RSE : Itinéraire infernal d’un «Concept»

RSE : Itinéraire infernal d’un «Concept»

Pourquoi s’intéresser aujourd’hui à la RSE, y compris dans ce contexte de crise économique et financière ? Parce que la RSE s’intéresse à nous, à notre environnement, aux effets sociétaux induits par l’entreprise désormais dite citoyenne et à la bonne gouvernance qu’elle affiche vouloir prôner.

En mettant le souci social et sociétal au centre de ses préoccupations, la RSE ne peut que rencontrer « idéalement » l’adhésion du plus grand nombre. Dans un certain nombre de pays dits émergents comme le Maroc, la RSE est pensée comme allant permettre à l’entreprise d’assumer une fonction éminemment sociale en corrélant sa croissance et sa rentabilité au progrès social de son environnement « territorial » et au bien-être des populations relevant de son « périmètre » d’influence. Si l’on s’en tient à cette corrélation, la RSE ne peut pas se targuer d’un rôle révolutionnaire : les entreprises ont toujours joué le rôle de prise en charge sociale de leur environnement, y compris territorial. À cet égard, tout dépend du sens avec lequel on charge le concept.

Retour cavalier sur la généalogie de la RSE.

Jadis, les entreprises faisaient une RS « diluée »

Faut-il souligner que le concept « responsabilité de l’entreprise » a été employé pour la première fois par le très libéral économiste américain Milton Freidman. Ce dernier introduisait le modèle Shareholders associant l’intérêt de l’entreprise à celui exclusivement de ses actionnaires. Mais, d’autres chercheurs étendent cette responsabilité à quelques parties prenantes telles que les salariés de l’entreprise, ses sous-traitants, ses fournisseurs et ses clients et proposent comme substitut au premier modèle celui, à consonance similaire, de Stakeholders (Freeman E. R., 1984). Cette forme diluée intervient après « l’épuisement » du modèle paternaliste qui, lui aussi, s’attache à assurer le bien-être de ses salariés, non seulement au travail mais également dans les autres dimensions de la vie. En effet, la définition classique du paternalisme attache une importance capitale à la vie extra-professionnelle plus ou moins prise en charge par l’employeur pour s’attacher la fidélité et accroître la dépendance de la main-d’œuvre ainsi amadouée. La mise à disposition d’un logement et plus largement la prise en charge par le patronat de l’ensemble des domaines de l’existence ouvrière, du logement à la protection sociale en passant par l’école, s’apparente à une forme de « patronage ». Ce dernier s’exerce sur les conditions de travail par l’allègement des cadences en créant une ambiance familiale dans les ateliers de production. La gestion paternaliste de la force du travail est même idéalisée comme fondement d’un mode d’organisation sociale basé sur les rapports sociaux hérités de la société agraire traditionnelle et transposée dans le monde de l’entreprise.

Il est aujourd’hui admis que les deux modèles, Shareholders et Stakeholders, ne peuvent pas suivre l’évolution fulgurante des attentes montantes des parties prenantes vis-à-vis de l’entreprise et les nouvelles missions assignées à cette dernière dans un monde « globalisé ». Parce que l’entreprise devient irrésistiblement une affaire de société (Sainsaulieu, 1992), il est dans l’ordre des choses qu’elle se tourne vers la société et qu’elle « régule » son interaction avec son environnement socio-économique. C’est cela qui fait de la RSE à la fois un label, une norme et des pratiques dans des contextes hétéroclites. À cet égard, l’entreprise porte et diffuse des valeurs comme si le salut du progrès social passait par cette unité de production. Des valeurs telles que la transparence au niveau de la gouvernance, le respect de l’environnement et des droits humains (les minorités, les femmes, les handicapés, les personnes aux besoins spécifiques) devraient se muer en normes « contraignantes ».

La RSE : un label et une norme à adapter aux « contextes »

Il faut en convenir : la RSE est d’abord un label qui mobilise toute la famille des sciences sociales. Un label en guise de sigle à trois lettres qui a déjà fait l’objet d’une abondante littérature mais dont on dénombre une panoplie de définitions, souvent parcellaires, mais qui converge à voir en la RSE « l’engagement continu des entreprises à agir correctement sur le plan de l’éthique et de contribuer au développement économique, tout en améliorant la qualité de vie de ses employés et de leurs familles, de la collectivité locale et de l’ensemble de la société ». L’amélioration de la vie du plus grand nombre est la visée suprême de l’entreprise. Par-delà cette définition convenue, la RSE se déployait d’abord, notamment dans le contexte anglo-saxon et nord-américain, autour du concept de la social responsability accounting, de business and society2 consécutif au corporate social reporting3. Tout cela pour contraindre les dirigeants des entreprises à rendre compte de leurs agissements et à faire montre d’exemplarité : transparence sur les comptes de la firme, l’efficience de l’impact de l’activité économique sur la société et la mobilisation en faveur d’un eco-audit ou de la certification environnementale. De cet acquis anglo-saxon découleront les trois éléments clés qui forment structurellement l’ossature de ce label.

Le premier a trait à la responsabilité environnementale de l’entreprise : agir économiquement dans le respect de l’environnement. Autrement dit, orienter les investissements vers le moins d’impact néfaste sur l’écologie.

Le deuxième se rapporte au volet sociétal, c’est-à-dire travailler en harmonie avec les parties prenantes, internes et externes, et les amener à faire de même dans une configuration de complémentarité et de responsabilité. Tout investissement « marchand » devrait être socialement responsable.

Le dernier élément réside dans la bonne gouvernance de la firme, c’est-à-dire le top management, qui la rendra exemplaire à l’endroit d’autres organisations, marchandes ou non marchandes. L’horizon d’une telle pratique ambitieuse étant que toutes les composantes de l’entreprise, pas seulement son dirigeant, mais ses « collaborateurs » se pensent socialement responsables tout en adhérant pleinement et consciemment aux missions environnementale et sociétale de l’entreprise.

L’héritage humaniste en support

Se pose dès lors la question du comment « encadrer » la RSE : les anglo-saxons, décidément précurseurs, s’appliquent à structurer la RSE autour de la culture du soft law qui caractérise jusqu’ici le label puisqu’il n’existe pas de lois fermes pour contraindre les entreprises à emprunter la voie de la responsabilité sociétale. Stricto sensusoft law dénote la volonté unilatérale de l’entreprise de s’efforcer déontologiquement à se fixer un cadre contraignant sur la base des chartes ou codes de bonnes pratiques qu’elle a elle-même produits de son propre chef ou sous l’impulsion d’un syndicat, ou encore d’une Organisation Non Gouvernementale. Il faudra donc noter que la responsabilité sociale de l’entreprise est davantage pénétrée d’un idéal humaniste, voire philosophique, car porteuse de valeurs à honorer à la faveur du progrès social, qu’elle n’est une notion juridique faite d’obligations et de sanctions. Empiriquement, l’entreprise serait tenue non seulement à tendre vers cet idéal humaniste, mais au-delà de l’existant, à anticiper rationnellement les risques pour mieux les contourner. Lesquels risques environnementaux et sociétaux sont générés par les mutations socio-économiques, notamment dans le contexte d’une crise quelconque. Cette fonction « prospective » de l’entreprise fait passer la RSE d’une vision « cosmétique » à une posture « stratégique ».

Comme tout concept empli de bonnes intentions, la RSE, nous l’avions souligné, est porteuse des valeurs d’humanisme. Elle est en conséquence confrontée au défi suivant : comment transformer des valeurs en normes écrites et des normes écrites en cultures partagées et validées par le plus grand nombre. L’on connait les normes et les référentiels produits par des instances internationales pour faire de l’entreprise le pivot du développement durable, et de la RSE la voie « rationnelle » pour la prospérité bien comprise de la firme. L’on connait également la constante que la RSE ne devrait en aucun cas être régie par un juridisme astreignant qui aurait supplanté l’idée même du capitalisme. En atteste l’inflation des livres verts ces dernières années, dont le souci est de proposer des recommandations et ouvrir le débat pour que vive une RSE à l’heure de l’économie mondialisée.

La culture paternaliste en arrière plan

Sans prêcher l’universalisme à tout prix, ni le culturalisme de principe, la RSE semble être la fille d’un contexte « paternaliste ». Ce contexte consacre, loi sociologique immuable, l’avènement d’une société industrielle à « division de travail complexe », l’extension même des vestiges de la société agraire, cette irrésistible soif de la coopération et de la complémentarité, nécessaire à la fondation du lien social. À cette aune donc, la RSE ne pourrait se muer en pratiques responsables que dès lors que :

  • les entreprises sont conscientes des risques environnementaux et sociétaux qu’elles encourent et qu’elles font encourir au vivre-ensemble, ce qui suppose la clairvoyance de ses dirigeants, l’adhésion de ses « collaborateurs » et la disponibilité des parties prenantes externes à converger vers cette même perspective (caractère volontaire et durable de l’engagement) ;
  • les entreprises trouvent un écho positif et favorable dans son ancrage « territorial », une sorte d’adéquation entre la démarche RSE prônée et une demande correspondante des populations locales. À cet égard, nous pourrions faire valoir deux propositions : la première est que l’entreprise à « rationalité universelle », s’investit de la mission d’avant-garde en œuvrant à changer la société locale pour l’adapter aux exigences de la RSE. La seconde est de tenir compte de son environnement, de la spécificité locale de son ancrage territorial, et expérimenter en conséquence une RSE à la sauce locale, élastique et pragmatique.

Si l’on tient pour acquis que le tissu économique marocain est dominé par les PME/PMI et si l’on avance l’hypothèse que dans un pays dominé par l’analphabétisme et un déficit de ce qu’il est convenu d’appeler la « culture d’entreprise », la priorité serait aujourd’hui non pas de promouvoir le développement durable, mais de soutenir le développement humain, à savoir sauver l’Homme lui-même en l’éduquant, en le soignant et en le formant à une participation citoyenne et active dans les processus social et politique.

 

Biographie

La responsabilité sociale au cœur des stratégies », Le Monde, le 19 novembre 2012.

CAPRON M., « L’économie éthique privée : la responsabilité des entreprises à l’épreuve de l’humanisation de la mondialisation”, in Economie Ethique n° 7, SHS-/WS/42, UNESCO, 2003.

FREEMAN E. R., « A Stakeholder Theory of the Modern Corporation », in Hartman L. P. Business Ethics, Irwin/McGraw-Hill, 1984, pp. 171-181.

FRIEDMAN M., Capitalism and Freedom, Chicago, The University of Chicago Press, 1962.

« La responsabilité sociale au cœur des stratégies », journal Le Monde, édition du 19 novembre 2012.

Sainsaulieu R. (dir.), L’entreprise : une affaire de société, Presses de la Fondation Nationale de Sciences Politiques, Paris, 1992.

 

  1. Evaluation de la responsabilité sociale.
  2. Affaire et société
  3. Reporting social de l’entreprise
  4.