par des groupes capitalistes, les médias importants tirent de groupes de même type des ressources publicitaires vitales pour leur économie. Enfin, les sources des journalistes économiques sont, de façon très privilégiée, des dirigeants de grandes entreprises (ou leurs services de communication). Ce système de dépendance n’exclut pas seulement du traitement journalistique, des sujets touchant directement aux intérêts particuliers des actionnaires, des annonceurs ou des sources les plus vitales, mais aussi des questions et des problématiques. Il transparaît aussi dans un penchant à alimenter une vision enchantée du « monde de l’entreprise », comme dans l’hostilité fréquente à l’égard de la fonction publique, et des effets de la dépendance structurale qui s’impose aux journalistes économiques. Ces derniers sont pris dans l’économie dont ils parlent, ils ne sauraient traiter cette information avec la neutralité d’observateurs qui lui seraient extérieurs.
La dépendance au monde économique passe également par le public. Le regard journalistique y voit souvent, un peu trop vite, une contrainte vertueuse : il condamne le service des intérêts des propriétaires ou des annonceurs mais valorise le service des attentes du lecteur. Celui-ci, dans la presse et les rubriques spécialisées dans l’économie, prend surtout les traits de dirigeants économiques ou de cadres d’entreprises privés, du fait que les consommateurs d’informations se recrutent, de façon majoritaire dans les groupes sociaux les plus privilégiés, mais aussi en raison de la dépendance des médias au marché publicitaire.
Sur le marché publicitaire et, par suite, pour les médias se finançant sur ce dernier, les lecteurs ne sont pas (seulement) des citoyens égaux. Dans la presse économique, les « pièges à pub » ne doivent pas leur existence à un projet journalistique ; le rédactionnel n’y a pour fonction que d’attirer un lectorat très prisé des annonceurs et, du même coup, des recettes publicitaires. Le développement du journalisme économique est lié au souci croissant d’attirer des « cadres » très prisés des annonceurs. Bien sûr, la grande presse parisienne a toujours visé un lectorat socialement élevé, à l’image des fondateurs du Monde visant en 1945 les cadres de la société française. Mais ceux-ci ne coïncidaient pas avec la population des cadres dans lesquels les médias contemporains cherchent à accroître leur « pénétration ». Il s’agissait d’un lectorat lié à l’État et à la fonction publique ; l’image professorale que Le Monde a longtemps eue (et entretenue) renvoyait à un public composé, au moins pour une part, d’universitaires et d’enseignants. Aujourd’hui, le cadre semble essentiellement défini par son pouvoir d’achat. Il est représenté sous les traits d’un salarié du secteur privé.
Dans ces conditions, l’impératif de « servir le lecteur » ne peut renforcer la dépendance du journalisme au monde économique. Le lecteur qu’il faut servir, appartient à des groupes bénéficiant largement du monde économique tel qu’il est et, de ce fait, portés à approuver (voire à réclamer) une vision enchantée de l’économie. La « liberté » des journalistes économiques est donc bien plus réduite qu’ils ne semblent le penser. C’est que les contraintes s’exerçant sur eux leur sont en bonne partie imperceptibles. Si nombre d’entre eux ont un sentiment de « liberté », c’est qu’ils sont préadaptés, par leurs propriétés sociales, aux contraintes qui s’imposent à eux.
De fait, on peut montrer qu’une proportion importante des journalistes économiques, aujourd’hui en poste, est issue de la bourgeoisie économique et a fréquenté les filières de l’enseignement supérieur dont sont aussi issus les cadres des grandes entreprises : écoles de commerce, filières universitaires de gestion ou de finance, les sections d’économie financière des instituts d’études politiques. Non négligeable dans les générations antérieures, le profil de journalistes économiques passés par l’enseignement ou formés à l’Université à une approche de l’économie plus théorique ou plus ouverte (par exemple, sur les sciences sociales), s’est raréfié. Les mécanismes sociaux qui conduisent un individu à rejoindre un service économique, et à y rester durablement, écartent les individus les moins ajustés aux attentes tacitement formulées à l’égard des journalistes économiques.
La dépendance structurale de l’univers journalistique au monde économique est, pour le journalisme économique, une incitation puissante à véhiculer une vision économique du monde, en affinité avec le libéralisme aujourd’hui dominant.
1. Ce texte présente sous une forme synthétique des analyses beaucoup plus longuement argumentées dans un livre auquel le lecteur pourra se reporter pour des développements sur la plupart des points abordés (Critique de la raison journalistique. Les transformations de la presse économique en France. Le Seuil, « Liber », 2004).
2. Le keynésianisme est une théorie économique qui plaide l’intervention active des gouvernements dans l’économie et la politique monétaire.