Houria Alami Mchichi
professeure en science politique et auteure d'articles et ouvrages sur l’égalité femmes-hommes....
Voir l'auteur ...Travail, discriminations selon le sexe et le droit
L’objectif de cette contribution est de rendre compte des mesures de lutte contre les discriminations à l’égard des femmes dans le monde du travail. Le Code du Travail au Maroc, comme dans un grand nombre de pays, a longtemps reposé sur une définition formelle de l’égalité qui ne tenait pas compte des discriminations spécifiques subies par les femmes. Durant toute cette période, cette conception a induit une tolérance à l’égard des inégalités.
Aujourd’hui, les choses tendent à se transformer et les tentatives d’orientation vers une égalité plus substantielle se multiplient tant au niveau du secteur public que du secteur privé. Depuis la fin des années 90, en effet, les luttes contre les discriminations sont plus explicites. Dans ce processus, la pression des règles internationales favorables à l’égalité commence à produire ses effets. Le Code du Travail est révisé, la fonction publique se modernise, adopte des politiques d’institutionnalisation de l’égalité des sexes et des politiques de sensibilisation à l’égalité sont élaborées pour conscientiser les entreprises. En même temps, les actions internes conduisent à l’adoption de normes importantes comme en témoigne l’insertion dans la Constitution du principe de l’égalité dans tous les secteurs et le rejet de toute forme de discrimination à l’égard des femmes.
L’objectif principal de ces mesures est de réduire les inégalités et discriminations subies par les femmes, objectif consacré par plusieurs instruments juridiques.
Une dynamique nouvelle se met en place
Pourtant, malgré les progrès, le passage d’une égalité formelle à une égalité substantielle en matière d’emploi et d’activités économiques se révèle difficile à réaliser. L’emploi féminin reste majoritairement marqué par la ségrégation, la précarité, des rémunérations inférieures à celles des hommes et des problèmes d’atteinte à la dignité. Dans ce domaine, on observe en effet un décalage important entre un cadre juridique général qui intègre de plus en plus le principe de l’égalité et les pratiques de l’administration publique et surtout des entreprises.
Le Maroc a ratifié un grand nombre de conventions concernant le travail dont les conventions du BIT (Bureau international du Travail). Il a aussi adhéré à la Convention pour l’élimination de toutes les formes de discriminations à l’égard des femmes (CEDEF) qui insiste sur la reconnaissance du droit au travail comme droit fondamental et sur la nécessité de prendre toutes les dispositions nécessaires pour assurer l’égalité dans ce domaine. Les Objectifs du Millénaire pour le Développement (OMD) comportent également des orientations pour autonomiser les femmes (Objectif 3) et réduire les inégalités entre les sexes dans l’emploi.
Suite à ces engagements, plusieurs obligations contenues dans ces textes ont été transposées dans la législation interne et les politiques publiques. Le droit social est ainsi appelé à contribuer à plus d’égalité des chances et de traitement.
La réforme du Code du Travail a été adoptée en 2003. D’un point de vue genre, elle a notamment introduit l’interdiction de toute discrimination salariale fondée sur le sexe.
Dans la fonction publique, de nombreux ministères ont adopté des politiques sensibles au genre, et un Comité interministériel pour l’égalité entre les hommes et les femmes a été mis en place avec l’objectif de faire des propositions de mesures institutionnelles pour promouvoir un meilleur accès des femmes aux responsabilités et d’intégration de l’égalité des sexes dans le processus de recrutement, sélection, nomination, mobilité, promotion, formation professionnelle et évaluation rendement
Des écarts entre le droit et les pratiques
Malgré les avancées, le décalage entre les textes et les pratiques est une réalité à tous les niveaux à partir du recrutement, en termes d’écarts de salaires, de lutte contre le harcèlement sexuel… Ces écarts existent dans le secteur public, mais sont plus forts dans le secteur privé :
1. Il faut noter tout d’abord que les femmes non couvertes par la législation sont très nombreuses parce qu’elles travaillent majoritairement dans les secteurs non protégés, qui ne demandent pas de qualification.
2. La loi ne prend pas non plus en considération les femmes actives sans rémunération qui représentent près du tiers de l’ensemble de la population féminine dont la majorité est rurale. Le fait est que ce travail d’aides familiales couvre des activités productives qui ne sont pas rémunérées bien qu’elles aient une valeur marchande. Cette situation ne peut être sans conséquence sur le positionnement dépendant des femmes vis-à-vis du conjoint, de la famille et de la société en général. C’est ainsi que les aides familiales, les domestiques de maison et les femmes travaillant dans le secteur traditionnel ne bénéficient ni des droits contenus dans le Code du Travail ni d’aucune protection sociale ou médicale.
3. Si l’on ne prend en considération que le secteur protégé, on constate là encore que, malgré les lois, les infractions au Code du Travail sont nombreuses. Bien que les données sur les infractions au Code du Travail, qu’elles soient globales ou sexo-spécifiques, ne soient pas disponibles, on sait que, si dans les grandes entreprises, les règles du droit du travail sont généralement appliquées, il n’en est pas de même pour toutes les petites et moyennes entreprises. Parmi ces dernières, celles qui emploient essentiellement une main-d’œuvre féminine ne déclarent pas toujours toutes les employées, imposent des horaires de travail excessifs avec des salaires inférieurs au salaire minimum, licencient les salariées enceintes, etc.
4. En outre, en dépit de la sanction et de l’incrimination du harcèlement sexuel sur les lieux du travail, peu de femmes dénoncent ces pratiques souvent par ignorance de leurs droits, par crainte de perdre leur emploi et/ou de heurter les valeurs de leur famille, de leur entourage et de l’ensemble de la société et de se trouver confrontées à des situations difficiles à supporter.
5. Ces difficultés sont aggravées par la faible syndicalisation des femmes et la crainte de sanctions disciplinaires ou de licenciement en cas de protestation. L’adhésion des femmes à un syndicat qui pourrait les accompagner dans la revendication reste en effet très faible dans tous les secteurs, public et privé, et est un phénomène exclusivement urbain. Ceci dénote non seulement l’exclusion des femmes travailleuses dans le monde agricole et l’ignorance des lois qui les protègent mais aussi une inertie face aux discriminations supportées comme une fatalité.
6. Le système de protection sociale au Maroc repose globalement sur le postulat de la prédominance de l’homme chef de ménage et du salariat. En conséquence, certains emplois sont exclus de ses avantages comme tout le secteur de l’informel dont une bonne partie a recours à la main-d’œuvre féminine. Bien que le régime de sécurité sociale ait été étendu aux travailleurs des exploitations agricoles, forestiers et de leurs dépendances en 1981, et que le régime d’Assurance Maladie Obligatoire ait été instauré en mars 2006, seule une minorité d’actifs est affiliée à un système de couverture médicale dont un taux faible de femmes.
7. Dans les faits, l’accès des femmes au salariat défie les répartitions traditionnelles des rôles et bouleverse les certitudes sur lesquelles vit la société. Ceci explique pourquoi l’activité rémunérée des femmes est aujourd’hui encore vécue socialement dans l’ambivalence et en tant que « mal nécessaire » qui n’est accepté ou toléré que dans les cas de besoins.
Des stéréotypes qui résistent encore
En fonction des rôles attribués à chaque sexe, toutes les sociétés fabriquent en effet des représentations, qui sont aussi à l’œuvre en matière d’emploi. Le droit du travail participe à des distinctions fondées sur la responsabilité de l’homme comme pourvoyeur de revenu et le caractère subsidiaire du travail des femmes. Au Maroc, malgré les législations adoptées en faveur de l’égalité dans le travail, ces représentations continuent à être actives.
C’est ainsi que, malgré la reconnaissance de l’accès des femmes au travail, les attitudes négatives à l’égard du travail des femmes perdurent, et ce, parce que, dans les représentations collectives, la rentabilité au travail, indispensable tant dans le secteur privé que public, est associée au travail des hommes, lesquels occupent de fait majoritairement les emplois les plus valorisants en haut de la hiérarchie sociale.
Toutes les études réalisées font apparaître que, dans l’argumentation, les femmes, qui occupent surtout des postes subalternes, seraient moins productives, moins battantes et moins motivées par le travail professionnel. Leurs absences « fréquentes », justifiées par leur rôle de mères, sont considérées comme perturbatrices du bon fonctionnement des services et comme une confirmation des limites de leur motivation dans le travail. Ce qui sous-entend que leur intérêt est ailleurs, pour un autre rôle : celui d’épouse et de mère, rôle considéré comme « naturel ».
Tous ces facteurs sont mis en relation pour justifier la répartition des rôles et pour expliquer pourquoi le travail des femmes continue à être considéré comme moins utile que celui des hommes. Les femmes sont ainsi confortées dans un rôle de subalternes permanentes !
Pour conclure, nous rappellerons que le Maroc a pris de nombreux engagements en faveur de l’égalité entre les sexes. Des progrès significatifs ont été accomplis. Mais trop souvent encore, dans les pratiques, les déclarations de principe priment au détriment d’une application rigoureuse des lois et des politiques de réduction des discriminations subies par les femmes. Bien plus, ces discriminations sont encore peu identifiées et évaluées. Du fait de pratiques de gouvernance démocratique encore peu intériorisées et/ou de pratiques de résistances, les droits reconnus semblent susciter des réactions d’extériorité qui perpétuent le caractère formel de l’égalité. Des contraintes et résistances d’ordre économique, social ainsi que les pesanteurs culturelles restent relativement importantes, notamment au niveau des entreprises où les effets des objectifs d’égalité sont encore très limités, voire inexistants.
Ces déficits ne sont pas sans conséquences sur les difficultés des femmes marocaines sur le terrain de l’activité professionnelle et de l’emploi.