Savoirs de la précarité, knowledge from precarity

Savoirs de la précarité, knowledge from precarity

Auteur : Ss. dir. Joëlle Le Marec et Hester du Plessis

Pour désentraver les savoirs

Un collectif international d’universitaires s’interroge sur les multiples articulations entre précarité et production des savoirs et formule des propositions pour revaloriser les sciences humaines.

Dans cette période « d’incertitude et d’insécurité sociopolitiques », bref de précarité endémique, c’est le concept même de précarité qu’interrogent les seize chercheurs réunis autour de Joëlle Le Marec, professeure en sciences de l’information et de la communication au Groupe de recherches interdisciplinaires sur les processus d’information et de communication (GRIPIC) au CELSA à Paris, et rédactrice en chef du réseau Endangered humanities,et autour d’Hester du Plessis, philosophe et chercheuse à l’Université de Pretoria. Ce groupe, constitué dès 2017 à partir de l’Afrique du Sud, du Chili, d’Espagne, des États-Unis, de la France, de l’Inde et de la Turquie, sans chercher à réduire son hétérogénéité intrinsèque (métiers, états d’avancement ou d’interruption de leurs carrières…), estime en effet que la précarité est « un enjeu scientifique et épistémologique majeur ». C’est même « une condition qui nécessite un changement de paradigme » : elle ne doit pas être considérée comme un phénomène autonome qui pourrait être abordé de l’extérieur, mais envisagée comme une donnée constitutive de la production des savoirs, notamment en sciences humaines. Face au néolibéralisme, aux populismes, aux pouvoirs autoritaires, aux désastres climatiques, aux guerres, ou encore aux mutations technologiques, ces derniers sont méprisés par les pouvoirs politiques et économiques et minorés par les chercheurs eux-mêmes. En anglais, en français, en espagnol et en turc – plusieurs textes figurent dans deux versions –, leur démarche se veut empirique, théorique et politique. L’enjeu ? La possibilité de « reconstruction imaginaire d’une société brisée par les inégalités structurelles et la réduction à l’impuissance ».

L’intérêt de ce collectif tient à la diversité des lieux de prise de parole et à la force de convictions partagées. Joëlle Le Marec et Hester du Plessis insistent dans leur introduction sur l’importance de la transdisciplinarité comme prérequis et comme pratique, allant de pair avec la transgression et la créativité scientifique. Elles valorisent l’investigation qui permet d’échapper à une spécialisation qui isole la recherche scientifique, de fuir l’idée même de son autonomie. Il s’agit de briser la sacralisation de la science aux mains d’une élite privilégiée sous un contrôle institutionnel et disciplinaire. Joëlle Le Marec rappelle que « certains des plus exposés à la précarité politique et sociale sont ceux pour qui les pratiques de savoirs sont les plus intenses, pour qui les enjeux d’acquisition des savoirs sont ressentis avec le plus de force : ils font coïncider démarches de connaissances et projets de vie […] Il sont les acteurs et les témoins directs de la valeur des savoirs. »

Témoigner, définir

Dans le souci de « se réapproprier d’autres manières d’exercer [leurs] responsabilités », le collectif s’intéresse aux sociabilités du savoir, aux différentes conditions d’enquêtes, d’étude et d’écriture. La première partie, « Enquêter, décrire, prendre soin : tisser les savoirs de la précarité » rassemble les témoignages et les textes qui portent plutôt sur une situation. D’abord sensibles, avec trois poèmes du chercheur turc en exil Şeref Kavak, exilé à Paris. Bermal Aydın, aujourd’hui en exil à Londres, raconte comment elle a perdu son travail suite à la pétition pour la Paix en 2016 et témoigne des difficultés dans un système néolibéral marqué par la course à la publication, a fortiori dans une langue étrangère. Claudio Broitman, de l’université de Santiago, pointe les limites du programme chilien, qui a envoyé des milliers de boursiers se former dans le monde puis a restreint le recrutement à des secteurs dits « stratégiques » non définis au départ. Emilie Da Lage, de l’université de Lille, s’intéresse aux modalités de coopération entre chercheurs et organisations humanitaires, via des concerts dans des camps de migrants, la musique étant un asile qui « ouvre la possibilité de se réaliser à travers la négociation et l’adaptation aux autres ». Cofondateur de l’association InFLechir, André Rebelo raconte la mise en place de cours de français langue étrangère pour les réfugiés et les exilés à l’université de Paris-Sorbonne malgré les résistances de l’administration, et souligne la force des solidarités autant que les burn-out militants. La journaliste américaine Marie Doezema propose un guide pour les enquêtes auprès de survivants de traumatismes, et pose la question de l’accompagnement psychologique des journalistes eux-mêmes. Joscelyne Jurich, doctorante en communication à Columbia University, décrypte le traitement par des journalistes et photographes indépendants de sujets comme les violences policières, les discriminations basées sur la race, le genre, l’ethnie ou l’orientation sexuelle.

La seconde partie, « Précarité, précaridad, précariat, précarioussness : politiques et épistémologies », s’intéresse à l’articulation entre contextes et définitions. Hester du Plessis distingue deux formes de précariat, celui« de ceux qui sont migrants, outsiders, pas dans les normes », et celui « de ceux qui sont considérés comme des rebelles intellectuels pensant hors de l’ordre établi ». Le brouillage des perceptions entre humain et machine, humain et nature… avec ses développements anti-humanistes et post-humanistes constitue un « défi philosophique ». « Comment faire de la précarisation un terrain de résistance ? », s’interroge Eylem Çamuroğlu Çiğ, réfugiée en Allemagne, qui revient sur la montée de l’anti-intellectualisme en Turquie et souligne le lien entre précarisations politique, économique et existentielle. Doctorant-chômeur français, Guillaume Heuguet interroge, à partir de son statut ambigu entre étudiant, chômeur, travailleur, « entrepreneur de soi, citoyen-sujet de droits sociaux, usager-circulant dans les bureaux et les formulaires », la gouvernance par la bureaucratie et la réduction à des cases. Il appelle à « fonder les droits depuis les marges », des droits réels, et non pas restreints par la doctrine managériale. Pour le chercheur indépendant espagnol Javier Lopez Alos, « dépolitiser la précarité signifie la réduire à une affaire individuelle ». Il appelle l’intellectuel précaire à cesser d’intérioriser les dynamiques de compétition : « La posture plébéienne, au contraire, consiste à être capable de dire qu’assez, c’est assez. […]La précarité ne doit pas cesser d’être le lieu dont on cherche à s’extraire ou le lieu où on aspire à ne pas (re)tomber. » Le poète et scientifique indien Gauhar Raza, qui énumère les menaces de mort voire les assassinats de journalistes scientifiques et de rationalistes par des fanatiques eux-mêmes précaires, estime que « le précariat n’est pas qualifié pour être une classe en soi pour deux raisons : d’abord à cause de son impermanence et ensuite, à cause de son manque de cohérence faute d’intérêt de classe ». Quant à Ünsal Çiğ, professeur au département de journalisme à l’Université de Mersin en Turquie, il rappelle le lien entre journalisme et lutte pour les droits élémentaires comme la sécurité du travail, des droits sociaux et civils.

Briser l’impasse disciplinaire

Le texte de Joëlle Le Marec, « Force des savoirs, précarité des conditions, chercher ensemble » a une valeur programmatique.

  1. Cesser de mettre à distance la précarité et de considérer ceux qui la vivent uniquement comme « témoins ou victimes » mais comme porteurs d’une façon spécifique de conceptualiser.
  2. « Prendre au sérieux l’hypothèse d’une faiblesse des savoirs hors précarité et d’une force des savoirs depuis la précarité », cette dernière situation impliquant souvent des savoirs « qui ont une portée collective non utilitariste, indépendante du jeu des calculs d’intérêt et des rapports de force entre acteurs sociaux. »
  3. Résister à l’hégémonie des normes valides pour les sciences formelles et au durcissementpar les chercheurs des conditions d’énonciation des savoirs quiisole des espacesd’« insensibilité à la précarité vécue, dont se soutient pourtant le dynamisme des sciences humaines et sociales » : les savoirs en sciences humaines sontle lieu d’une « controverse permanente, relative à ce en quoi consiste son caractère scientifique ».
  4. Reconnecter le statut d’enseignant.e chercheur.e, bénéficiant de temps et d’espaces de concentration et de recherche, au « service d’un intérêt général » et non d’une « “demande sociale” réduite à la demande des acteurs politiques et économiques ».
  5. Revaloriser l’enquête, avec la disponibilité donc la vulnérabilité qu’elle suppose, comme condition de la scientificité, et non pas comme une simple opération de collectes qui acquerrait une valeur par l’usage fait par le savant.

Un appel à prendre ses responsabilités.

 

Kenza Sefrioui

Savoirs de la précarité, knowledge from precarity

Ss. dir. Joëlle Le Marec et Hester du Plessis

Éditions des archives contemporaines, 278 p., 38 €

Le livre est entièrement en ligne à l’adresse suivante : https://www.archivescontemporaines.com/books/9782813003195