Nabil EL MABROUKI
Professeur HDR à l’Ecole Nationale de Commerce et de Gestion, Université Cadi AYYAD de Marrakech et chercheur associé à HEM Research Center. Il enseigne la stratégie, le management et le contrôle de gestion. Ses travaux de recherche portent principalement sur les stratégies d'internation...
Voir l'auteur ...Smart power : une vision renouvelée du pouvoir
Depuis son investiture, l’administration Obama semble faire du Smart Power son credo. Dans un article publié dans le New Statesman le 18 juillet 2012, intitulé « The art of the Smart Power », la Secrétaire d’État américaine Hillary Clinton pousse au maximum la doctrine du « Smart Power ». Elle le présente comme « La philosophie » de la politique étrangère américaine. Une politique qui doit sa progression, en grande partie, à la « eDiplomacy », concept utilisé pour désigner la convergence de la technologie et de la diplomatie, comme une forme nouvelle et novatrice pour atteindre les objectifs de la politique étrangère. La eDiplomacy se traduit (réseaux sociaux, réseaux professionnels, blogs, wikis, portails interactifs, etc.) d’une part, et par la mobilisation des « personnes » derrière ces outils, d’autre part. Pour Hillary Clinton, l’utilisation intelligente de ce double potentiel « outils » et « acteur », est l’Art de Gouverner au 21e siècle, the « 21st Century Statecraft ». D’autres pays comme le Royaume-Uni, l’Allemagne, la France, le Japon, la Chine et la Turquie, ont également montré leur engouement pour la philosophie du Smart Power et tentent de s’y inscrire.
Le Smart Power s’impose aujourd’hui dans la littérature pour désigner l’adoption de politiques intelligentes qui combinent en un ensemble harmonieux, et souvent subtile, la manière, les éléments de Hard Power avec des actions typiques du Soft Power, permettant ainsi des résultats plus efficaces et plus réussis (Nye, 2007)1.
La question qu’on se pose à travers ce papier, et à laquelle nous allons essayer d’apporter des éléments de réponse, est justement dans quelle mesure la configuration du Hard Power et du Soft Power permet d’apporter des résultats différents ou supérieurs.
Pour répondre à cette question, nous proposons la modélisation suivante du « Smart Power ».
Ce modèle, qui met en évidence le caractère hybride du Smart Power, Hard et Soft, pose l’intelligence comme un élément d’équilibre et met l’accent sur l’orientation collective de l’action ou de ce que l’on préfère appeler « l’agir collectif ».
Hard, Soft et Smart Power : une analyse des concepts
L’analyse des concepts de Hard et de Soft Power n’est pas récente. Les deux concepts ont été largement explorés par la communauté scientifique Pamar et Cox, 2010)2. Joseph Nye, à titre d’exemple, a analysé ces concepts de manière très détaillée, même si on lui reproche de prendre toujours l’exemple des États- Unis d’Amérique comme la seule et unique référence dans ses écrits.
D’une manière générale, le Hard Power désigne la capacité, affichée par un pays, d’atteindre des objectifs spécifiques par l’utilisation de la force militaire et de l’influence économique. Cette logique d’atteindre les buts désirés par un État est fondée sur une vision historique du pouvoir. Ce dernier se mesurait par des critères tels que la taille du territoire, la population, les ressources naturelles, la force économique, la force militaire et la stabilité sociale. Jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale, cette forme de pouvoir a été la plus dominante.
L’avènement de la Guerre froide qui a opposé les États-Unis, au nom de la défense de la démocratie libérale et de l’économie de marché, à l’URSS, incarnant le communisme, va marquer le début de l’évolution vers de nouvelles formes de pouvoir. Mais ce n’est qu’avec la chute de l’URSS, et la fin de la Guerre froide que les capacités militaires des États ne seront plus considérées comme le principal facteur de puissance. En effet, l’époque de l’après-guerre froide marquera le début des interdépendances des États au niveau économique et donnera lieu à des coalitions transnationales et transgouvernementales. Ainsi, de nouveaux régimes internationaux (globalisation, ouverture des frontières et libéralisation des échanges) voient le jour et de nouvelles formes de pouvoir se définissent. À ce stade, la logique d’affrontement n’est plus militaire mais économique.
Ainsi, pour maintenir leur suprématie, les États se sont vus contraints de défendre leurs intérêts économiques et d’aider les entreprises locales dans leurs stratégies de conquêtes des marchés et d’innovation par d’autres moyens que la guerre.
Les questions de sécurité, du savoir, de la production et de la finance prennent le devant. Le Soft Power commence à voir le jour.
Le Soft Power anticipe l’action grâce à la médiation et à la persuasion, ce qui implique l’adoption de principes stratégiques qui combinent des éléments de référence symboliques ou culturels avec les valeurs politiques ou idéologiques qui renforcent le leadership (Nye, 2007). En d’autres termes, le Soft Power préconise l’utilisation de la persuasion séductrice à celle de la force. Un État peut ainsi amener les autres à adhérer à des normes et à des institutions qui incitent ou induisent aux comportements désirés.
La principale différence entre les deux concepts, Hard power et Soft power, semble reposer sur le recours à la caractéristique intervention responsable du Soft Power, par rapport à la simple imposition par la force de Hard Power. Et c’est la combinaison « intelligente » des deux qui sera à la base du développement du Smart Power. Du Hard Power, on reprend la persuasion par la force tout en évitant au maximum le déploiement massif de la force militaire. Du Soft Power, on préconise l’approche diplomatique pour la résolution des conflits.
Intelligence et « Agir collectif »
Dans son ouvrage intitulé « Organizational Intelligence: Knowledge and Policy in Government and Industry », précurseur à plus d’un titre, Wilensky (1967)3 aborde le concept d’« Organizational Intelligence ». Il y traite la question d’interdépendance stratégique des États et met en évidence deux grandes problématiques : la première concerne les stratégies collectives et la coopération entre gouvernements, institutions et entreprises pour la défense de leurs intérêts ; la seconde souligne l’importance de la connaissance, principalement dans l’économie et l’industrie, comme moteur stratégique du développement et du changement. La thèse de Wilensky (1967) sur l’« Organizational Intelligence », est le point de départ d’une grande réflexion, celle de donner un nouvel élan aux relations entre les acteurs politiques, administratifs et privés. Le but de cette réflexion est de donner à l’État les moyens d’être influent sur la scène internationale. Dans cette même logique, Dedijer (1975)4 avance la thèse de la « social Intelligence ». Celle-ci consiste en ce que les agences gouvernementales, les industriels, les partis politiques, les syndicats, les armées et les groupes de pression politiques se réunissent et travaillent ensemble dans le cadre d’un projet de société. Ces deux réflexions se sont traduites, pour les États, par le développement des alliances, des partenariats, des institutions d’une part, et par le développement de la connaissance d’autre part. L’objectif est d’établir la légitimité de l’action et d’étendre l’influence.
Dans le cadre du Smart Power, le développement de partenariat ne peut être approché seulement comme un partenariat entre États ou institutions mais également comme un partenariat avec l’ « acteur social ». L’influence ici passe en grande partie par les normes culturelles, les sensibilités religieuses et les leaders d’opinions.
La eDiplomacy en ce sens, offre un potentiel d’influence considérable notamment par la mobilisation des espaces virtuels. Pour revenir à l’exemple américain, en 2003, les États-Unis ont fondé le State Department’s Office of eDiplomacy. Ce département a créé une large gamme de portails web interactifs, de plateformes en ligne et de programmes de formation, faisant ainsi de la technologie un usage novateur pour promouvoir les intérêts des États-Unis en matière de politique étrangère. Il a réussi en quelques années à changer la façon dont les agents américains communiquent entre eux et avec l’extérieur, partagent l’information et la connaissance et mobilisent des personnes hors des frontières US. TechCamp en est un exemple édifiant, une série de conférences au cours desquelles des experts en technologie et des acteurs des sociétés civiles, militants pour le changement, tentent d’identifier et d’appliquer des technologies, à faible coût et faciles à mettre en oeuvre, pour que ces acteurs, à travers leurs organisations, deviennent plus résilients et plus efficaces.
Le pouvoir devient ainsi une capacité relationnelle qui permet de guider l’action collective. C’est d’ailleurs cet équilibre de l’ « agir collectif » et de la capacité d’influence à la fois politique, économique, culturelle et religieux qui fait du pouvoir un « pouvoir intelligent ».
Le Smart Power n’équivaut donc pas à la seule somme du Hard et du Soft Power, mais combine les dimensions de l’intelligence et de l’ « agir collectif » pour créer un effet de synergie où les résultats deviennent meilleurs.
1. Nye, Joseph (2007) « Smart Power, Huffington Post» [en ligne]. http://www.huffingtonpost.com/josephnye/smart-power_b_74725.html (consulté le 5 septembe 2012).
2. Parmar, Inderjeet et Cox, Michael (ed) (2010) “Soft power and US Foreign Policy, Theoretical, historical and contemporary perspectives”. Routledge. London.
3. Wilensky H. (1967) “Organizational Intelligence: Knowledge and Policy in Government and Industry”. Basic Books. New York.
4. Dedijer S. (1975) «Social Intelligence: A Comparative Social Sciences Approach to an Emerging Social Problem». Darmouth. New-Hampire, April 20, 1975.