S. Sand : L'attitude sioniste, c'est on tire, on pleure

S. Sand : L'attitude sioniste, c'est on tire, on pleure

Dans l’avant propos romancé de votre livre, «Comment le peuple juif fut inventé», vous rendez un hommage discret à Mahmoud Darwich. Quel lien aviez-vous avec le poète palestinien ?

J’étais très jeune, j’appartenais à la jeunesse communiste en Israël et en plus je voulais être  poète. Je me souviens d’avoir rencontré Mahmoud Darwich dans l’un des événements de la résistance. Et on est devenus amis. Je parle là des années 66, 67, 68. J’ai dormi chez lui en arrivant à Haïfa et lui a dormi chez moi, une ou deux fois, en arrivant à Tel Aviv, parce qu’il n’avait pas eu le droit de rejoindre Haïfa. Après la guerre, je suis allé à nouveau chez lui, on a discuté jusqu’à 4h du matin. Je me sentais très mal. J’avais participé au combat à Jérusalem, alors que lui était en prison. J’ai tiré à Jérusalem, je voulais quitter le pays et lui m’a convaincu de rester. Quand il s’est réveillé à midi, il m’a dit, Shlomo: «J’ai écrit un poème pour toi», suite à notre conversation d’hier, puis il me l’a traduit sur le coup. Ce poème s’appelait Le soldat qui rêvait de lilas blancs. Poème qui a été très attaqué à l’époque. Le monde arabe était différent d’aujourd’hui, l’image des Israéliens était différente. Mahmoud a connu les Israéliens, a même aimé des Israéliens, et des Israéliennes. Il a toujours eu un regard très nuancé sur la réalité. Il a vécu dans cette société. Voilà donc comment est né ce poème qui a été adopté par le monde arabe et que Majda Roumi chante aujourd’hui. Sur YouTube, vous pouvez la voir chanter ce poème devant Moubarak et l’état major égyptien. Je crois être fier d’avoir été l’objet d’un poème de Mahmoud, qui décrit cette liaison. Est-ce qu’il y a un lien entre ce poème et ce livre ? Bien sûr qu’il y a un lien. Lui l’avait écrit avec le but de dévoiler une vérité. C’est exactement ce que je recherche en tant qu’historien : la vérité ou ce que je crois être une vérité. Parallèlement à cela, je ressens une dette morale qui entraîne un sentiment profond d’injustice. Je ne cache pas, je dévoile deux choses : d’où je parle et pourquoi je parle. Je cherche à déconstruire cet imaginaire, ce mythe sioniste qui a façonné l’histoire juive. C’est aussi Mahmoud qui a eu l’initiative de faire traduire le livre en arabe au mois d’avril de l’année dernière. Une petite maison culturelle à Ramallah veut le publier, mais je ne suis pas encore satisfait par la version arabe du livre. Par contre, je suis heureux que ce soit publié à Ramallah et pas à Beyrouth, Damas ou Le Caire.

Quel sens donnez-vous à la dette morale ? Dans le film israélien à succès, Valse avec Béchir,  on voile la souffrance de l’autre, et on met en avant la souffrance de soi. Où vous situez-vous par rapport à cette posture?

Je n’ai pas aimé ce film, en partie pour ce que vous dites. Il y a d’autres films qui abondent dans le même sens, d’ailleurs. Il y a une expression en hébreu : «on tire, on pleure». C’est une attitude sioniste que je ne partage pas. Je ne suis pas sioniste. Je ne me définirais pas comme anti-sioniste, parce que je ne me bats pas contre l’Etat d’Israël, mais pour le dé-sioniser, c’est crucial pour la paix dans la région. Je suis, donc, un non sioniste. Certains disent «post-sioniste». C’est faux. Je n’ai jamais été sioniste.  Je n’appartiens pas à cette sensibilité et j’ai pris mes distances depuis le début, depuis que Golda  Meir a dit une phrase idiote du genre : «Je ne peux pas excuser les Palestiniens de nous avoir obligé à tuer des enfants».

La minutie avec laquelle vous avez exposé les tenants et les aboutissants de  l’historiographie Israélienne sert à déconstruire des mythes fondateurs. Quelle différence y a-t-il entre votre démarche et celle de quelqu’un comme Roger Garaudy ?

Il y a dans le livre de Roger Garaudy des constats et des faits avérés historiquement. Mais c’est pêle-mêle et le livre est à mon avis déséquilibré, que ce soit du point de vue moral ou historique. Maintenant, je ne suis pas musulman comme Garaudy, je ne suis pas converti et je ne crois pas l’être un jour, parce que je suis athée. En plus, je n’ai jamais été croyant comme lui. Communiste oui, mais pas croyant. Garaudy a eu tort toute sa vie. Il a été stalinien comme plusieurs camarades dans les années 50, par exemple. Bref, mon livre est totalement différent, parce qu’il est écrit de Tel Aviv, d’un point de vue israélien et s’adresse à des Israéliens. Deuxième point, je crois qu’en ayant mis en doute la Shoah, Garaudy a donné le meilleur cadeau qui soit au sionisme et à la politique pro israélienne. On m’a déjà posé la question au Maroc sur la Shoah et j’ai réagi d’une manière claire et nette : pas question de remettre en question cet événement historique. L’histoire des chiffres qu’on exagère, du nombre de victimes, 5 ou 6 millions, ne change rien à la donne. Justement, j’ouvre le livre avec de petites anecdotes, à travers lesquelles ma position sur la Shoah est claire. Je parle de mes parents, de ma tante, de mes grands parents. Il n’y a pas d’équivoque. Donc, la différence entre Garaudy et moi, c’est qu’il a  monté un livre non pour attaquer la politique sioniste d’Israël mais pour attaquer la mémoire juive. Le fait qu’Israël ait un excès de capital de souffrance est indéniable, mais cela ne donne pas le droit de remettre en cause la Shoah. Je le redis, Garaudy s’est trompé toute sa vie. Il avait le droit de  devenir musulman (je ne critique pas ça). Mais s’attaquer à la Shoah a été une grosse erreur de sa part. Les politiques d’Israël sur ce point ne changent pas parce que la Shoah en soi est une chose terrible. C’est un génocide incomparable à d’autres. Même la Nakba ne peut pas y être comparée. Parce que les nazis voulaient exterminer une race, liquider l’Autre, alors que les sionistes voulaient chasser un peuple pour lui extorquer sa terre. C’est différent. D’autant que la Shoah est terminée et la Nakba, pas encore.

Le mythe est constitutif de toutes les nations. En Israël, le rôle de l’école et le niveau de lettrisme donnent-ils à l’influence de l’idéologie sioniste sur les consciences plus de poids qu’ailleurs ?

Le chapitre le plus difficile, le plus abstrait et théorique du livre est le premier. La plupart commencent, se fatiguent et laissent tomber la lecture du reste. Or, j’ai justement essayé dans cette première partie de montrer que pour créer une nation, on cherche à créer un peuple imaginaire. Ce n’est pas uniquement le cas des juifs sionistes mais aussi le cas de tous les créateurs de nations : les Français, les Allemands, les Italiens et probablement aussi les Marocains. Chaque nation a des caractéristiques spécifiques, mais tous les peuples finissent par relativiser et douter des mythes fondateurs. Les petits enfants français savent qu’ils ne sont  pas les descendants de «nos ancêtres les Gaulois». La désillusion est généralisée. En Israël, la méthodologie employée pour convaincre les enfants du mythe est tellement forte qu’ils y croient encore. Chez nous, ils savent qu’ils sont les descendants du royaume de David. La mythologie est plus fortement ancrée qu’ailleurs. Et pourquoi ? Nous avons volé la terre des autres. Il fallait justifier. Le sionisme, pour constituer une société israélienne, a dû légitimer sa politique coloniale. Il a construit une histoire pour légitimer son désir d’acquérir plus de territoires. Il s’est satisfait de l’idée d’avoir créé une terre refuge pour les juifs. Et mon devoir d’historien est de dire aux Israéliens qu’on ne peut pas construire une légitimité historique sur la base d’une mythologie fausse.

Vu l’état de lettrisme en Israël, vu la place des nouveaux historiens, des anthropologues et tous ceux qui battent en brèche la conception mythologique servie par les sionistes, on se demande pourquoi tout cela reste marginal et peu audible? Est-ce qu’il n’y a pas suffisamment de débats publics, et de relais institutionnels par rapport à ces travaux ?

Je peux dire, d’un côté, qu’on est en retard par rapport au réveil conscient et critique face à la mythologie nationale. Comme je peux dire, d’un autre côté, que tout cela arrive assez tôt. Pour vous donner une idée, prenez l’exemple de la France. Qui mettait en question l’hégémonie française à l’époque de la guerre d’Algérie ? Il n’y a eu à l’époque aucun historien jusqu’à Braudel pour mettre en cause la conception mythique servie par l’Etat français. Donc, je crois que la place marginale que nous occupons s’explique par le conflit, qui est rentré dans une phase très aigüe, depuis l’Intifada. Mais je suis sûr qu’il va y avoir un épuisement de l’idéologie sioniste.

Maintenant, notez bien que même si je suis marginal, le livre a figuré en tête des best-sellers en Israël. Il y a de la consommation, au moins. A la différence des historiens de métier, je veux dire les spécialistes de l’histoire hébraïque, la curiosité des journalistes devant cet ouvrage a été énorme. Il n’y a pas eu une émission de télé qui ne m’a pas invité pour aborder la question ouvertement. Il n’y a pas eu un éveil de conscience, il n’y a pas eu un débat de fond au sein de la communauté scientifique des historiens, mais il ne faut pas sous-estimer l’effet médiatique. Il ne faut pas oublier que nous sommes une société bizarre, à la fois non démocratique, parce qu’excluant l’autre, mais très libérale et pluraliste. Et c’est cela qui permet à des gens comme moi d’exister, marginalement certes, mais médiatiquement aussi.

Le premier mythe que vous construisez en vue de son anachronisme est le lien entre la destruction du temple et l’exil. Tout en rejetant le recours à la bible pour construire la mythologie sioniste, vous-même vous vous référez, de temps à autre, à la bible. La référence biblique représente-t-elle un gage pour être mieux audible en Israël ? Cela était-il nécessaire pour légitimer votre discours ?

A partir de 7 ans jusqu’au lycée, chacun de nous apprend la bible comme un livre d’histoire. Je porte un prénom biblique, donc je suis dedans. Mais je ne justifie pas tout par la bible. Loin de là. D’ailleurs, je ne suis pas en confrontation avec l’héritage religieux. Ma démarche qui consiste à déconstruire la politique historiographique israélienne est contre le mythe national, pas contre le mythe religieux. Personnellement, je suis anti-clérical et j’aimerais que les rabbins s’occupent des âmes et ni de l’histoire ni de la politique. Mais la Bible en Israël n’a pas le même statut que l’Ancien testament en France, peut être un peu comme le Coran en Arabie Saoudite. On s’y réfère quotidiennement. Mon grand problème est que j’ai appris la Bible pendant des années, comme un livre historique et non comme livre théologique. Donc, si le sionisme a mis la Bible dans le rayon de l’histoire, mon rôle est de le remettre à sa vraie place, dans le rayon théologique, où se retrouvent les grands textes, comme le Coran et les Evangiles. Je dis grands textes en référence à des cultures qui ont existé, et non «texte sacré». Pour moi, seule la vie humaine est sacrée. Rien d’autre n’est sacré, ni Marx, ni Mohammed, ni Moïse, ni Jésus. Je me situe dans la lignée de Spinoza. Si lui a compris il y a 400 ans que le texte biblique a été écrit bien plus tard et que les Israéliens continuent de croire même aujourd’hui, qu’il a été écrit dès les origines, il est important de rectifier le tir. C’est un texte historique, en tant que témoignage sur l’époque où il a été écrit, pas en rapport avec l’histoire qu’il raconte. D’ailleurs, je ne crois pas qu’Abraham et Moïse soient des personnages historiques. Il me semble que ce sont de grands personnages imaginaires, littéraires. En plus, dans la bible, il y a des choses atroces que je repousse de tout mon cœur. Je propose aux Israéliens de lire la bible comme œuvre littéraire. Aujourd’hui, un enfant israélien apprend la bible avant l’histoire.

Est-ce que vous êtes un historiciste dans la mesure où vous vous référez aux réalités vérifiables de l’histoire pour remettre en place les éléments dans leur contexte et combattre les mythes ?

Je suis surtout historien dans le sens où je m’oppose au post modernisme comme démarche philosophique faible. Parallèlement, je ne suis pas positiviste. Jamais, je n’ai eu l’illusion que j’allais dévoiler la vérité. Jamais je n’ai cru que j’allais découvrir la vérité entière. Je vis dans cette tension permanente, entre la sagesse de celui qui n’a aucune illusion sur la vérité, et le devoir éthique de celui qui doit faire son travail pour ne pas trahir son contrat moral avec son métier. Contrairement à plusieurs philosophes, je ne cesse de traquer cette lumière fuyante, même si je sais que je ne vais pas l’atteindre. Par ailleurs, je ne crois pas que l’histoire explique tout. Je ne fais pas là état d’un échec, je considère que mon récit, mon travail est en soi un texte,  que ce n’est pas une vérité et qu’il constitue en soi un processus historique.

J’espère qu’il y aura un jour d’autres historiens, qui vont dire, «là, vous aviez raison, mais sur ce point, vous auriez dû creuser davantage». 

Sur la question du temple et de l’exil que vous  déconstruisez de  manière magistrale, vous dites qu’il n’y a pas de preuves ni d’éléments scientifiques, alors vous essayez de trouver quelques éléments pour étayer votre doute. Par quel processus intellectuel êtes-vous passé pour en arriver à briser le tabou de l’exil ?

Au début, je pensais que le livre serait concentré sur le mythe biblique. Je me souviens en arrivant en France avoir commencé à m’intéresser à cet élément fondamental de la culture juive, qui s’appelle l’exil. Il n’y a pas de judaïsme sans la notion d’exil. A l’époque, je n’étais pas tout à fait sûr de moi-même. J’ai grandi dans une société où tout le monde se souvient que l’exil a eu lieu. C’est tellement ancré dans la conscience israélienne et même occidentale, que rien n’amène à s’interroger là dessus. Puis, je suis tombé sur l’article d’un historien, plutôt conventionnel, qui a mis en doute la notion d’exil et a parlé d’émigration à la place. On a toujours pensé que les juifs ont été chassés de la Judée, qu’ils se sont dispersés, en Russie et ailleurs, et qu’ils ont fait un retour à la case départ. C’est d’ailleurs ce récit là qui justifie la rhétorique sioniste. Et quand je me suis mis à creuser, surprise. Je suis allé à une grande bibliothèque spécialisée dans le judaïsme, d’une richesse incroyable. Elle comportait 200 livres sur la Shoah et je pensais que j’allais y trouver beaucoup de livres sur l’exil, sur comment les romains les ont chassés au 6ème siècle av. J.-C., sur la politique impérialiste de Babylone qui tenait à changer d’élite. Je croyais que ces événements avaient eu lieu et que je trouverais des travaux scientifiques là dessus. Or, il n’y avait même pas une thèse de doctorat. J’ai été choqué, bouleversé. Je suis alors allé voir des personnes qui acceptaient de parler avec moi. J’ai dit : «est-ce que l’exil n’a pas eu lieu ?». Et ils m’ont répondu, «effectivement, il n’a pas eu lieu». Je me souviens avoir demandé à un historien de sortir avec moi dans les couloirs de l’université pour demander aux étudiants  si l’exil a eu lieu ou non. Je me suis alors rendu compte qu’il y a des zones grises, avec d’un côté une technologie de diffusion idéologique incroyable, et de l’autre côté, une grande prudence. Au fait, l’exil a été inventé au 3° siècle à partir d’un présupposé largement partagé, à savoir que les Romains, chrétiens, ont exilé les juifs pour avoir participé a l’assassinat de Jésus. Ce n’est pas vrai. Les Romains n’ont pas appliqué une politique générale d’exil, ils ont parfois poussé des populations en Méditerranée de l’est ou de l’ouest à partir. Ils en ont tabassé un bon nombre et ont tué beaucoup de révoltés. Mais l’exil n’a pas eu lieu. C’est une question centrale dans l’imaginaire occidental, mais elle n’a aucune base historique. Voilà, mon livre n’a rien dévoilé de nouveau ni d’inconnu, il a juste rétabli un non-dit.

Justement, j’ai l’impression que c’est une sorte de silence complice  que vous avez soigneusement brisé …

Vous savez, je lisais de temps en temps des choses qui me tracassaient mais auxquelles je n’ai jamais fait vraiment attention. Pour comprendre ce qui a pu se passer, il a fallu remonter très loin. Je suis reparti sur les traces des Macabéens. Ils étaient les premiers à constituer un régime de pouvoir juif. J’ai découvert alors écrit noir sur blanc qu’à la base, les juifs, une fois au pouvoir, se sont comportés, bien avant le christianisme et l’islam, comme eux. Ils ont converti les autres à coups d’épée. Donc, les premiers pouvoirs monothéistes juifs, ne sont pas différents des autres. Ils se présentaient aux populations conquises avec férocité et leurs promettaient en plus des choses incroyables, supérieures au paganisme: la vie dans l’au-delà. Donc, le judaïsme commence à travers la Méditerranée et touche des royaumes et des  populations entières. Du coup, on comprend mieux pourquoi il y a des composantes juives, au Yémen, au Maroc ou en France. Les cheveux frisés des Yéménites, dont j’adore les femmes, ne sont pas une spécificité juive, mais locale. Alors, si les juifs sont des sédentaires convertis et pas forcément des exilés en diaspora, qui sont les paysans locaux qui se trouvaient à l’origine en Judée ? Je pense sincèrement que c’est un mélange. 

D’où vient l’idée, selon vous erronée, que le judaïsme est une religion non violente et la communauté juive non prosélyte ? Comment ce présupposé a-t-il été ancré dans les imaginaires ?

Je développe cela longuement dans le livre, mais je demanderai aux lecteurs d’appliquer un  raisonnement simple. Le judaïsme est très prosélyte 200 à 300 ans après J.-C. Il prépare le terrain à la révolution chrétienne, mais il n’a pas eu le temps, comme le christianisme ultérieurement, de développer une politique missionnaire sophistiquée. A partir du 4ème siècle, avec les victoires des Romains et la série de lois édictées à partir de Constantine puis deux siècles plus tard à Médine, chrétiens et musulmans accepteront, jusqu’à la modernité, de conserver le judaïsme à une seule condition : la peine de mort pour un juif qui veut convertir son voisin. Ainsi, après avoir été interdits pendant 1500 ans de faire du prosélytisme, les juifs ont développé un instinct de survie. Le temps a permis d’installer l’idée que les juifs étaient différents, mais initialement, tous les monothéismes, sans exception, sont agressifs.

En rappelant que le judaïsme est également agressif à la base, vous rétablissez sa place historique dans les cultures nationales et vous réduisez à néant l’idée d’un gène juif, pur, originel. Quelle différence faites-vous entre race, peuple et nation ?

Je n’autorise pas du tout le terme «race», ni celui d’ethnie, sauf pour désigner un comportement idéologique, ethnocentrique. Parce que l’ambiguïté est trop grande. Le sionisme, en forgeant une idéologie nationale, n’a pas été tout à fait dans le sens du nazisme en ce sens qu’il n’a pas cherché, la nation pure. Les sionistes se défendent d’ailleurs en disant qu’ils ne parlent pas de race. Tous n’ont pas été si prudents que cela. D’ailleurs, leur discours peut prêter le flanc à des critiques dans ce sens. Peuple, race, nation, ethnie se confondent dans notre conscience politique. Mais dans le langage courant, le terme de «peuple» recoupe, à mon sens, deux types de réalités. C’est un terme flexible. Il peut vouloir dire «un groupement humain ayant des pratiques et des normes en commun et une culture commune, laïque non religieuse». Comme il peut renvoyer à des groupements ayant la même souche. Justement, le sionisme a été constitué sur cette idée-là. Il a balayé l’acception de culture commune et gardé l’idée voisine au présupposé racial de «souche commune». Et c’est en partant de ce présupposé de souche commune qu’ils ont justifié le retour. C’est dramatique. Parce qu’au fond, cela nie aux juifs leur richesse culturelle et leur appartenance à plusieurs groupes humains. Parce qu’il ne faut pas l’oublier, les juifs étaient en Ukraine avant que les Russes n’y arrivent, ils étaient des berbères au Maroc avant que les Arabes n’arrivent. Ils étaient massivement en Espagne. Je pense qu’il est important de rappeler aux lecteurs marocains la magnifique symbiose qu’il y avait entre les soldats berbères musulmans et juifs que Tarik Ibn Zyad a emmenés avec lui en 695 pour traverser le Détroit vers la péninsule ibérique.

Votre livre montre en gros que les liens culturels et nationaux  entre sociétés musulmane et judaïque sont plus forts que ceux qui lient les juifs avec la culture chrétienne. Seriez-vous défenseur d’une alliance, pacifiste et peut être politiquement naïve, judéo islamique, qui supplanterait celle judéo-chrétienne qui prédomine actuellement ? 

Le terme judéo-chrétien vient d’être forgé et j’imagine que cela ne voulait rien dire pour ma grand-mère qui a terriblement souffert du nazisme. Comme historien, l’idéologie judéo-chrétienne me révolte. Il aurait fallu que les intellectuels français utilisent le terme judéo-chrétien en 1940, pas en 2000. En plus, la coupure historique et épistémologique entre judaïsme et christianisme est mille fois plus grande qu’entre judaïsme et islam. Mohammed n’a pas prétendu être fils de Dieu, donc il y a, grâce à cela en partie, une continuité très forte entre le judaïsme et l’islam. En outre, avec l’islam, les juifs n’entretiennent pas le même rapport de culpabilité et la mémoire de persécutions atroces, comme c’est le cas avec les chrétiens, qui les ont longtemps accusés d’avoir assassiné Jésus. En tant que politique, je conseille aux juifs de réaliser qu’ils vivent dans l’ombre de beaucoup de croyances et qu’il s’agit avec les musulmans plus de problèmes identitaires, politiques que religieux. Comme je voudrais rappeler à mes confrères israéliens qui habitent entre Paris, Londres et New York, Beyrouth et Amman combien la symbiose entre judaïsme historique et islam historique était belle et combien la relation avec le christianisme historique était pénible.